Ndlr : Nous publions ici le contenu de la lettre que notre ami et lecteur a adressé à la présidente de la MILDECA de l’époque. Celle-ci a depuis été remplacée par Nicolas Prisse qui l’aurait reçue s’il avait été en poste fin 2016.
Madame la Présidente,
Lundi 28 novembre (2016), j’étais à la Cité des Sciences pour assister à la journée « Médiation » organisée par la MILDECA. Il s’agissait d’entendre des scientifiques engagés dans des recherches autour des addictions, soutenus par la MILDECA.
Mardi 29 novembre, j’étais dans mon bureau pour recevoir madame E et ses problèmes avec l’alcool et ses médicaments, puis monsieur L, addict de la séduction, mademoiselle U, entre son cannabis et ses troubles des comportements alimentaires, madame S et sa cocaïne, monsieur R … Ils et elles ont pris rendez-vous avec le médecin généraliste addictologue. Ils et elles viennent pour la première fois ou la centième fois parce qu’ils ont trop bu, trop fumé, trop perdu, et parce qu’ils ont besoin de dire quelque part leurs douleurs, leurs histoires, leurs avancées et leurs régressions, parce qu’ils attendent de l’aide.
Lundi 26 décembre, j’ai du temps pour mettre de l’ordre dans mes notes et revenir aux sources avec Spinoza :
« Comment et par quelle voie doit-on parfaire l’entendement ? Quel art prend soin du corps pour qu’il puisse convenablement s’acquitter de sa fonction ? Ce n’est pas l’affaire ici, le second point regarde la Médecine, le premier la Logique. » Spinoza, l’Éthique, Ch. V
Les addictions sont des antithèses sociales, psychiques et somatiques. Dans mes consultations le produit n’est que l’introduction ou la conclusion, le plat de résistance est composé des violences subies dans l’enfance, des deuils, des exigences démesurées ou irrationnelles, de non-dits, de séparations, de viols et d’incestes… des générations de frustrations, de traumatismes et malentendus. Souvent, il s’agit aussi de dysfonctions plus pathologiques, de bipolarité, de schizophrénie, d’autisme ou de perversion. Chaque patient, chaque consultation est une nouvelle histoire unique et exceptionnelle. Chaque consultation est un cadre de soin.
Comme beaucoup de généralistes, j’ai découvert le traitement des addictions à la suite de l’arrivée du sida, dans les années 90. Jean Carpentier, nous a appris où mettre l’attention dans le discours de nos patients. Il s’agissait de personnes dépendantes de l’héroïne, nous avons élaboré des traitements, avec des médicaments efficaces pour substituer et accompagner. Dans les années 2000, pour faire face aux problématiques de l’alcool, j’ai fait deux années d’études en addictologie. Le meilleur enseignement est venu ensuite, face aux montagnes de difficultés que nous, soignants, rencontrons avec nos patients, Éric Hispard, un de mes enseignants, m’a rappelé que la méthode idéale de soins et le traitement de la plupart des addictions restaient à établir.
Les sciences présentées dans la journée « Médiation 2016 » reconnaissent l’importance de s’occuper des toxicomanies des rues, de mettre en place des salles de consommation à moindres risques (SCMR), et de l’urgence de les développer. Le Prix de la MILDECA récompense le travail fait sur les addictions comportementales. La voie des comportements doit d’être approfondie, sortir du cadre étriqué du behaviourisme pour entendre ce que nous portons et comment nous portons. Eclairés par de nouvelles données des sciences, nous devons relire nos comportements sociaux et individuels, travailler sur la physiologie et l’anatomie de ce que nous portons et comment nous portons.
La pierre angulaire des experts en addictologie, exposée comme modèle des connaissances, survit : « Le Système de Récompense » est une hypothèse neurobiologique sponsorisée par des traitements médicamenteux. L’acte de naissance de l’addictologie dans les années 90 a été l’utilisation des agonistes opiacés. Le débat entre antagoniste et agoniste montre la morale dormante, le traitement punition préféré au traitement récompense. Dans la revue Nature, Ernst Ferh (1) a publié en 2002 une démonstration des fondements de la cohésion sociale, nommée « la punition altruiste ». Il s’agit des pressions que les individus exercent sur les autres, de la pression sociale. Les pressions de la morale sont fondées sur la punition, non sur la récompense.
Les addictions expriment un empilement de douleurs aux antipodes de toute récompense. La théorie de la récompense depuis 20 ans fait écho aux fondements de la manipulation des psychés mise en œuvre par Edward Bernays (2) en 1928 : le marketing, créer des besoins en évoquant les plaisirs. Bernays a fait fumer les femmes en évoquant une sexualité machiste. Le système de récompense fonctionne à plein pour le marketing, pour mettre en valeur le bonheur des cigarettes, des alcools, des boissons sucrées, des nourritures et autres comportements addictifs. Les addicts ne viendraient pas consulter si le système de récompense fonctionnait.
Les sciences disent qu’il faut davantage étudier le cerveau pour y trouver les molécules manquantes et celles qui vont les remplacer. Freud y pensait, Laborit en était l’artisan convaincu. La science sponsorisée par les lobbies industriels produit des molécules et des concepts thérapeutiques… Quelles sont les molécules honnêtement efficaces ? La question est biaisée si les professeurs enseignant la médecine ou la psychiatrie sont les représentants du commerce des laboratoires pharmaceutiques. Des manœuvres d’illusionnistes font croire que les benzodiazépines sont des anxiolytiques, des myorelaxants ou des somnifères. Occultée pendant 30 ans, la propriété essentielle des benzodiazépines, l’amnésie, est énoncée depuis les années 2000. Les médecins et la médecine sont pris au piège de la molécule et des concepts addictifs : l’anxiolyse et les benzodiazépines. L’expression qui définit la prescription des médicaments antidépresseurs est aussi déroutante : ‘’les dépressions majeures, c’est à dire caractérisée’’ ; dès lors, quelle tristesse attend surtout une attention, quel deuil n’est pas une maladie, quelle séparation est supportable ?
Pierre angulaire des soins, les formes que nous donnons à nos comportements, à l’objet de nos attentions et à notre dialogue. Dans les années 90, le monde anglo-saxon a été bousculé par le mouvement du ‘’Patient Empowerment’’. Il s’agissait d’étudier les comportements et les modes de communication entre patients et soignants (3). En France cela a produit la ‘’Loi (4) sur l’information des malades ’’ (5). Aborder les addictions par la biologie produit la relation la plus restreinte qui existe, la relation instrumentale, la pathologie est un objet à traiter, la personne ‘’un malade (6) ’’. A l’opposé, le modèle délibératif, donne la place à un dialogue, à entendre les valeurs du patient, aux couches de son histoire. Les données évoluent, il est possible de consulter le corps, les mémoires, de méditer. De nouvelles techniques autorisent d’aborder les traumatismes et de les guérir (dans le sens de protéger).
En 2014, un Prix Nobel (7) a été attribué aux découvreurs du système de positionnement cérébral. L’organe de la localisation a été découvert, son anatomie et sa physiologie. ‘’Où je suis’’ est en lien avec les mémoires structurées depuis le début de la vie. Nous naviguons de balise en balise. La localisation est discontinue. Combien de centimètres ou de kilomètres séparent le fumeur de son poumon, le buveur de son foie, le joueur de son économie ? Ce Prix Nobel apporte une pièce majeure au puzzle de la psyché, un organe dit ‘’Où je suis’’ et ‘’Où je ne suis pas’’. ‘’Où je suis’’ est lié aux schémas cognitifs, les origines, les évènements de la vie, les traumatismes y ont des marques profondes. ‘’Où je ne suis pas’’ est libre et autonome, la liberté n’est pas conditionnée à un objet.
L’addiction s’explique. Il existe une fonction qui dit ‘’OÙ’’, il n’existe pas de fonction qui dit ‘’QUAND’’. L’addict va de remplissage en remplissage, vers un schéma du bonheur qui ne contient pas le bonheur. L’inconscience, au sens propre du mot, se trouve entre deux balises, ni vide, ni remplissable.
Spinoza l’Ethique, Partie V Ch.42 :
« La béatitude n’est pas le prix de la vertu, c’est la vertu elle-même, et ce n’est point parce que nous contenons nos mauvaises passions que nous la possédons, c’est parce que nous la possédons que nous sommes capable, de contenir nos mauvaises passions. »
Les addictions remplissent des failles de notre culture et de notre organisation sociale. Où se trouvent les disciplines qui s’occupent de la santé de la psyché ? Les addictions confirment la volatilité des psychés. Le soin ne peut se résumer à une prescription. Il nous reste un important travail à effectuer sur l’édifice après la revue que nous venons de faire des fondations.
Veuillez recevoir, Madame la Présidente, mes respectueuses salutations,
Paris, le 17 janvier 2017
Notes
- (1) Fehr Ernst & Gächter Simon. Altruistic punishment in humans. Nature 415, 137–140 (2002)
- (2) Bernays Edward. Propaganda 1928, Comment manipuler les foules en démocratie, Ed. La découverte, 2007
- (3) Four models of the physician patient relationship J. Emanuel, L Emanuel ; Journal American. Medical Association (JAMA) April 1992 Vol. 267, N° 16
- (4) Les droits des malades et des usagers du système de santé, une législature plus tard 01/03/2007 (Chaire santé de Sciences Po et le Collectif interassociatif sur la Santé) Henri Bergeron
- (5) Jaunait A., Comment peut-on être paternaliste? Confiance et consentement dans la relation médecin-patient, Raisons politiques, 2003, n° 11, p. 59-79
- (6) Journe B. Hartley S. “Que dit-on au ‘’malade’’ en France”, European Association for Communication in Health Care (EACH) Congrès de Bâle 2004
- (7) Moser MB. Mapping your every move. Cerebrum. 2014 Mar-Apr; 2014: 4. Published online, 2014.