Le travail que nous détaillons ici, fournit un certain nombre de recommandations consensuelles au sujet de l’organisation des soins en matière de traitements de substitution en milieu carcéral. Il est motivé par le constat d’une variabilité importante des pratiques de soins d’un établissement à l’autre et d’une insatisfaction fréquemment exprimée tant au niveau des patients que des équipes sanitaires. Il répond à une commande de la Commission consultative nationale des traitements de substitution (septembre 2001) dont nous sommes membres et a été présenté à la session du 1er avril 2003. La détermination de ses modalités de diffusion sanitaire et pénitentiaire est en cours. La méthodologie et les résultats de l’investigation sur le terrain.
Les données de la littérature (textes réglementaires, rapports et publications de référence dans le domaine de l’organisation des soins en milieu carcéral ou des traitements de substitution) ont été confrontées à une vaste évaluation sur le terrain des pratiques , attentes et suggestions d ‘équipes sanitaires (22 établissements représentatifs au niveau national en termes de taille, type et répartition géographique), pénitentiaires (3 établissements dans lesquels une dizaine de personne ont été rencontrées chaque fois, du directeur de l’établissement au surveillant pénitentiaire) et de détenus (7 établissements par le réseau d’intervenants de AIDES, les détenus étant orientés par les services pénitentiaires d’insertion et de probation ou les équipes sanitaires).
Du point de vue sanitaire, la variabilité des pratiques est plus que confirmée, chaque établissement présentant un dispositif différent. Les choix organisationnels reposent moins à ce jour sur des prises de position idéologiques que sur ce que l’effectif soignant rend matériellement possible. Il existe une unanimité au sujet de la méthadone (délivrance quotidienne devant soignant le plus souvent en lieu de soins mais parfois aussi en détention) contrastant avec des pratiques très diversifiées, associées à de nombreux questionnements, pour la BHD (Buprénorphine Haut Dosage).
Perceptions ambivalentes de la substitution dans le milieu carcéral
Les équipes pénitentiaires méconnaissent le plus souvent les traitements de substitution, les assimilant couramment à des traitements de sevrage. Elles sont par contre clairement préoccupées du trafic et suggèrent à ce propos la mise à disposition de formes galéniques liquides, se référant moins à l’ancienne « fiole pénitentiaire » qu’au constat du peu de difficultés rencontrées avec la méthadone. Beaucoup souhaitent une délivrance en détention afin de favoriser l’anonymat. L’attente de « rencontres » avec les équipes de soins est majeure, la notion de secret professionnel étant admise bien que génératrice de frustrations dans la mesure où la connaissance au quotidien du détenu-patient ne peut être partagée. Finalement, la perception de la substitution reste ambivalente, partagée entre le constat d’une « pacification » de la détention avec amélioration de la prise en charge des détenus et le questionnement sur le rôle social conféré aux prescripteurs.
L’expérience en détention est la source majeure de ce qui forge les connaissances, attitudes et représentations, soulignant l’importance d’actions de formation complémentaires.
Du côté des détenus, les difficultés évoquées sont nombreuses. Ils soulignent la variabilité des pratiques soignantes, vécues comme arbitraires, dans l’accès au soins ou dans l’organisation pratique au quotidien de la dispensation des traitements. Certains reconnaissent le caractère structurant de prises en charge « cadrantes », bien que mal acceptées au début. Le manque de confidentialité est douloureusement vécu et ressenti comme responsable à la fois de la stigmatisation dont ils s’estiment victimes mais aussi des pressions, menaces, rackets liés au type de traitement dont ils bénéficient.
Certains choisissent cependant délibérément de troquer une partie de leur traitement en raison de leur statut d’indigence ou afin d’obtenir d’autres psychotropes. Les difficultés évoquées ne sont finalement pas spécifiques du milieu carcéral. Elles pré-existent en milieu libre et ne sont que caricaturées par le milieu carcéral.
Les 13 recommandations.
- 1. Reconduction des traitements de substitution : toute prescription antérieure devrait être reconduite. Si l’authentification d’une prescription antérieure est difficile à obtenir, l’évaluation clinique doit primer. La prescription peut alors être envisagée comme une initiation.
- 2. Initiation des traitements de substitution : les indications sont les mêmes qu’en milieu libre en tenant compte en plus du caractère imposé du sevrage dû à l’incarcération et de la nécessité d’anticiper la sortie. Le cas particulier des centrales (aucun traitement prescrit dans notre enquête) pose la question de la place de la substitution lors de longues peines et mérite une discussion spécifique.
- 3. Contrôles urinaires : outils relationnels plus que de contrôle, ils trouvent surtout leur place en début d’incarcération et dans les situations d’impasse thérapeutique.
- 4. Modalités de prescription : identiques au milieu extérieur, elles devraient proscrire les renouvellements automatiques (sans examen du patient).
- 5. Modalités de délivrance : de manière générale, l’individualisation et la confidentialité doivent primer sur le contrôle. Ils sont les meilleurs facteurs préventifs du trafic (lorsqu’il n’est pas choisi), des pressions et du racket. La délivrance doit tenir compte de la taille de l’établissement, des structures soignantes présentes (service médical-UCSA/service psychiatrique-SMPR/CSST) et de l’organisation préexistante. Les petits établissements, bénéficiant d’une structure soignante unique, sont les plus à même de banaliser la délivrance dans le lieu de soin ou en détention, parmi les prises en charge somatiques, tout en maintenant un lien thérapeutique régulier. Dans les établissements de moyenne et grande tailles, la tâche devrait être répartie entre structures de soin, lieux de soins et détention, en maintenant en période initiale et pour les patients fragiles ou victimes de « pressions » pénitentiaires, une prise individualisée en présence de soignants. La délivrance pour plusieurs jours doit être envisagée pour les détenus les plus « compliants » en particulier dans les grands établissements. Le pilage des comprimés est à éviter, la bio-disponibilité n’étant pas garantie, la symbolique s’avérant ambiguë (poudre….) et l’efficacité du contrôle restant incertaine.
- 6. Co-prescriptions : rappelons la nécessité d’une grande vigilance et de la nécessité de justifier d’un point de vue thérapeutique l’association de benzodiazépines avec les traitements de substitution. La prescription d’anxiolytiques, quand elle ne peut être évitée, devrait être dissociée de celle de la substitution et relever d’une évaluation psychiatrique.
- 7. Prise en charge globale : évaluation sociale et psychologique devraient être systématiquement proposées et la perspective de la sortie envisagée dès la première prescription. Un accent particulier devrait être mis sur la nécessité d’assurer dès le jour de la sortie l’effectivité de la CMU (certains partenariats locaux avec la CPAM le permettent comme à Bois d’Arcy).
- 8. Confidentialité des soins : unanimement peu satisfaisante, elle est jugée difficile à améliorer dans un contexte de vie en « collectivité ». Les patients estiment que sa défaillance génère de nombreuses tensions et facilite pressions, racket. L’accent est donc mis sur la formation/information des différents intervenants et des détenus.
- 9. Dossier de soin : multiple dans les établissements présentant différentes structures de soin et nécessitant d’être transmis rapidement lors de transferts, le dossier devrait pouvoir être informatisé.
- 10. Sorties et Transferts : un fonctionnement en réseau, aussi bien avec le milieu libre qu’avec les autres établissements, s’impose pour garantir la continuité et la cohérence des soins. Des contacts préalables à la sortie avec les soignants relais en milieu libre sont souvent très utiles. Une transmission du dossier avec motivation des choix thérapeutiques et notamment des co-prescriptions doit se développer.
- 11. Extractions : lorsque les horaires le permettent (ouverture tôt des structures de soin), la délivrance est faite le jour même. Sinon, le traitement peut être remis au patient la veille ou sous pli fermé au greffe.
- 12. Formation : c’est l’un des besoins les plus clairement exprimé, aussi bien par les soignants, les pénitentiaires que les détenus eux-mêmes (gestion des risques, organisation des soins…). Une demande de formation partagée par personnels pénitentiaires et sanitaires est très fréquemment formulée, dans le but évident de favoriser les échanges et l’acquisition d’une culture commune. Nous ne pouvons que fortement soutenir ce type de démarche, notant au passage le souhait de ne plus réduire les interactions aux oppositions territoriales et professionnelles. L’intervention en milieu carcéral d’intervenants extérieurs est aussi à favoriser (réduction des risques, réinsertion, préparation à la sortie…).
- 13. Accompagner les équipes : si les équipes intervenant en milieu carcéral sont souvent particulièrement motivées, elles sont soumises à des tensions, pressions et aléas liés aux changements de » politiques « , qui nécessitent qu’un travail de supervision et de reprise puisse être proposé. Ce temps est souvent malheureusement le premier à faire les frais du surmenage des équipes, notamment en cas d’insuffisance des effectifs.
Trafic de médicaments et RdR en milieu carcéral
Il paraît évident que de nombreuses questions restent ouvertes et tout d’abord, celui de la place à donner à ces recommandations. Nombreux sont les domaines de la prise en charge sanitaire des détenus nécessitant notre attention et d’importantes améliorations (cf. rapport conjoint IGAS/IGSJ de 2001). Ce travail n’est qu’une participation parmi d’autres nécessaires. D’autre part, les difficultés recensées en milieu carcéral au sujet de l’organisation des soins en matière de traitements de substitution ne sont que l’exacerbation de celles existantes à l’extérieur. Les mésusages et le trafic sont courants en milieu libre. La prison identifie seulement mieux les responsabilités présumées : il n’y a qu’un prescripteur.
Notons cependant que le trafic en milieu carcéral ne date pas d’hier et qu’une partie du trafic provient de l’extérieur. Le statut d’indigence en prison devrait d’ailleurs autant nous interpeller que le trafic qui en découle. La réduction des risques en milieu carcéral se heurte, comme en milieu libre, à des obstacles liés à la pénalisation de l’usage. Tolérer l’eau de javel est possible car l’intentionnalité n’est pas clairement exprimée, mais imaginer un dispositif d’échange de seringue ne le paraît pas car il remet en cause, et en chaîne, tout un nombre de préceptes légaux ou éthiques. L’aménagement sanitaire et éthique est possible en milieu libre mais pas en milieu carcéral, à moins d’une remise en cause globale du principe de la loi de 1970.
Limites rencontrées à l’application des recommandations
De nombreux facteurs limitants sont également à noter dans l’organisation des soins en milieu carcéral :
- D’abord et avant tout les effectifs soignants, nous ne pouvons pas suggérer la même organisation des soins à deux établissements de taille identique mais dont l’un ne possède qu’une UCSA « sinistrée » en personnel et l’autre une UCSA, un SMPR et un CSST en « bonnes santés ». – La spécialisation des équipes : que le choix de l’exercice et la formation initiale des intervenants soient centrés sur les soins aux toxicomanes conditionne bien évidemment les possibilités d’organisation des soins. La prise en charge est en générale plus « globale » quand il existe un SMPR/CSST intra-carcéral.
- La taille de l’établissement : si l’on veut pouvoir individualiser la prise en charge des patients qui le nécessitent, notamment par le maintien de contacts quotidiens à l’occasion de la délivrance du traitement, celle aux autres détenus substitués impose la remise du traitement en détention dans les grands établissements. En ce sens, l’application à la lettre de la circulaire VIH de 96 préconisant une délivrance quotidienne des traitements de substitution, paraît incompatible avec la facilitation de l’accès aux soins.
- Les carences relationnelles inter-professionnelles : la méconnaissance de l’exercice professionnel des autres intervenants et les carences relationnelles favorisent les tensions » territoriales « , l’incompréhension et les revendications corporatistes.
- Certains modes de délivrance des traitements renvoient les équipes à la contradiction entre logique sécuritaire et soignante, au risque de l’épuisement et de la démotivation. Quelques soient les ambiguïtés sanitaires ou structurelles auxquels ils sont confrontés, leurs missions méritent d’être clarifiées et orientées dans le sens du soin. De même, les détenus évoquent des délivrances infantilisantes, les confrontant aux pressions et les conduisant à la transgression au dépend de l’individualisation du soin. Ils soulignent aussi la fatigabilité liée à l’organisation de la délivrance quant cette dernière est quotidienne.
Conclusions
Mais la prison nous apprend aussi un certain nombre de choses :
- L’importance d’englober toute forme de soin dans un projet thérapeutique individualisé
- La nécessité d’aborder avec les patients la « durée » de la substitution – L’inquiétude éthique de voir la prison devenir un lieu privilégié d’accès aux soins, conjuguant sanction et soin alors que la loi de 1970 permet l’alternative (soin ou sanction).
- La clinique du mésusage, particulièrement « lisible » en milieu carcéral, est ou pourrait devenir un véritable levier thérapeutique si la prescription n’en est pas l’enjeu principal.
- Enfin, et c’est un sujet d’actualité avec la loi du 04 mars 2002, la pratique en « collectivité » et en inter-dépendance pose très clairement la question du secret médical partagé. Si celui-ci est une illusion légale, il constitue une réalité pratique du fait de la promiscuité carcérale. Le patient doit être acteur de cet enjeu et le détenteur éclairé de l’information. La prison le permet-elle ?