Le jeu de mots (maux) peut sembler facile, mais cristallise bien la problématique des addictions, au niveau de l’économie psychique interne de chaque patient. En résumé : « En consommant tel produit (ou en ayant tel comportement) je ruine ma vie à tous points de vue : financier, sanitaire, familial, etc…,
MAIS je n’arrive pas à m’en passer, c’est plus fort que moi ».
Voilà une position bien paradoxale en apparence : « Je souffre de ma consommation (ou de mon comportement) et pourtant je continue. » Quelle contradiction !
Cette contradiction se retrouve dans d’autres maladies chroniques telles que le diabète, l’hypertension artérielle, les patients ne suivant pas le régime hygiéno-diététique préconisé, tout en sachant que c’est « mauvais » pour eux.
Dans ce sens, le tabagisme, bien que n’ayant pas autant d’effets psychoactifs que les autres substances licites ou non (héroïne, cannabis, alcool, …) doit être considéré comme une addiction à part entière, dans la mesure où le fumeur se sent en contradiction interne : « je fume, je sais que c’est mauvais pour ma santé et je n’arrive pas à m’arrêter ». Certains, n’arrivant même pas à envisager d’arrêter, malgré leur connaissance des dangers.
Le déni est souvent une arme redoutable (inconsciente ?) des résistants à un changement de comportement : « je n’ai pas de problème avec tel produit (ou tel comportement). J’arrête quand je veux ! »
Souffrir d’une addiction, c’est donc quelque part être en conflit, en contradiction avec soi-même, sa propre raison. Le patient n’a plus le choix, il n’a plus de libre arbitre : il est victime de son addiction.
Mais il en souffre. Cette contradiction est souvent à l’origine des premières consultations des usagers qui n’en peuvent plus.
Cette même contradiction devrait pouvoir servir de levier thérapeutique chez les sujets sans demande.
J’ai l’impression d’enfoncer une porte ouverte, mais j’entends tellement souvent dans la bouche de soignants : « c’est un faible, il n’a qu’à arrêter pour s’en sortir ! »
Comme si le patient était volontairement tombé dans la dépendance, et comble de l’horreur, s’y maintenait de manière jouissive. Ce qui était plaisir, au fameux moment de la « lune de miel (1) », est devenu progressivement, après avoir traversé l’étape de la « gestion du manque », un besoin quasi-vital pour survivre et surmonter la « galère » !
Demandez à un fumeur, un toxicomane ou un alcoolique de ne pas consommer son produit : il a la sensation de mourir, cela devient intenable. Dans le cas de l’alcoolique, il risque au sens premier du terme d’en mourir, en cas de sevrage brutal (delirium tremens).
Qui ne comprend pas cette contradiction ne peut, à mon sens, comprendre un patient addict. Le rôle du soignant, s’il veut sincèrement aider un patient, est de faire preuve justement de patience, de prendre conscience que le suivi sera certainement très long et semé d’embûches. L’écoute, la compréhension et la prise de conscience de la souffrance du patient – sans jugement – sont au rendez-vous !
Sans oublier une bonne dose d’humilité. Si le patient n’est pas demandeur, le rôle du soignant est tout de même de savoir si son patient est consommateur de tel ou tel produit. Il doit s’intéresser aux habitudes de vie de son patient, de la même façon qu’il s’enquiert de ses antécédents médicaux, chirurgicaux etc…
Dans ce sens, le Réseau préconise de ne pas fermer les yeux sur les addictions, qu’on ne sait pas toujours comment prendre en charge, mais plutôt d’effectuer un repérage précoce, en posant des questions simples sur justement les habitudes de vie de ses patients. Le réseau est en mesure d’appuyer la prise en charge de certains patients grâce à un maillage du terrain autour de nombreux partenaires : Médecins généralistes, psychologues, pharmaciens libéraux…, d’autres réseaux de santé, de structures telles que CSST (2) et CCAA (3) devenues CSAPA, si besoin …
La contradiction est le propre de l’homme : soyons et restons humains dans tous les sens du terme face à nos patients dépendants. C’est pourquoi il me semble indispensable de rappeler les basiques, notamment les critères de Goodman, qui en 1990, énonçait les critères de l’addiction.
Critères de l’addiction selon Goodman (1990)
Goodman, psychiatre anglais, a formulé en 1990 une définition de l’addiction en la décrivant comme « un processus dans lequel est réalisé un comportement qui peut avoir pour fonction de procurer du plaisir et de soulager un malaise intérieur, et qui se caractérise par l’échec répété de son contrôle et sa persistance en dépit des conséquences négatives ».
Il décrit ainsi les critères d’inclusions dans le champ des addictions :
- A. Impossibilité de résister aux impulsions à réaliser ce type de comportement.
- B. Sensation croissante de tension précédant immédiatement le début du comportement.
- C. Plaisir ou soulagement pendant sa durée.
- D. Sensation de perte de contrôle pendant le comportement.
- E. Présence d’au moins cinq des neuf critères suivants :
- 1. Préoccupation fréquente au sujet du comportement ou de sa préparation.
- 2. Intensité et durée des épisodes plus importantes que souhaitées à l’origine.
- 3. Tentatives répétées pour réduire, contrôler ou abandonner le comportement.
- 4. Temps important consacré à préparer les épisodes, à les entreprendre ou à s’en remettre.
- 5. Survenue fréquente des épisodes lorsque le sujet doit accomplir des obligations professionnelles, scolaires ou universitaires, familiale ou sociales.
- 6. Activités sociales, professionnelles ou récréatives majeures sacrifiées du fait du comportement.
- 7. Perpétuation du comportement, bien que le sujet sache qu’il cause ou aggrave un problème persistant ou récurrent d’ordre social, financier, psychologique ou psychique.
- 8. Tolérance marquée: besoin d’augmenter l’intensité ou la fréquence pour obtenir l’effet désiré, ou diminution de l’effet procuré par un comportement de même intensité.
- 9. Agitation ou irritabilité en cas d’impossibilité de s’adonner au comportement.
Notes
- (1) Trajectoire du toxicomane décrite par Claude Olivenstein comportant 3 étapes plus ou moins longues selon les individus. La lune de miel, qui n’est que plaisir lors des premières expériences à l’héroïne ou pour le moins une façon de fuir un déplaisir : l’héroïne comme autothérapie. La drogue agissant comme une gomme du déplaisir, à laquelle s’ajoute les premiers temps, du plaisir. Puis la tolérance apparaît : l’usager a besoin d’augmenter les doses et la fréquence des prises pour obtenir le même effet. Il contrôle de moins en moins. Les dépendances psychique et physique sont là. Il gère comme il peut le manque : autosubstitution par Néo-codion® le matin, un peu d’héroïne le soir. C’est la phase de la gestion du manque, avec démarrage fréquent d’une polytoxicomanie. L’entourage commence à faire des remarques. Puis, progressivement, le produit envahit littéralement la vie de l’usager, qui a de plus en plus de mal à s’en procurer (prix élevé), et qui est constamment en manque : c’est la galère.
- (2) CSST : Centre de Soins Spécialisé aux Toxicomanes
- (3) CCAA : Centre de Cure Ambulatoire en Alcoologie.