Résumé
Un patient sous traitement de substitution a présenté une anémie importante. L’étiologie est suggérée par l’interrogatoire et confirmée par la suite : saignements itératifs liés à la pratique d’injection de la cocaïne. Ce cas nous a amené à chercher une confirmation chez d’autres patients dans un travail de thèse de Médecine. L’injection de cocaïne (et essentiellement celle-ci) semble bien être à l’origine de l’anémie. La publication dans le Flyer a pour objectif de sensibiliser les intervenants en addictologie et éventuellement à trouver des cas nouveaux suffisamment nombreux pour une publication avec plus de patients.
Observation initiale
Il s’agit d’un patient pris en charge en 1995 en cabinet de ville à la quarantaine. Il a un bon travail et tout le salaire passe dans l’héroïne. Suit une longue histoire de « tentatives de sevrage », en clair des baisses de substitution suivies d’augmentation de la consommation d’héroïne, injection de Temgésic injectable (origine hôpital), Temgésic sublinguaux, Subutex (buprénorphine haut dosage) à partir de février 1996 avec des doses régulièrement insuffisantes par choix du patient. Au bout d’un an, l’injection de Subutex devient courante, avec des hauts et des bas.
L’injection est régulièrement abordée en consultation, mais les prises de sang demandées ne seront pas réalisées en raison de la difficulté supposée et redoutée pour trouver les veines. Il y a peu de consommation de cocaïne (produit cher), mais elle est toujours injectée, la plupart du temps en association avec l’héroïne. Des abcès (associés à l’injection de Subutex) apparaissent plusieurs fois. Le passage à la méthadone évoqué régulièrement va prendre du temps : 3 ans avant de l’acheter au noir et quelques mois pour enfin réaliser le passage par le centre pour la primo-prescription avec quelques mois de suivi, puis retour en suivi de ville.
La cocaïne devient un problème par sa fréquence, ses effets et son coût. La principale cause de cette importante consommation est une facilité d’approvisionnement et l’effet très atténué de l’héroïne en raison du traitement méthadone.
La situation sociale se dégrade, l’état de santé aussi. Le patient maigrit, se plaint d’asthénie de plus en plus importante qui devient très problématique au travail et le bilan d’asthénie confirme l’anémie.
En 3 années, il y aura 4 contrôles sanguins avec à chaque fois la mise en évidence d’une anémie ferriprive. La première année en bilan de ville avec une hémoglobine à 12,3 g/l. Quelques mois plus tard, une hospitalisation est programmée dans un service d’addictologie. L’anémie est ferriprive avec une hémoglobine à 9 g/l sans étiologie évidente. Après quelques mois de traitement par fer, un contrôle montre 8,9 g/l. Un nouveau bilan digestif est sans particularité.
Un jour, à la question : « racontez comment se passent les séances d’injection de cocaïne » La réponse est éclairante : je me pique le soir, 7 voire 8 fois la nuit, je ne trouve pas de veine. Je pique et à chaque fois ça saigne. Je cherche les veines. Quand je suis avec des copains, eux, ils sont choqués de tout le sang qu’il y a partout. C’est une vraie boucherie.
L’hypothèse est posée : et si l’anémie était due à l’injection répétée et hémorragique de cocaïne ?
Mais ça ne suffit pas pour cesser l’injection de cocaïne : il faudra encore attendre 3 mois pour une hospitalisation de 15 jours en psychiatrie pour tentative de suicide avec injection intrajugulaire de cocaïne. L’hémoglobine est à alors 8,6 g/l.
Illustration : aiguille restée en para-jugulaire.
L’évolution du patient resté en soins, en passant par une augmentation de la méthadone et bien sûr un accompagnement adapté, confirmera l’hypothèse par la normalisation de la situation après arrêt des injections de cocaïne. Aujourd’hui, le patient est stabilisé et il n’y a plus d’anémie.
Observations complémentaires
A la suite de cette observation est revenu le souvenir d’un autre patient, SDF et totalement à la dérive, connu comme injecteur de cocaïne : anémie à 3,3 g/l (!), hospitalisé et transfusé, il quittera l’hôpital très rapidement, mais sera revu en hospitalisation lors d’un nouvel épisode quelques mois plus tard avec 6,3 g/l. Le bilan étiologique, cette fois réalisé, sera totalement négatif et le patient perdu de vue.
Une interne, Anhthy CHU, a décidé de réaliser sa thèse sur le sujet pour appréhender les mécanismes d’anémies ferriprives chez les injecteurs de cocaïne à bilan classique normal.
La recherche dans la littérature a été décevante avec une seule petite référence : « An unusual cause of iron deficiency anaemia in an intravenous drug user”. Younis et al. rapportent en 2000 un cas d’anémie ferriprive chez un injecteur d’héroïne. Il s’agit d’un patient de 40 ans ayant des antécédents de polytoxicomanie hospitalisé pour une jambe douloureuse. Le bilan révèle alors une anémie sévère à 4,3g/dL, ferriprive. Le bilan étiologique de l’anémie revient négatif et l’hypothèse est une anémie par injections répétées en intra artériel à l’origine de pertes de sang importantes. Les auteurs rappellent qu’il faut également tenir compte de la malnutrition chez ce patient, mais la perte répétée de sang en raison d’injections peut aussi être à l’origine de déplétion importante et est un diagnostic différentiel possible d’anémie ferriprive. L’injection de cocaïne n’est pas mentionnée, mais ce n’est évidemment pas une certitude d’exclusion.
Et si finalement cette situation n’était pas aussi « unusual » ?
Pour la thèse, l’interne a alors entrepris de détailler les dossiers des deux patients et d’effectuer des entretiens avec d’autres injecteurs de cocaïne (6 en tout) pour mettre en évidence des éléments de confirmation.
Les entretiens avec les patients confirment que les injections peuvent être très hémorragiques, et plutôt celles de cocaïne.
Verbatim
Entretien avec M.X3 et sa compagne Mme Z1, amis du patient principal
M.X3 : « c’est un cercle vicieux, vous avez piqué 4-5 fois, le sang a coulé sur les jambes, par terre. La montée dure pas longtemps, 10 minutes, 15 minutes. »
A propos de sa compagne : « Ouais, elle s’en met partout… Ça m’écoeure il y a des grosses saignées. Faut essuyer par terre, changer le T-shirt. Surtout quand elle a piqué à différents endroits et que ça coule, quand elle fait son pet, elle n’a pas le temps d’essuyer. Après elle est en pleine montée, elle n’essuie plus. »
A propos du patient principal : « Il pissait le sang, il y en avait partout sur les murs, le plancher, ça giclait même sur les plafonds. Son T-shirt était plein de sang, il se piquait au moins 20 fois. »
Mme Z1 : « si on perd le produit, on perd tout, alors saigner, c’est anecdotique. »
Entretien avec M.X4 qui ne connaît pas les précédents
A propos de la consommation de cocaïne : « c’est quelque chose de bien, mais ça ne dure pas l’effet, faut toujours en reprendre. C’est la montée que je cherche à chaque fois, elle dure quelques secondes. Des fois, je piquais 15 à 20 fois avant de réussir, quand je faisais beaucoup de fois, je ne voyais plus mes veines. Je saignais beaucoup et ça coule. Avec 1g, je faisais une dizaine de shoot, des fois, je tapais 5g dans la nuit, toutes les 5, 10, 15 minutes. »
« Avec l’héroïne, ça coule moins, je ne sais pas pourquoi avec la coke ça coule autant. Si on oublie de nettoyer, ça coule partout par terre. Ça peut faire des petites flaques. »
Entretien avec M.X5
« Mon frère pouvait rester 10 minutes, 15 minutes avec l’aiguille dans le bras pour essayer. Il pissait le sang, il se charcutait à fond. Avec la coke, on le sent deux minutes, c’est vachement bon. Si la montée, elle est bonne par contre la descente, c’est autre chose ! Tous ceux qui consomment de la coke, c’est le carnage ! Moi, je faisais une petite dizaine la nuit et les autres en faisaient 30 la nuit. »
Il se confirme ainsi que l’injection de cocaïne est une cause possible d’anémie ferriprive.
Trois phénomènes semblent contribuer à la perte de sang :
- Peur de la descente avec nécessité d’injecter de nombreuses fois jusqu’à épuisement des stocks de cocaïne disponible.
- Effet anesthésiant de la cocaïne.
- Possible effet antiagrégant plaquettaire de la cocaïne à certaines concentrations.
Le volume sanguin perdu est difficile à évaluer, probablement de l’ordre de plusieurs ml par soir.
Conclusion
On retiendra que devant une anémie ferriprive dont le bilan étiologique est négatif, il peut être utile d’évoquer la consommation de cocaïne en injection et qu’à l’inverse, l’anémie est à rechercher chez les patients injecteurs de cocaïne : « on a constaté que certains injecteurs de cocaïne saignent beaucoup. Pensez vous que ce pourrait être votre cas ? »
Quelques situations comparables permettraient une publication mieux documentée.
Bibliographie
- BRONNER Claude, CHU Anhthy. Une complication méconnue de la cocaïne : anémie ferriprive secondaire aux injections itératives de la drogue. A propos de 2 cas cliniques et 7 entretiens. Thèse de médecine. Strasbourg 2010. Poster aux ateliers de pharmacovigilance 2011 à Biarritz.
- Younis N, Casson IF. An unusual cause of iron deficiency anaemia in an intravenous drug user. Hosp Med. 2000 ; 61(1) : 62-63.