Propos liminaire
Depuis les années 1960, la méthadone, initialement antalgique opioïde, est utilisé comme traitement de substitution opiacée. À New-York, l’équipe composée de Vincent Dole, Mary Nyswander et Marie-Jeanne Kreek expérimentent cet opioïde à longue durée d’action auprès d’héroïnomanes en situation d’échecs répétés aux cures de sevrage. Sans connaitre encore l’impact de la méthadone sur la mortalité des usagers, la baisse des séroconversions et la réinsertion des usagers, ils postulent que l’administration uni-quotidienne d’une dose de méthadone permet d’éviter les multiprises quotidiennes d’héroïne, engendrant la répétition de périodes de ‘high’ suivies rapidement de symptômes de manque. Cette alternance plaçant les usagers dans la quête permanente de drogues, d’argent et rendant impossible tout suivi médical, ils envisagent la monoprise de méthadone comme permettant de briser ce cycle morbide.
Dès lors, les courbes de Dole et Nyswander justifiaient, sur un plan théorique, l’administration d’une monoprise quotidienne de méthadone à des usagers de drogues, dépendants à l’héroïne. Elles sont encore aujourd’hui largement diffusées, utilisées dans l’enseignement universitaire et lors des formations sur les médicaments de substitution.
Cette logique imparable s’accorde bien avec une théorie selon laquelle la prise répétée de produits, en tant que telle, est addictive. De surcroit, l’arrivée de la substitution nicotinique, un patch par jour pour éviter l’inhalation répétée de shoots de nicotine via la cigarette, confirmait l’intérêt de cette approche, en apparence très biologique et pharmacocinétique.
Elle convient aussi parfaitement avec l’organisation des soins aux usagers : ouverture des centres de soins et créneaux de délivrance supervisée restreints (souvent uniquement le matin), délivrance en milieu pénitentiaire adaptée à une seule prise quotidienne pour limiter les mouvements dans les établissements, délivrance supervisée par les pharmaciens d’officine pas toujours enclins à répéter l’opération plusieurs fois par jour…
De quoi adopter à l’unisson le recours à la monoprise du médicament de substitution opiacée (MSO). La buprénorphine haut dosage (BHD – Subutex®) mise sur le marché au milieu des années 1990 empruntera cette voie royale et confirmera ce recours à la monoprise, depuis les mentions légales du médicament jusqu’au discours promotionnel de la firme. Et pourtant…
Buprénorphine et méthadone, antalgiques opioïdes plusieurs fois par jour…
La méthadone et la buprénorphine ont d’abord été commercialisés comme des traitements antalgiques. Dolophine® aux États-Unis, Temgésic® en Europe, ont précédé l’utilisation de la méthadone et de la buprénorphine en tant que MSO. En France, la méthadone a été utilisée hors-AMM en tant qu’antalgique opioïde de derniers recours, bien avant la mise sur le marché de Zoryon® en 2020 (spécialité à base de méthadone), avec cette fois une autorisation de mise sur le marché (AMM) en bonne et due forme (Vidal, 2020).
Les schémas thérapeutiques antalgiques font appel sans équivoque à des multiprises, au moins trois fois par jour, pour la méthadone comme pour la buprénorphine. Il s’agit pour les médecins ayant recours à ces ‘morphiniques’ de contrôler au mieux la douleur sur 24 heures tout en évitant les pics plasmatiques potentiellement responsables de surdose par dépression respiratoire. Pas question ici de donner une forte dose en monoprise. Le pari est de fractionner la dose en plusieurs prise pour éviter un effet pic-vallée sur 24 heures (trop haut dans les 2-3 heures qui suivent, trop bas dans les dernières heures au bout de la pente d’élimination). L’administration en plusieurs prises écrêtera la courbe pharmacocinétique en ‘dents de scie’, en évitant un pic trop élevé et en limitant les périodes où les concentrations seront trop basses pour être thérapeutiques (plus précisément antalgiques dans ce cas).
Les pratiques des usagers
Sur internet, des témoignages d’usagers (PsychoActif, 2023) relatent des adaptations et fractionnement de leur MSO. Dans la perspective de cet article, nous souhaitions évoquer les conditions de prises et recueillir le ressenti d’usagers suivis en Centre de Soins, d’Accompagnement et de Prévention en Addictologie (CSAPA) – en l’occurrence celui de Brioude – à qui sont confiés plusieurs jours et semaines de traitement de substitution aux opiacés (TSO). Aussi, leurs propos étayent et corroborent les données statistiques en notre possession (données internes du centre).
Il est important de préciser que le CSAPA de Brioude n’assure pas de délivrance de TSO sur place. Les usagers en demande de TSO sont d’abord reçus en consultation infirmière (recueil de données initial et analyse urinaire qualitatif, proposition d’orientation psycho-sociale si nécessaire…). La consultation médicale est fixée ultérieurement, en vue de la prescription du TSO.
Concernant les initialisations par méthadone, après évaluation clinique, les addictologues prescrivent pour 3-4 jours de traitement, délivré en pharmacie de ville, généralement en une fois (les délivrances quotidiennes sont l’exception). Les usagers sont ensuite revus en consultation le jour d’ouverture suivant du centre (soit les lundis, mardis ou vendredis) pour évaluation et adaptation posologique du TSO. Dès stabilisation, si la situation globale de l’usager le permet, les consultations seront plus espacées, ainsi que la fréquence de délivrance (hebdomadaire, tous les 14 jours, et jusqu’aux 28 jours réglementaires pour la méthadone gélule et la BHD).
Posologie de méthadone, répartition sirop-gélules
- • La majorité des usagers se situe entre 20 et 100 mg de méthadone (N=65).
- • 68,7% d’entre eux ont une posologie supérieure ou égale à 60 mg (dont 21,1% avec une posologie supérieure ou égale à 100 mg/jour).
- • La répartition en ce qui concerne la galénique fait apparaitre une forte prédominance de la forme gélule (N=80).
Répartition selon le nombre de prise
Quelques constats s’imposent :
- • Plus d’un tiers des usagers qui fréquentent le CSAPA prend son traitement de substitution en deux fois ou plus (méthadone et BHD confondus).
- • Concernant la méthadone, sur 99 usagers, 63 sont en monoprise et 36 sont en deux prises ou plus.
- • Pour les 19 usagers sous sirop, presque la moitié sont en deux bi-prise.
- • Plus la posologie est élevée, plus le prise est fractionnée (initiative de l’usager ou avis médical).
- • Malgré cela, un quart des patients avec une posologie comprise entre 21 et 60 mg (forme gélule) fractionne la dose.
- • 15 usagers sur 21, ayant une posologie comprise entre 100 et 280 mg/jour (sirop et gélule), fractionnent leur traitement.
Ce que disent les usagers
Homme, 35 ans – 130 mg méthadone gélule (deux prises/jour : 120 + 10 mg).
Consommation associée : tabac / alcool / cocaïne. Aucun traitement associé.
« Je me lève très tôt pour le boulot. Je prends 120mg de méthadone gélule le matin avant d’attaquer la journée. Je garde une gélule de 10 mg que je prends plus tard en fin de matinée car je ressens un coup de fatigue. Ça suffit à me rebooster pour le reste de la journée. Ça le fait vraiment ! Sans… c’est vraiment compliqué. »
Femme, 36 ans – 35 mg méthadone gélule (deux prises/jour : 20 + 15 mg).
Aucune consommation associée. Aucun traitement associé.
« Je suis obligée de prendre en deux fois. J’avais bien essayé de prendre en une fois, mais ça ne l’a pas fait, je ne tenais pas la journée, j’avais des signes de manque, même avec un plus gros dosage de méthadone, j’étais mal quand même. En répartissant matin / soir j’étais mieux, alors j’ai continué comme ça. Et même maintenant, si je décale l’heure de la prise ou que j’oublies une prise, mon corps me le rappel vite. »
Homme, 51 ans – 100 mg méthadone gélule (deux prises/jour : 60 + 40mg).
Consommation associée : tabac. Aucun traitement associé.
« Après des années de consos d’héro, j’ai été sous Subutex durant 20 ans. Mon généraliste de l’époque m’avait déjà conseillé de le prendre en deux fois. Je l’ai écouté et j’ai donc pris cette habitude. Quand je suis passé à la méthadone, naturellement j’ai fait pareil, en deux prises par jour. On est monté progressivement, jusqu’à l’arrêt des consos d’alcool/héro, et jusqu’à ce que cesse l’inconfort et le craving. Je garde aussi cette répartition car je crains d’être en manque en fin de journée si je prends tout en une fois… Je sais que certaines personnes éliminent plus rapidement que d’autres la méthadone, je pense que c’est mon cas. »
Femme, 37 ans – 160 mg méthadone gélule (deux prises/jour : 80 + 80 mg).
Consommations associées : Tabac / THC. Traitements : Antidépresseur / Neuroleptique.
« Je prends ma méthadone en deux fois, matin et soir. J’ai pratiquement toujours fait comme ça. Je n’ai jamais essayé de la prendre en une seule fois car j’ai trop peur de faire une overdose. 160 mg c’est quand même une grosse dose si je dois tout prendre en une seule fois ! Surtout qu’avant je consommais encore quelques traces d’héro, en plus de mon traitement. Il m’arrivait aussi de sniffer mes gélules. Au début de mon suivi, je prenais même en trois fois. Mais dans la perspective de retrouver un emploi, l’équipe médicale m’a conseillé de répartir en deux fois, pour que ce soit plus facile pour m’organiser. J’ai arrêté les consos d’opiacés depuis plus d’un an maintenant, ainsi que le mésusage de mon traitement et j’ai repris une activité professionnelle. Le fait de continuer à prendre ma méthadone en deux fois me rassure, car j’ai peur d’être malade, en manque et de ne pas tenir physiquement et psychologiquement, surtout en fin de journée. Cette répartition me convient, je suis confortable et sereine, je n’ai pas de craving et j’envisage désormais de commencer à diminuer le dosage de méthadone. »
Homme, 59 ans – 60 mg méthadone gélule (deux prises/jour : 20 + 40 mg).
Consommation associée : cigarette électronique. Aucun traitement associé.
« Je prends ma méthadone en deux fois : actuellement 20 mg le matin après le café (6-7h) et 40mg le soir vers 20h30 après le repas. J’ai essayé au début de ma prise en charge addicto de prendre en une seule fois comme me l’a indiqué le médecin. Mais quand je prenais tout le matin, vers les 11h je commençais déjà à ressentir les premiers symptômes du manque et donc je n’étais pas bien (transpiration, coup de chaud/froid…). Ça retentissait sur le boulot, j’étais moins performant, moins agréable avec les gens, moins envie de parler, moins patient, plus irritable… Et j’étais encore plus mal le soir. Et quand je prenais tout le soir j’étais mal le matin et me réveillais trempé dans le lit. J’ai alors commencé à essayer de fractionner seul de mon côté. Je suis resté à 40 mg sirop durant un an et avec cette forme c’était plus facile à repartir. Mais quand je suis passé à une gélule de 40 mg là c’était plus compliqué : je l’ouvrais et répartissais à peu près moitié-moitié le contenu que je mettais dans du papier à cigarette et que j’avalais (en parachute) pour faire en deux fois matin et soir. Après quelques temps j’en ai parlé à mon médecin, en plus j’ai eu des moments compliqués suivis d’un épisode de reconsommation, alors on a augmenté le dosage et du coup j’ai pu répartir plus simplement ma méthadone. Depuis que je suis montée à 60 mg, c’est plus facile et je suis bien plus confortable. »
Homme, 38 ans – 70 mg méthadone sirop (deux prises/jour : 60 + 10 mg).
Consommations associées : tabac / alcool / cannabis. Aucun traitement associé.
« Chaque nuit, je suis réveillé très tôt par d’intenses douleurs à cause de ma hanche. Je prends à ce moment-là un flacon de 60mg de méthadone. Puis, je me lève quand elle commence à faire effet. Je peux sortir promener le chien, puis celui de la voisine, et partir faire quelques courses. Même si je boite, je ressens moins la douleur, en tous cas j’arrive à faire un peu des choses. Je reprends mes 10mg restant qu’en début de soirée, en plus des grandes bières fortes et du shit de l’après-midi en ce moment. Ça m’aide un peu… pour tout ! Mais sans bière ou quand je n’en ai pas assez, je ne peux pas dormir. Avant que je vienne au centre, un pote me filait 40 mg de méthadone quand j’étais sans produit. Ça m’enlevait le chien, c’était assez pour pas être mal. Depuis, avec la méthadone qu’on me prescrit et que je prends tous les jours, j’ai espacé mes consos d’héroïne, j’arrive à m’en passer. Ce mois-ci je n’en ai pas pris par exemple, j’ai préféré mettre mes sous dans du mobilier. Ça m’a également aidé à bien baisser l’alcool, avant j’en buvais une dizaine par jour… Je vois bien qu’il y a un lien, et que ça m’aide.
J’ai réparti en deux fois moi-même, au moment de l’augmentation du dosage et quand j’ai commencé à avoir deux flacons (50mg : 40 + 10). Je crois qu’un jour je n’ai pris que mes 40 mg habituels le matin et mis de côté le reste « au cas où » surement parce que c’était en fin de mois, j’avais plus assez de thunes pour payer mes bières et came, ou les deux… Le soir je n’étais pas bien, j’avais mal, alors j’ai pris mon flacon restant. Et j’ai bien senti que ça me calmait, que ça soulageait quand même mes douleurs, j’étais un peu mieux, assez pour pouvoir dormir. Alors j’ai continué comme ça. Mon médecin me parle de partir en cure de sevrage pour arrêter l’alcool avant de monter plus haut la méthadone, et envisager plus tard une opération. Mais moi je ne veux pas partir, j’ai le chien et tout… c’est inenvisageable. Je reste à 70 mg de métha/jour du coup, même si j’aimerai en voir plus… enfin je ne sais pas… Je fais ce qu’on me dit. Je ne sais pas si en augmentant plus je serais mieux. Pour l’instant c’est comme ça et ma priorité est de trouver un appart plus viable que l’actuel, mais dans ma situation… c’est très difficile. »
Homme, 52 ans – 80mg méthadone gélule (deux prises/jour : 40 + 40 mg).
Consommations associées : tabac / cannabis. Traitements : antidépresseur / neuroleptique / hypnotique.
« J’ai été plus de 14 ans sous buprénorphine, on m’a passé sous méthadone il y a plus d’un an, car j’avais des douleurs partout, je ne dormais plus, j’étais toujours fatigué. Toujours en demande et recherche de traitement efficace, mais sans prendre de stup autres que le cannabis, le reste ça fait longtemps que j’y touche plus ! J’ai commencé par prendre ma méthadone en une prise le matin. J’ai rapidement ressenti un bénéfice sur mon état général, et j’ai pu me stabiliser. Puis j’ai à nouveau enchainé les problèmes de santé, avec des difficultés à accepter les changements qu’ils engendraient en plus de soucis familiaux qui se sont rajoutés, et ça allait de mal en pire… J’étais seul, déprimé, avec des ordonnances de traitements antidouleurs en plus prescrites par mon médecin traitant (tour à tour skenan, tramadol, atarax, gabapentine), ça n’allait plus… Je faisais un peu n’importe quoi avec tous ces médicaments, sans respecter trop les doses. Un jour, j’ai même fait un « coma » seul chez moi dans mon canapé… ou une surdose sûrement, j’ai piqué du nez d’un coup, et me suis réveillé quelques heures plus tard… Je me suis fait peur ! Mon médecin addicto et mon généraliste se sont entendus sur les prescriptions. Depuis 3 – 4 mois, je suis passé à deux prises par jour de méthadone sous conseil de mon addicto, en stoppant le surplus, et en cadrant mieux les prescriptions. Et du coup là ça va mieux, beaucoup mieux. Je suis soulagé au niveau de mes douleurs, et beaucoup plus confortable pour dormir la nuit, je me plains moins. Mon moral c’est amélioré, pour le moment ça va, je suis bien comme ça ! J’ai même de nouveau projet et envisage très sérieusement d’arrêter le shit et le tabac, en tout cas je m’y prépare ! »
En synthèse, nous pouvons déjà identifier qu’il existe différentes raisons conduisant les usagers et les prescripteurs à la prise fractionnée de méthadone / buprénorphine.
- • Crainte de l’overdose avec une forte dose de méthadone en une prise, est exprimée autant par les usagers que par les cliniciens. Une inquiétude d’autant plus légitime en cas de consommations d’opiacés/opioïdes licites ou illicites associées (en plus du traitement de substitution).
- • Pour contrecarrer la somnolence diurne ressentie dans les heures qui suivent la prise de la méthadone, notamment quand la dose est élevée, les usagers répartissement matin / soir leur traitement (avec un impact positif sur la qualité du sommeil).
- • Les métaboliseurs rapides qui, en prise unique, ressentent en fin de journée ou au réveil des signes de manque, révélateurs d’une baisse rapide des taux sanguins de méthadone.
- • La consommation régulière d’alcool, qui accélère le métabolisme de la méthadone, avec un risque d’apparition précoce de signe de manque.
- • Les traitements accélérant le métabolisme de la méthadone, exposant à un risque d’apparition d’un syndrome de sevrage (inducteur du cytochrome P450, notamment 3A4).
- • Gestion de la douleur (aiguë ou chronique) : la méthadone est dans ce cas à la fois médicament de substitution opiacée et antalgique opioïde. Elle doit alors faire l’objet d’un schéma thérapeutique adapté et personnalisé, souvent en trois ou quatre prises par jour (HAS, 2022).
Il faut également considérer la place que l’usager donne à son TSO et l’objectif visé, dans une temporalité qui est celle de l’usager. D’autres raisons sont aussi relatées, tel que la peur d’être en manque (génératrice d’anxiété et de mal-être), ou encore le besoin de ressentir la ‘montée’ plusieurs fois dans la journée (mentionné par les usagers sous méthadone sirop en cherche d’un « effet produit »). Cette reproduction du comportement de consommation peut induire le détournement du mode d’administration du traitement (mésusage) en sniff ou injection par exemple (concerne plus particulièrement les usagers sous méthadone gélule ou BHD).
Nous faisons le constat que malgré les recommandations de prise unique des TSO globalement connus des usagers, ces derniers s’approprient leur traitement en l’adaptant à leur mode de vie et de fonctionnement, en sommes… à leurs besoins ! À une échelle plus large que celle d’un seul centre de soins, combien d’usagers se conforment réellement à la monoprise ? Si certains en discutent aisément en consultation, combien d’autres n’osent pas évoquer leur fractionnement ou passe sous silence (ou sous autres substances) leurs difficultés ?
Quelques publications
Même si la littérature n’est pas prolifique sur le sujet, elle fait état de conditions dans lesquelles la bi-prise semble préférable. Plus que de longs discours, le graphique suivant, nous montre clairement l’intérêt de la bi-prise (Adinoff, 2008).
Il s’agit à l’évidence de limiter la ‘hauteur’ du pic plasmatique qui survient entre 1 et 4 heures après la prise unique (« Post »), tout en évitant un pic plasmatique trop bas en fin de cycle pouvant occasionner l’apparition de signes de manque (« Pre »). Dans le cas ci-dessus, la bi-prise permet de limiter l’effet pic-vallée. Elle maintient le patient dans une zone thérapeutique de ‘confort’ et elle limite le risque d’overdose lié à un pic plasmatique trop élevé. Avec une courbe plus plate, la bi-prise pourrait permettre de mieux contrôler le craving sur 24 heures, à l’instar d’un meilleur contrôle de la douleur sur 24 heures par des multiprises de méthadone ou de buprénorphine utilisées comme antalgique.
Adinoff évoque ainsi l’intérêt de la bi-prise pour les patients qui métabolisent plus rapidement la méthadone (variation génétique des cytochromes P450, 3A4 et 2D6), ceux qui maintiennent une consommation d’alcool (qui accélère le métabolisme de la méthadone) ou encore ceux prennent des médicaments qui ont le même effet (inducteurs métaboliques). Parmi ces derniers, des antirétroviraux, des antituberculeux, mais aussi certains aliments tels que le brocoli, le choux (selon des voies d’élimination mineures), ou encore le goudron présent dans la fumée de cigarette. Dans les mentions légales de la méthadone (RCP), « augmenter la fréquence des prises de méthadone (2 à 3 fois par jour au lieu d’une fois par jour) » est l’attitude préconisée, retenue pas les Autorités de Santé (ANSM).
Enfin, il évoque le cas des femmes enceintes, dont l’hypermétabolisme et l’augmentation du volume de distribution peuvent nécessiter une adaptation de la posologie et une bi-prise. C’est sur ce sujet que la littérature scientifique est la plus fournie, ce qui a pour conséquence des recommandations explicites sur le ‘split dosing’ (Olsen & SAMHSA, 2022), puisque son impact sur la fréquence du syndrome d’abstinence néonatale (SAN) semble lui-aussi bien établi (Flores & Riaz, 2022 ; McCarthy et al., 2015).
Adinoff propose également dans son article le recours à l’analyse des taux sanguins de méthadone, les méthadonémies, lorsque l’augmentation de la posologie n’a pas d’impact sur les signes de manque en fin de journée ou dans la nuit. S’elles sont deux fois plus élevées au pic qu’au résiduel (graphique ci-avant), il propose le recours à la bi-prise plutôt que d’augmenter encore la posologie en monoprise quotidienne. Dans les faits, le recours aux méthadonémies est plutôt rare, la clinique suffit généralement à identifier le profil de métabolisation de la méthadone (lent, normal ou rapide).
Les prises répétées seraient plus addictives et maintiendraient les usagers dans un comportement addictif…
Les prises répétées de substances sont addictogènes quand le pic est rapide, l’effet psychoactif important et le plus rapide possible, et la durée de l’effet courte. C’est ce qu’il se passe avec les fentanyls d’action rapide, dont on connait le potentiel addictif par rapport aux patchs de fentanyl. Mais aussi avec l’héroïne (courbes de Dole et Nyswander ci-avant, en dents de scie). Ce n’est pas le cas avec la méthadone. Son absorption n’entraine pas un pic rapide élevé et rapide, même si les usagers décrivent une ‘montée’, mais sur un temps long (de 30 minutes à 2-3 heures). A fortiori pour des prises à faible dose, répétées dans la journée, comme c’est le cas pour le contrôle de la douleur, l’effet opiacé ressenti est de faible intensité, sans commune mesure avec une prise d’héroïne (injectée, inhalée ou sniffée).
La répartition des prises de méthadone sur 24 heures atténue l’effet pic-vallée, plus encore que la monoprise et, pour cette raison, cette répétition n’est pas plus addictogène que la prise unique quotidienne.
Les cliniciens
Fort heureusement, beaucoup de cliniciens n’ont pas attendu cet article pour préconiser ou prescrire à leurs patients un MSO en 2 – 3 prises par jour. Ou plus simplement à les accompagner dans l’élaboration de leur propre schéma de prise, dans une alliance thérapeutique laissant une place importante à leurs expériences et savoirs.
Pour la méthadone, le métaboliseur rapide est un cas d’école. Dans ce cas, une augmentation de la posologie en monoprise ne permettra pas de substituer convenablement sur les 24 heures (au risque d’engendrer une forte sédation dans les premières heures, des périodes de craving, et des symptômes de manque avant la prise du lendemain). Ainsi, la bi-prise à posologie adaptée est alors plus pertinente.
A fortiori, pour ceux nécessitant des doses quotidiennes de méthadone supérieures à 120 mg par jour, la prise unique d’une telle quantité a de quoi (et à juste titre) faire frémir. Gardons à l’esprit que 120 mg de méthadone correspondent peu ou prou à 240 mg de morphine. Même si on intègre l’idée que la tolérance aux fortes doses d’opioïdes protège relativement du risque d’overdose, on peut aussi être rassurer avec deux prises de 60 mg à 12 heures d’intervalle pour une posologie de 120 mg/jour.
Que dire alors des patients à plus de 200 mg/jour ? Dans une approche de réduction des risques pour des patients avec une telle posologie, le fractionnement parait être également une alternative facile à mettre en œuvre pour limiter le risque d’overdose. Il rassure le médecin prescripteur ainsi que ceux qui délivrent le traitement (dans les structures ou en pharmacie).
Conclusion
La monoprise quotidienne de méthadone en tant que MSO ne s’appuie pas sur des données cliniques ou pharmacologiques. Elle s’est imposée comme une évidence, répondant à des raisons essentiellement structurelles et de praticité organisationnelle. Dans de nombreux pays, cette délivrance supervisée est toujours la règle, comme elle l’est en France en milieu carcéral, dans certaines structures avec hébergement… Et même dans certains centres de soins où la délivrance supervisée quotidienne reste un passage obligé, parfois pendant plusieurs semaines, avant qu’un patient puisse emmener quelques jours de méthadone à son domicile. Bien que nécessaire pour certains usagers rencontrant des difficultés d’observance et de gestion de leur traitement, ce cadre peut aussi être une rigueur souhaitée par les institutions ou les équipes soignantes afin de contrôler et sécuriser la prise effective du traitement.
Evidemment, la finalité de cet article n’est pas de vouloir remplacer un dogme (celui de la monoprise), par un autre dogme (celui du fractionnement de la dose en plusieurs prises), mais de s’interroger sur la pertinence d’un fractionnement, au cas par cas.
En addictologie, l’alliance thérapeutique est un concept fondamental de l’accompagnement, et sous-tend une relation de confiance usager-soignant. L’adhésion thérapeutique sera ainsi facilitée si les objectifs sont partagés, avec un TSO individualisé, en cherchant un rapport bénéfices/risques favorable. A contrario, un schéma thérapeutique trop rigide, à posologie et fréquence de prise non adaptées, peut être source de difficultés et entraîner des conséquences délétères (arrêt du traitement, reprise des consommations d’opiacés, compensation d’un état de manque ou d’inconfort par d’autres produits, perte du lien avec les soins…). Qui sans nul doute, ne sont pas l’intérêt des deux parties.
- Sources
- • Adinoff, B. (2008). Divided Doses for Methadone Maintenance. American Journal of Psychiatry, 165(3), 303-305. https://doi.org/10.1176/appi.ajp.2007.07121944
- • Dole, V. P., & Nyswander, M. E. (1983). Pharmacological treatment of narcotic addiction (the eighth Nathan B. Eddy memorial award lecture). NIDA Research Monograph, 43, 5-9.
- • Flores, C., & Riaz, U. (2022). Maternal methadone split dosing in pregnancy. Heroin Addiction and Related Clinical Problems.
- • HAS. (2022). Bon usage des médicaments opioïdes?: Antalgie, prévention et prise en charge du trouble de l’usage et des surdoses. Haute Autorité de Santé. https://www.has-sante.fr/jcms/p_3215131/fr/bon-usage-des-medicaments-opioides-antalgie-prevention-et-prise-en-charge-du-trouble-de-l-usage-et-des-surdoses
- • Kidorf, M., & Stitzer, M. L. (1996). Contingent use of take-homes and split-dosing to reduce illicit drug use of methadone patients. Behavior Therapy, 27(1), 41-51. https://doi.org/10.1016/S0005-7894(96)80034-7
- • McCarthy, J. J., Leamon, M. H., Willits, N. H., & Salo, R. (2015). The effect of methadone dose regimen on neonatal abstinence syndrome. Journal of Addiction Medicine, 9(2), 105-110. https://doi.org/10.1097/ADM.0000000000000099
- • Olsen, Y., & SAMHSA. (2022, mai 3). Split dose guidance : A letter to state opioid treatment authorities. https://www.samhsa.gov/sites/default/files/split-dose-guidance-sotas-csat.pdf
- • PsychoActif. (2023, mars). Méthadone en deux prises [Forum]. https://www.psychoactif.org/forum/2023/03/02/Methadone-deux-prises_69065_1.html?from=similard
- • Vidal. (2020, septembre 10). Première AMM pour la méthadone dans le traitement de la douleur en France : ZORYON gélule et sirop. VIDAL. https://www.vidal.fr/actualites/25753-premiere-amm-pour-la-methadone-dans-le-traitement-de-la-douleur-en-france-zoryon-gelule-et-sirop.html