Introduction
En France, les Médicaments de Substitution Opiacée (MSO) existent dans la pratique courante depuis le milieu des années 90. Dès 2000, différents rapports et analyses ont établi qu’il y avait un déséquilibre dans la diffusion et l’accès et aux 2 médicaments de substitution, méthadone et Subutex®. Un groupe d’experts nommés par Bernard Kouchner en 2001 (Morel, Lowenstein, Bloch-Lainé, Auge-Caumon) évoque très largement ce déséquilibre en tentant d’en analyser les raisons et les circonstances. Plus récemment, les experts de la conférence de consensus sur le Traitements de Substitution Opiacée soulignent eux-aussi, un accès inégal aux 2 MSO, regrettant par ailleurs que le choix du médicament se fasse plus en fonction de l’endroit dans lequel se trouve le patient, que sur des critères cliniques.
Dans ce contexte, il nous a semblé intéressant d’essayer de discerner des critères de choix de prescription chez les médecins, et ce, en dehors des éléments qui contribuent au décalage qui existe dans la prescription des deux modalités de traitements.
Cette enquête d’opinion auprès de praticiens expérimentés tente de donner un aperçu des pratiques, mais permet également de mettre en lumière des doutes, voire des contradictions.
En milieu d’année 2003, un questionnaire a été remis à des médecins ayant la possibilité de prescrire ainsi que d’initier des traitements par la méthadone et la buprénorphine.
Au total 47 questionnaires ont pu être traités.
Résultats
1. Lieu et cadre de prescription

Les médecins interrogés exercent en majorité en CSST, mais il faut noter qu’ils sont nombreux à exercer également dans des équipes de liaison, et parfois aussi en service hospitalier. Le décompte a reposé alors sur le lieu d’activité principale. Il n’a malheureusement pas été possible de se rendre dans les CSST de prison à l’époque de cette enquête.
Au niveau du cadre accompagnant les MSO, la prescription de buprénorphine dans des structures disposant d’une équipe et d’une logistique adaptées, tend à rejoindre le niveau d’exigence accordé à la méthadone. En effet, la moitié des prescripteurs de buprénorphine (24/47) effectue une analyse urinaire recherchant la présence d’opiacés à l’initiation de ce traitement, alors que le cadre légal ne les y obligent pas.
Une grande majorité (près de 90%) effectue un suivi clinique quotidien ou rapproché en début de traitement et près de 45% d’entre eux effectuent une délivrance quotidienne et contrôlée en début de traitement, se calquant en fait sur les modalités de suivi d’un patient recevant la méthadone.
2. Première intention : buprénorphine ou méthadone ?

60% des médecins prescripteurs considèrent que la buprénorphine est globalement le traitement de première intention et 40% considèrent que c’est plutôt la méthadone qui doit être utilisée en premier. Ces médecins qui sont en pratique utilisateur des deux MSO semblent ainsi avoir une préférence pour une molécule plus souple d’emploi en première intention.
3. Comorbidités psychiatriques
La fréquence des comorbidités psychiatriques chez les sujets toxicomanes s’élève entre 70 et 90% selon les études. Une des problématiques dans ce domaine est de savoir si la pathologie psychiatrique est préexistante et ayant favorisé l’émergence de consommations à risque, ou si la dépendance elle-même et les consommations répétées (ou l’arrêt de celles-ci), créent ou entretiennent une symptomatologie, notamment anxio-dépressive.
3.1. Syndrome dépressif

Sur la proposition d’une indication préférentielle de la méthadone en cas de syndrome dépressif associé, les prescripteurs interrogés sont partagés (50-50). A l’inverse, dans 93,5% des cas, les prescripteurs pensent que la buprénorphine n’est pas plus indiquée que la méthadone dans ce cas.
Ces résultats peuvent témoigner d’une relative insatisfaction de la substitution dans la prise en charge des comorbidités dépressives. De nombreux médecins pensent que dans un syndrome dépressif, d’autres éléments que le traitement de substitution sont à prendre en compte : un éventuel traitement antidépresseur bien sûr, mais aussi le cadre de l’institution, le rétablissement d’un lien social sont des critères retrouvés dans les commentaires.
3.2. Troubles psychotiques

Trois quarts des prescripteurs estiment que la méthadone est plus indiquée que la buprénorphine devant des troubles psychotiques associés à la dépendance opiacée.
On retrouve dans les commentaires la notion d’ « apaisement opiacé » et d’effet antipsychotique de la méthadone, bénéfique sur les troubles anxieux (troubles anxiodépressifs et psychotiques).
Dans le cadre de suivi intensif, corollaire du traitement par la méthadone, la continuité du lien psychothérapeutique et des éventuelles consultations psychiatriques sont plus faciles à instaurer et à pérenniser, permettant une prise en charge globale et adaptée des comorbidités psychotiques.
A l’inverse, on retrouve la crainte d’une mauvaise compliance avec surconsommations de méthadone chez certains psychotiques. Certains médecins préfèrent n’instaurer aucun MSO, en particulier lorsqu’il existe des troubles psychiatriques, un traitement d’emblée de ces troubles étant alors nécessaire (cf. discussion). Et enfin, 10% des prescripteurs, (5/47) pensent que la buprénorphine est plutôt plus indiquée que la méthadone en cas de troubles psychotiques associés.
3.3 Instauration d’un traitement devant des troubles psychiatriques d’intensité modérée

Plus des ¾ des prescripteurs pensent qu’il faut attendre un éventuel effet du traitement de substitution sur des troubles psychiatriques, quand ils sont modérés, avant de les réévaluer et de les traiter éventuellement.
Mais il faut noter que l’analyse fine des questionnaires indique qu’environ 19% des médecins qui sont plutôt d’accord pour attendre l’effet du traitement de substitution sont également plutôt d’accord pour traiter d’emblée… Ce degré de paradoxe est difficilement explicable et laisse à envisager l’existence d’un biais méthodologique.
L’intrication entre effet psychotrope des MSO et effet thérapeutique des médicaments couramment utilisés en psychiatrie n’est pas sans rappeler l’intrication entre symptômes des pathologies psychiatriques et troubles liés à l’intoxication ou au sevrage des différents produits consommés par les usagers de drogues.
4. Durée de dépendance

Dans cette enquête, le seuil au-delà duquel la durée de dépendance a été définie comme longue a été fixé arbitrairement à 10 ans.
Pour une durée de dépendance aux opiacés supérieure à 10 ans, le choix du traitement de substitution se porte plutôt vers la méthadone (60% versus 2%). Pour une durée inférieure à 10 ans, le choix est lui aussi assez tranché, cette fois en faveur de la buprénorphine (51% versus 6%). Dans près de 40% des cas, et quelle que soit la durée de dépendance, courte ou longue, les médecins pensent qu’aucun des deux n’est plus indiqué que l’autre.
De ce fait, il n’est pas étonnant de noter que dans plus de 60% des cas, ce critère soit estimé comme peu important dans le choix de la molécule. Dans les commentaires, certains disent privilégier le profil du patient, son histoire, le parcours de sa toxicomanie, la quantité d’héroïne (ou d’opiacés consommés) et le mode de consommation. D’autres notent qu’il est actuellement rare que des usagers viennent dans un centre avec une ancienneté de 10 ans (ou plus) sans avoir déjà expérimenté un traitement de substitution.
5. Poly-consommations, poly-dépendances

Quand il co-existe une dépendance à d’autres produits ou des poly-consommations, la méthadone est choisie par près de 3/4 des médecins comme paraissant plus indiquée. Parfois, cette opinion est clairement exprimée, davantage en raison du cadre qui entoure la prescription que pour le médicament lui-même. Dans les commentaires, certains prescripteurs proposent un sevrage aux benzodiazépines et à l’alcool en préalable à l’initiation de la méthadone.
D’autres évoquent la nécessité d’une prise en charge psychothérapeutique spécifique du problème de la poly-toxicomanie. Enfin deux médecins évoquent la présence d’alcool dans la méthadone, jugée comme problématique en cas de sevrage alcoolique.
La présence d’une poly-dépendance ou de poly-prescriptions est considérée comme un critère de choix important par une large majorité de prescripteurs (64,5%).
6. Injection

Une grande majorité de médecins (80%) recommande la méthadone pour les usagers de drogue par voie intra-veineuse (UDIV). Les 20% qui ne sont pas d’accord avec cette indication préférentielle n’ont pas fait de commentaires. Ils sont environ 55% à être d’accord avec la prescription préférentielle de la buprénorphine lorsque les usagers de drogue ne sont pas injecteurs. Un seul médecin interrogé considère que la buprénorphine est plus indiquée que la méthadone en cas de compulsion à l’injection.
84% des médecins considèrent comme important ce critère dans le choix du médicament.
7. Grossesse
Près de 80% des médecins préconisent un traitement de substitution à la méthadone chez une femme enceinte dépendante aux opiacés, si elle n’a pas déjà un traitement de substitution.
Par contre, pour une femme enceinte recevant déjà un traitement par la buprénorphine, et si celui-ci est efficace, plus de 80% pensent qu’il faut maintenir la buprénorphine, même si l’AMM, pour l’heure, ne le permet pas. Ces résultats sont en cohérence avec l’étude de C.Lejeune (1), qui conclue que « la buprénorphine haut dosage semble donc bien constituer une alternative raisonnable à la méthadone pour les traitements de substitution des femmes enceintes toxicomanes. Aucune différence majeure n’a été constatée dans le devenir périnatal de ces deux groupes ».
8. Statut socio-professionnel

Une majorité de médecins (64%) pensent que la méthadone est plus indiquée dans le cas d’un patient désocialisé, vivant éventuellement avec d’autres usagers de drogue. La notion de « cadre » et l’attention particulière liée au mode de délivrance interviennent également dans ce choix, selon les commentaires.
Un peu plus de 8% pensent que la buprénorphine est plus indiquée dans cette situation.
Discussion
Dans cette enquête, les critères de choix d’un MSO considérés comme important par les médecins interrogés sont par ordre décroissant :
- le statut par rapport à l’injection,
- le statut socio-professionnel,
- l’existence de poly-consommations, poly-dépendances,
- la durée de dépendance.
On peut toutefois considérer, hormis pour le statut par rapport à l’injection, que pour les autres critères, les écarts sont faibles, et ne permettent pas de dégager un profil évident de patients requerrant plutôt un médicament qu’un autre, selon les médecins interrogés.
La surprise de cette enquête provient essentiellement des réponses assez partagées sur le statut de première intention de l’une et l’autre des deux molécules. Il est un fait qu’aujourd’hui, pour des raisons évidentes de disponibilité, les usagers de drogues reçoivent en premier lieu la buprénorphine dans la majorité des cas, lui conférant un statut de médicament de première intention.
Cette position ‘dans la pratique’ est remise en cause dans l’enquête, puisque 40% des médecins considèrent que la méthadone devrait être considérée globalement comme un traitement de première intention. Et enfin, il semble important de signaler qu’un peu plus de la moitié des prescripteurs répondent de manière identique aux deux questions exprimant un niveau d’accord ou de désaccord indifférent pour chacune des 2 molécules à prescrire. En fait, les médecins interrogés sont une majorité à penser qu’aucun des 2 MSO est plus ‘de premiere intention’ que l’autre, ni moins d’ailleurs.
Ces contradictions apparentes pourraient être expliquées par quelques constatations :
- Certains CSST ne prescrivent pas de buprénorphine. Travaillant alors avec un réseau de médecins généralistes ou par recrutement direct, les usagers de drogues qu’ils reçoivent, ont clairement une demande de méthadone.
- Il est noté dans un commentaire que c’est l’accessibilité et l’effet du cadre légal qui positionnent la buprénorphine en première position ; mais ce n’est pas une indication clinique. C’est l’une des indications des conclusions de la conférence de consensus.
- La faible proportion d’usagers naïfs de tout traitement de substitution rendant caduque la notion de première intention.
Concernant la préférence des prescripteurs en cas de comorbidités psychiatriques, si elle est nettement en faveur de la méthadone en cas de troubles psychotiques, l’écart n’existe quasiment plus quand il s’agit de syndrome dépressif. Par ailleurs, l’idée de différer la mise en place d’un MSO en cas de troubles psychiatriques a été récemment battue en brèche par l’important travail du Pr Icro MAREMMANI (3), qui préconise d’emblée, au regard de la littérature internationale et de son expérience clinique, une approche intégrant la mise en place rapide du MSO et le traitement de la pathologie psychiatrique.
Conclusion
Les résultats de cette enquête, qui n’a pas l’exhaustivité et la méthodologie nécessaire à identifier les profils répondeurs des deux MSO, ont toutefois le mérite de souligne l’ambiguïté et la difficulté qu’il peut y avoir à définir un modèle de ‘première intention’ ou de ‘seconde intention’ pour l’un ou l’autre des médicaments de substitution opiacée.
C’est l’histoire du ‘modèle français qui a imposé le Subutex® comme médicament de première intention plus que des positions d’experts, et il suffit de voir ce qui se passe dans de nombreux pays voisins (Suisse, Belgique, Allemagne, Italie,..) pour se convaincre que si l’Histoire avait été autre, il en serait probablement autrement.