Introduction
Dans le précédent numéro du Flyer, nous avions évoqué les dimensions historiques et culturelles du rétablissement. Cette fois, nous vous proposons un article consacré aux structures cérébrales engagées dans le processus de rétablissement, et à leur reconstitution/restitution au cours de ce processus.
Le comportement addictif à l’alcool (CAAA) est caractérisé par des anomalies neurobiologiques et neurocomportementales. Au niveau neurocomportemental, on décrit des troubles neuropsychologiques, comme des difficultés pour la résolution de problèmes, des atteintes de la mémoire et de certaines fonctions motrices. Environ 50% à 80% des personnes ayant un CAAA souffrent de troubles cognitifs et comportementaux. Il est souvent constaté, au moins d’un point de vue empirique, que ces fonctions s’améliorent lors du processus de rétablissement.
Il est important de préciser d’emblée que le nombre d’études est limité, que le terme même de “rétablissement” (recovery) recouvre de nombreuses modalités, incluant des programmes centrés sur le maintien de l’abstinence ou des programmes de consommation contrôlée ou réduction des risques et que dans certains travaux, les termes “rétablissement” et “amélioration” sont synonymes. De plus, on décrit souvent des variations inter-individuelles, avec des biais en fonction du sexe, de l’âge, et de l’environnement.
Dans le CAAA, l’atteinte fonctionnelle du cortex frontal et préfrontal est particulièrement documentée, avec une altération des fonctions exécutives, comme l’attention, la mémoire de travail, la résolution de problème, l’inhibition et la flexibilité. Cependant, les déficits s’étendent à de nombreuses aires cérébrales, si bien que les auteurs parlent souvent d’une “légère dysfonction cérébrale généralisée”. Il est aussi possible d’observer des atteintes des processus émotionnels et de la cognition sociale.
Au niveau structurel, on observe une perte de la substance grise et blanche ainsi qu’un élargissement des ventricules cérébraux et cérébelleux. La connectivité neuronale en réseau est également impactée. Cela peut avoir des conséquences pour la régulation de l’activité cérébrale et impacter les performances neuropsychologiques. L’activité électro-encéphalographique (EEG) est modifiée avec, entre autres, une baisse de l’amplitude des ondes.
Au niveau neurochimique, on observe une baisse des taux de N-acetylaspartate, des métabolites de la créatine et des complexes comprenant de la choline. D’autres modifications observées sont corrélées à des variations dans les taux de glutamate et d’acide gamma-aminobutyrique (GABA).
Ces atteintes doivent être prises en compte car elles peuvent avoir un impact sur le traitement, sur l’engagement du patient dans le processus thérapeutique, sur la phase de consolidation et lors d’une éventuelle rechute.
Quels sont les effets du rétablissement ?
Les changements neurocomportementaux
Les principaux changements observés surviennent dans les 4 à 8 premières semaines d’abstinence mais peuvent s’étendre jusqu’à un an.
Ainsi, certaines équipes (Petit G. et al., 2017) ont montré qu’après trois semaines d’abstinence, la mémoire de travail restait altérée alors que le contrôle de l’inhibition était restauré. L’amélioration est plus importante en cas d’abstinence totale. D’autres études ne retrouvent cependant aucune amélioration (Cordovil De Sousa Uva M. et al., 2010).
Dans des études s’intéressant à certaines fonctions cérébelleuses comme la démarche, l’équilibre ou le balancement, il n’a pas été noté d’amélioration, même sur une période comprise entre 4 et 16 mois d’abstinence. Les auteurs (Fein D. et Greenstein D., 2013) soulignent eux-mêmes que les améliorations auraient pu intervenir dans la période précédant les 4 mois.
Dans le champ des cognitions sociales, les travaux sont assez rares et apportent des résultats incertains. Il est possible que les améliorations soient plus lentes dans ce domaine. Cependant, on peut déjà mentionner que les patients retrouvent une amélioration de l’identification des émotions après trois mois d’abstinence.
Souvent, les patients cumulent plusieurs addictions. Ainsi, dans un travail original de T. C. Durazzo et al. (Durazzo T C et al., 2014), les auteurs objectivent que les améliorations des fonctions neurocognitives sont plus modestes pour les patients anciennement fumeurs et nulles pour les fumeurs actifs. Cette relation est d’autant plus importante que les patients sont âgés.
Les changements neurophysiologiques
L’évolution de l’activité électrophysiologique est améliorée de manière variable par l’abstinence mais il n’existerait pas de différence en fonction du sexe. Les potentiels évoqués sensitifs précoces sont meilleurs après 4 mois d’abstinence qu’après un seul mois. L’amplitude du P3 reste altérée et l’est également chez les personnes ayant une histoire familiale de CAAA, c’est pourquoi certains auteurs évoquent un possible marqueur endophénotypique. Le P160, potentiel évoqué intervenant dans la reconnaissance faciale, reste altéré même après une longue période d’abstinence (Fein G. et al., 2013). De manière tout à fait intéressante, Gorka SM et al. ont étudié le potentiel ERN, indicateur de l’efficacité d’une performance (Gorka S. M. et l., 2019).
Les patients souffrant d’un CAAA actif avaient une plus faible intensité du potentiel ERN. Cela peut constituer des difficultés dans la détection des erreurs de comportement, avec des conséquences cliniques bien retrouvées chez les patients.
Les changements structuraux
Une diminution de la quantité de liquide céphalo-rachidien, marqueur de l’élargissement des ventricules, et une augmentation de la quantité de matière grise est retrouvée chez les patients abstinents depuis 5 semaines à 3 mois. Ces modifications sont annulées si le sujet maintient une consommation, quelque soit la quantité. Ces résultats sont confirmés par d’autres études qui montrent une relation inverse entre la quantité d’alcool consommée sur six mois et l’augmentation du volume cérébral.
Cependant, une augmentation de volume, bien que moindre, peut être observée en cas de consommation faible à modérée.
Par ailleurs, la substance blanche augmente de façon linéaire alors que la substance grise augmente essentiellement le premier mois. Cette dernière semble davantage liée aux améliorations neurocognitives et reste, hélas, inférieure aux sujets contrôles après près de huit mois d’abstinence (exception faite du lobe frontal). Concernant le volume cérébral en lui-même, il ne semble pas diminué initialement pour l’amygdale et se retrouve au niveau normal après huit mois d’abstinence pour la majorité des régions. Le volume de l’hippocampe reste altéré.
De façon intéressante, les patients ayant un volume cérébral initialement plus altéré ont plus de chance de rechuter et cette rechute est d’autant plus précoce que le volume est diminué.
Enfin, ici encore le tabac semble amoindrir les améliorations observées lors de l’abstinence.
Changements au niveau neurochimique
Les travaux dans ce domaine sont peu nombreux. Cependant, dans un travail tout à fait intéressant, Zahr N. M. et al. ont montré que les patients avec un taux réduit de NAA (N-acetyl aspartate) au niveau thalamique ont plus de risque de rechuter dans les trois mois (Zahr N. M. et al., 2016). Une autre équipe a pu montrer que les taux de GABA (à la différence du glutamate et de la glutamine) revenaient à la normale après un à trois jours d’abstinence, chez des patients qui avaient une consommation moyenne de 7,8 unités par jour.
De manière complémentaire, il est intéressant d’étudier l’impact des interventions thérapeutiques sur les déficits neuro-biologiques et neuro-comportementaux.
L’équipe de Rupp C. I. et al. a montré que les performances de l’attention et de la mémoire étaient améliorées chez les patients en traitement (Rupp C. I. et al., 2012). Gamito et al. ont retrouvé le même résultat chez des patients hospitalisés ayant un entraînement via une plateforme internet (Gamito P. et al., 2014). Il est intéressant de souligner que ces améliorations s’étendent à des tâches neuro-cognitives non entraînées via un phénomène dit de “transfert”. De manière générale, les entraînements cognitifs peuvent avoir des conséquences favorables avec une accélération du rétablissement cognitif chez les patients avec CAAA.
Concernant les traitements médicamenteux, on peut noter un éventuel modeste effet positif de la naltrexone et de l’acamprosate, et un effet éventuel négatif du disulfiram. La mémantine, qui bloque le canal NMDAR (NMDA glutamate receptor) pourrait améliorer les déficits cognitifs liés au sevrage. Lors des essais cliniques, la mémantine améliore les symptômes comportementaux et les déficits cognitifs en cas de démence liée à l’alcool. Cependant, dans une étude récente en double aveugle, ce résultat n’a pas été retrouvé chez les patients en traitement (Lewis B. et al., 2020).
Les récepteurs nicotiniques acétylcholine sont activés par l’alcool, et interviennent dans le relargage de la dopamine. Les modèles animaux montrent un éventuel rôle de ces récepteurs dans la consommation d’alcool et dans la rechute. La varénicline est un agoniste nAChR utilisé dans le sevrage tabagique. Elle diminue aussi la consommation d’alcool. L’utilisation de varenicline permet une amélioration dose-dépendante de la mémoire de travail et du temps de traitement d’une information après une semaine de traitement. La galantamine, qui est un agoniste nAChR et un inhibiteur de l’acetylcholinestérase, améliore l’attention et la mémoire de travail chez les sujets abstinents aux psychostimulants. Ces effets n’ont pas été étudiés chez les patients avec un CAAA, cependant, on note une possible baisse de la sévérité des rechutes associée à la galantamine.
En conclusion
Un nombre très important de recherches sont centrées sur les conséquences neurobiologiques et comportementales après un sevrage de l’alcool. Des données tout à fait encourageantes apparaissent avec une amélioration neuropsychologique après les premières semaines de sevrage, et même après plusieurs mois. Il est à noter que les améliorations dépendent largement d’un maintien de l’abstinence.
Ces changements semblent altérés par l’avancée en âge et l’impact éventuel du sexe est incertain. Actuellement, de nombreux travaux se concentrent sur l’interrelation entre la structure et la fonction. Ces recherches connaissent des limites, comme la difficulté à réaliser des études sur une longue période, la complexité des suivis, les différences interindividuelles, comme l’âge, le sexe, ou le statut nutritionnel ou l’histoire familiale.
Même les moyens thérapeutiques ne sont pas toujours identiques, entre l’abstinence, la consommation contrôlée, la réduction de risque. Souvent ces études sont menées en système hospitalier et donc éloignées de la vraie vie, d’une situation écologique. C’est ainsi qu’une personne dans son environnement, pourra être stimulée par son entourage, ses centres d’intérêt, sa propre motivation. L’ensemble de ces variables doit nous inviter à poursuivre les recherches, mais aussi à mieux affiner le concept de rétablissement.