Dans un article récent publié dans Addictive Behaviors (Sep; 120 (2021)), Anke Snoek et al. montrent l’importance de prendre en compte la honte et la culpabilité pour un chemin de rétablissement d’un comportement addictif. Cet article évoque aussi les modalités de la prise en charge thérapeutique à développer.
Référence : Managing shame and guilt in addiction: A pathway to recovery, Anke Snoek, Victoria McGeer, Daphne Brandenburg, Jeanette Kennett, Addict Behav. 2021 Sep;120:106954. doi:10.1016/j.addbeh.2021.106954
Depuis les années 1990, il est bien connu que les émotions issues des difficultés à gérer des situations constituent des facteurs à prendre en compte pour le rétablissement du patient souffrant d’un comportement addictif. Parmi ces émotions, on peut identifier : la honte et la culpabilité.
La culpabilité peut jouer un rôle favorable pour un changement chez un patient alors que la honte peut constituer un facteur freinateur ou défavorable pour un changement. Il est donc important que les soins portant sur le rétablissement de sujets souffrant de comportement addictif aient une attention particulière sur ces deux émotions.
Il faut d’abord bien distinguer la honte de la culpabilité, au niveau de deux dimensions constitutives : l’intention, et la motivation (Dearing et al., 2005 ; Leith and Baumeister, 1998).
Au niveau de l’intention, la culpabilité s’attache plus à une action, alors que la honte est plutôt relative à la personne. La culpabilité est souvent en lien avec des actions à dimension sociale alors que la honte, elle, apparaît plus dans un contexte de violation des valeurs propres de l’individu.
Plusieurs études ont montré que la propension à la honte est un facteur potentiel de développement d’un comportement addictif, alors que la propension à la culpabilité constituerait plutôt un facteur protecteur (Dearing et al., 2005 ; Stuewig et al., 2015 ; Treeby et al., 2018). Cela pourrait avoir des conséquences dans l’orientation des soins, car « la moralisation » de ceux-ci pourrait avoir un effet protecteur en favorisant la culpabilité, alors que le facteur de honte doit faire l’objet d’une attention particulière pour essayer d’en diminuer l’intensité.
Cependant, l’interprétation de ces résultats doit appeler à la prudence. En effet, les échelles d’évaluation les plus utilisées sont la TOSCA (Test of Self Conscious Affect) ou sa version antérieure la SCAAI (Self Conscious Affect and Attribution Inventory).
Or ces deux échelles ont été critiquées car elles auraient tendance à mesurer les formes adaptatives de la culpabilité et les formes dys-adaptatives de la honte (Luyten, Fontaine and Corveleyn, 2002).
Ces échelles devraient normalement permettre de distinguer ces deux émotions. Or dans des travaux récents (Harris, 2003), il a été montré que ces deux émotions apparaissent de manière simultanée, ou que chez certains sujets elles seraient confondues.
D’autres études se sont intéressées à la dimension positive de la honte (Gausel et Leach, 2011 ; Gausel et al., 2012, …). Ces auteurs ont montré qu’un sentiment de honte anticipé pouvait prévenir l’apparition d’un comportement d’égarement, de dispersion.
Dans le travail d’Anke Snoek et al., les auteurs montrent que la culpabilité et la honte constituent une réponse émotionnelle au sentiment d’échec personnel, que le sentiment de honte n’est pas toujours associé à une perte de chance pour le rétablissement, et que la culpabilité n’est pas toujours un facteur favorisant le rétablissement. Ils proposent alors un nouveau schéma d’analyse.
Pour ces auteurs, ces deux émotions peuvent être distinguées par le fait que dans la culpabilité, les sujets sont plus centrés sur les aspects problématiques de leurs comportements, alors que dans la honte, ce sont plus leurs propres attitudes qui donnent sources à ce sentiment. Mais, et c’est un élément apporté par ce travail, le profil de motivation engagé dans le sentiment de honte (évitement, déni, …) serait assez similaire à celui rencontré dans la culpabilité. Par conséquent, et c’est leur hypothèse, il y aurait un autre facteur intervenant dans le comportement social, pour une orientation soit vers un versant anti social, soit vers un versant social.
Ce facteur serait le sentiment de critique de soi-même, et de manque, de défaut par rapport à cette critique. On observe qu’il n’est pas nécessaire d’avoir des personnes qui nous critiquent mais nous-mêmes, nous pouvons nous critiquer sur notre responsabilité, sur notre comportement, intensifiant secondairement à la fois le sentiment de honte et celui de culpabilité.
Mais que signifie expressément ce sentiment d’auto critique ?
Il s’agit de sentiments hostiles par rapport à la personne critiquée. On perçoit l’importance de pouvoir travailler avec les patients sur cette auto critique en développant une version sans hostilité. C’est ainsi que des approches thérapeutiques sur une relation honnête et transparente vis à vis de soi-même (Rogers, 1957), ou sur une dimension de respect de soi (Strawson, 2008 ; McGeer, 2011) ont été proposées.
Cependant, il faut aussi préciser que ce sentiment hostile par rapport à soi peut apparaître sous deux modes : soit destructeur, soit constructeur. Le mode destructeur s’observe chez des patients se condamnant eux-mêmes.
Ils sont souvent fermés à eux-mêmes, pas toujours accessibles. Les sujets au profil constructeur, à l’opposé, vont faire appel à d’autres personnes pour sortir de leur faute, par exemple en demandant pardon, ou en s’observant, et en essayant de changer par eux-mêmes. C’est par conséquent un message d’espoir possible pour eux, qu’ils soient acteurs de leur propre changement, et non pas des agents passifs de leur changement.
On vient de montrer que le sentiment d’hostilité par rapport à soi-même est sous-tendu par deux aspects : destructeur ou constructeur. Il est donc important d’essayer de modifier l’aspect évolutif d’un patient en essayant de le conduire du mode destructeur vers le mode constructeur/altruiste.
L’élément à prendre en compte est l’empathie. A la fois les philosophes et les psychologues insistent sur l’importance de l’empathie dans la capacité à développer des capacités adaptées, dont la capacité empathique à la réponse à des personnes souffrantes. Baumeister et al. retrouvent l’empathie comme source à un sentiment de culpabilité (Baumeister et al., 1994). Les auteurs pensent que l’empathie peut être à l’origine d’un sentiment de honte. Mais la honte comme la culpabilité peuvent empêcher un mouvement d’empathie quand elles sont sur un mode d’auto-punition.
Il apparaît donc qu’une réponse empathique envers les autres vient en regard d’une réponse empathique envers soi-même, pour ses propres sentiments de culpabilité et honte.
Cela a pour conséquence que le patient peut reconnaître ses propres dysfonctionnements comme possibles de changement. C’est à dire que le patient n’est plus figé dans un comportement, dans des attitudes inévitables, se répétant à l’infini. Il redevient acteur de lui-même, dans son mouvement de rétablissement.
Alors comment essayer d’aider un patient ?
Les auteurs proposent « la narrative therapy », que l’on pourrait traduire par la thérapie du récit de vie. On demande aux patients de raconter leur vie passée, de trouver dans cette vie passée des éléments permettant de soutenir l’hypothèse que la personne qu’ils veulent être a déjà existée dans le passé. Ainsi, ils retrouvent une capacité à agir sur eux-mêmes, en écartant les dysfonctionnements et en construisant de nouvelles expériences avec leur propre et nouveau potentiel.

Dans cet article, les auteurs soulignent que les outils thérapeutiques permettant le rétablissement sont intéressants mais que ceux-ci doivent être « morally valuable », c’est à dire doivent avoir une dimension éthique. Et cela peut s’exprimer par le souci que les patients doivent avoir d’eux-mêmes ; par l’attention qu’ils doivent porter aux autres ; et par l’écoute de ce que disent les autres sur eux-mêmes.
L’empathie peut constituer une modalité à travailler avec les patients pour accéder à cette internalisation d’autrui, à ce souci d’autrui, à ce souci éthique.
Bibliographie
- Baumeister R.F., Stillwell A.M., Heatherton T.F., Guilt: An interpersonal approach, Psychological Bulletin, 115 (2) (1994), pp. 243-267
- Dearing R. L. , Stuewig J. , Tangney J. P., On the importance of distinguishing shame from guilt: Relations to problematic alcohol and drug use, Addictive Behaviors, 30 (7) (2005), pp. 1392-1404.
- Gausel N., Leach C.W., Concern for self-image and social image in the management of moral failure: Rethinking shame, European Journal of Social Psychology, 41 (4) (2011), pp. 468-478.
- Gausel N., Leach C. W., Vignoles V.L., Brown R., Defend or repair? Explaining responses to in-group moral failure by disentangling feelings of shame, rejection, and inferiority, Journal of Personality and Social Psychology, 102 (5) (2012), pp. 941-960.
- Harris N., Reassessing the dimensionality of the moral emotions, British Journal of Psychology, 94 (4) (2003), pp. 457-473,
- Leith K. P., Baumeister R. F., Empathy, shame, guilt, and narratives of interpersonal conflicts: Guilt-prone people are better at perspective taking, Journal of Personality, 66 (1) (1998), pp. 1-37.
- Luyten P., Fontaine J.R.J., Corveleyn J., Does the test of self-conscious affect (TOSCA) measure maladaptive aspects of guilt and adaptive aspects of shame? An empirical investigation, Personality and Individual Differences, 33 (2002), pp. 1373-1387,
- McGeer V., Co-reactive attitudes and the making of moral community, Robyn Langdon, Catriona Mackenzie (Eds.), Emotions, Imagination, and Moral Reasoning (1st ed.), Psychology Press, New York, NY (2011)
- Rogers C. R., The necessary and sufficient conditions of therapeutic personality change, Journal of Consulting Psychology, 21 (2) (1957), p. 95.
- Strawson P. F., Freedom and Resentment, Freedom and Resentment and Other Essays, Routledge, New York (2008), pp. 1-28
- Stuewig J., Tangney J. P. , Kendall S. , Folk J. B. , Meyer C. R. , Dearing R. L., Children’s proneness to shame and guilt predict risky and illegal behaviors in young adulthood, Child Psychiatry and Human Development, 46 (2) (2015), pp. 217-227,
- Treeby M. S., Rice S. M., Cocker F., Peacock A., Bruno R., Guilt-proneness is associated with the use of protective behavioral strategies during episodes of alcohol use, Addictive Behaviors, 79 (2018), pp. 120-123,
Les Personnes Utilisatrices de Drogues (PUD) confrontées aux risques de stigmatisation du système de santé ! par Pascal Millet et Pierre Chappard, pour l’équipe de Psychoactif
Un article du Flyer N°81 (ci-dessus), disserte de la honte et de la culpabilité des PUD (Personnes Utilisatrices de Drogues), des émotions qu’il faudrait prendre en compte pour un chemin de rétablissement d’un comportement addictif.
Nous y sommes d’autant plus sensibles qu’une grande partie des PUD qui viennent sur Psychoactif sont imprégnées de culpabilité et de honte, ce qui les empêche de vivre correctement et dignement leur consommation de drogues.
Si il fallait encore le démontrer, un sondage récent sur PA montrait qu’une majorité de répondant.e.s PUD indiquait une mauvaise opinion d’elles-mêmes et d’eux-mêmes.
Toutefois, l’erreur de cet article est de considérer que la honte et la culpabilité des PUD sont normales chez les PUD. Il faut rappeler que le sentiment de honte et de culpabilité est d’abord relié à des facteurs sociaux. Des décennies de désinformation et de stigmatisation ont créé dans la société une image systématiquement négative des PUD. Ce sont les mêmes processus qui font qu’à une période pas si ancienne, les femmes étaient réputées « intellectuellement inférieures » et les homosexuels considérés comme des pervers.
Cet article du Flyer est l’archétype de ce qu’il se passe pour les PUD dans le système de santé : il montre bien, que même si les professionnel.le.s de santé se considèrent « bienveillant.e.s » envers les PUD, ils/elles sont imprégné.e.s par le discours dominant sur les drogues, qui considère que se droguer est mal, et que la honte et la culpabilité des PUD sont normales. Au lieu de déconstruire cette culpabilité, le système de santé est le lieu qui les renforce.
Cette stigmatisation est malheureusement systémique et endémique dans le système de santé, ce qui provoque des atteintes répétées à la dignité des PUD.
Cela peut se traduire par un mépris insidieux, des attitudes d’infantilisation, le manque d’ouverture à la discussion sur les options thérapeutiques, les contrôles punitifs de consommations, la non prise en charge de la douleur, le refus de soin, et bien d’autres atteintes qui ne peuvent créer chez les PUD qu’une impression de rejet et de mépris, renforçant leur honte et leur culpabilité et freinant ou empêchant le rétablissement.
C’est pourquoi à chaque fois qu’une PUD vient sur Psychoactif pour avoir un conseil, et que nous l’orientons vers le système de santé (spécialisé ou non) , nous considérons cela comme un risque supplémentaire à prendre en compte dans l’accompagnement en réduction des risques que nous proposons : si la PUD est maltraitée dans le système de soin, que va elle gagner, et que va elle subir à y aller ?
Cette stigmatisation des PUD par le système de santé, ne pourra être levée que quand elle sera levée dans la société. Une des actions principales à entreprendre est la légalisation et la régulation de toutes les drogues. La pénalisation de l’usage est l’édifice de la stigmatisation depuis 50 ans. Mais en attendant, des actions de prises de conscience des soignant.e.s sont nécessaires pour ne pas reproduire ce système.