La prescription de méthadone en médecine générale se développe progressivement en France depuis quelques années. En effet, aujourd’hui plus de 6 000 patients bénéficient d’un suivi par leurs médecins généralistes, pour quelques centaines seulement en 1995. A un moment où une ouverture plus grande de cette prescription pourrait être envisagée, il était justifié de faire une recherche dans les publications internationales à propos de la place respective de la délivrance la méthadone, en médecine de ville et dans les centres de soins spécialisés.
Une vingtaine d’articles et lettres est ressortie d’une recherche Medline avec les mots clés : « methadone, general practice » ; toutes ces publications sont issues de programmes anglo-saxons. A partir de ces articles, il était intéressant d’essayer de retrouver les éléments qui intervenaient, dans la pratique, sur l’efficacité d’un programme méthadone, sachant que dans des articles de synthèse (1,2,3) du début des années 1990, la dose de méthadone prescrite, la durée de traitement et les mesures d’accompagnement psychosociales (4) étaient considérées comme des facteurs importants de réussite.
Plusieurs articles montrent l’efficacité globale du suivi en médecine de ville.
L’exemple de Glasgow (5) fait apparaître une diminution importante du recours à la voix intraveineuse, du nombre de surdoses et de la dépense quotidienne dans l’achat de drogue. Dans la synthèse rapportée par Salsitz (6), à New York, 83,5 % des patients se conforment au suivi en médecine de ville. Cette prise en charge permet par ailleurs aux patients d’améliorer leur statut professionnel et leur situation financière, de finir leur formation, et normaliser leur vie, contrairement aux restrictions imposées par le suivi dans des cliniques de soins spécialisés. Un travail de synthèse au Royaume-Uni montre, de même, que pour des groupes de patients similaires, le soin par des médecins généralistes peut produire des résultats au moins aussi bon que ceux des centres de soins spécialisés (7).
Deux autres articles vont dans le même sens, avec la question pour l’un de disposer de recommandations pour identifier les patients (8) pouvant être suivis en ville et pour l’autre d’établir plutôt des recommandations pour identifier les médecins généralistes (9) pouvant suivre des UD en ville.
Une lettre de GM Robinson (10) décrit précisément les rapports entre un centre de soins et les MG en Nouvelle Zélande. Les MG reçoivent en même temps que l’autorisation de prescription de la méthadone des instructions sur le dosage et la durée de prescription, la manière de prescrire la méthadone sans trop de risque, la fréquence des consultations, le montant des honoraires, les méthodes d’évaluation et de surveillance comportant l’examen des veines et les analyses d’urines. Le médecin généraliste reçoit une copie du contrat établi entre le patient et le centre définissant les limites. Le centre est d’accord pour discuter des problèmes de gestion de traitement, revoir les patients rapidement, et reprendre au centre tout patient qui aurait des difficultés à être suivi en médecine générale pour quelque raison que ce soit, y compris la non-compliance, l’absence à des rendez-vous et les problèmes de comportement. L’article précise que ces situations se produisent en fait très rarement. Cette question du support de l’équipe d’un cabinet médical est analysée aussi dans d’autres papiers ; soutien de l’ensemble de l’équipe (11) et critères de recrutement des médecins et du secrétariat (12) y sont évoqués. Il est également rapporté que le détournement de méthadone est réduit lorsque les pharmacies contrôlent la délivrance, en collaboration avec l’équipe de soin.
Les MG constituent la colonne vertébrale du dispositif de prise en charge des usagers de drogue à Amsterdam (13). Une distinction est faite entre les drogues avec risques « acceptables », où les sujets sont traités sans stigmatisation particulière et les risques « inacceptables », comprenant les délits en rapport avec la drogue. Le programme s’est montré efficace pour prévenir, chez la majorité des patients, le passage à l’inacceptable. Les médecins généralistes ont a priori de fortes réticences à s’impliquer dans le soin aux UD. Très rapidement, après formation, ces barrières tombent et les médecins reçoivent rapidement après ces premières formations, un nombre plus élevé d’UD et prescrivent des doses plus importantes de méthadone (14). Une autre étude démontre la capacité à impliquer des MG dans le traitement des usagers de drogues à problème, avec l’importance d’une formation continue, et une formation à l’approche globale des usagers de drogue (15).
Deux articles relatent l’efficacité des programmes méthadone en médecine générale, mais mettent en évidence les coûts élevés des programmes méthadones, pour l’un (16), sans préciser à quoi est lié ce coût « considérable », et pour l’autre (17), en précisant que le paiement des honoraires est une barrière pour certains par rapport aux centres de soins.
A côté de ces articles en faveur de la prescription de la méthadone par les médecins généralistes, certains émettent des craintes. L’abus de crack/cocaïne et les problèmes sociaux sont classiquement des facteurs péjoratifs dans la réussite des programmes, que ce soit en ville ou dans des centres spécialisés.
L’augmentation de la consommation de méthadone en Angleterre et au Pays de Galle suscite trois préoccupations (18) :
- l’augmentation du risque de surdose par méthadone
- l’augmentation du détournement vers le marché illégal
- la remise en cause de l’efficacité des programmes en soins primaires et secondaires.
Pour pallier le risque de détournement la mise en place d’une liste centralisant les noms des patients dans les programmes de traitement est expérimentée (19) en Irlande, où existe un haut niveau de comportement à risque et une tendance à l’initiation précoce des drogues. Le principe de cette liste n’est pas encore probant et nécessite une exploration plus longue selon les auteurs. Une étude récente (20) montre des différences préoccupantes entre la prescription de méthadone dans le secteur privé et les médecins généralistes du Service National de Santé dans le sud de l’Angleterre. Les doses sont plus élevées, le manque d’adaptation des prises et le choix plus fréquent pour la forme injectable de méthadone augmente d’une manière importante le risque d’abus et le détournement vers le marché noir. Cette question de la méthadone injectable, spécifiquement britannique, apparaît dans plusieurs articles et n’est pas sans poser de problèmes. Sa place dans l’arsenal thérapeutique des traitements du mésusage des drogues est remise en cause par les décideurs politiques en particulier dans le cadre de la médecine générale. Une enquête suggère qu’une minorité de MG soit impliquée dans cette prescription (21).
La place de la méthadone injectable est également remise en cause dans une lettre du British Journal of General Practice (22). Dans cette lettre est aussi discuté le critère de l’abstinence dans les études sur la méthadone. En effet, le nombre de perdus de vue est si élevé dans tous les travaux où l’abstinence est envisagée, qu’ils n’ont pas une grande valeur.
Finalement, les trois facteurs influençant la qualité d’un programme méthadone définis au début (dose prescrite, durée du traitement et mesures d’accompagnement psychosociales) ne sont que très peu évoqués. Le dosage se retrouve discuté dans trois articles. Une étude de cohorte à Amsterdam montre que le dosage moyen de méthadone était supérieur chez les plus anciens usagers, les usagers Vih+, ceux ayant la plus longue durée de prostitution, les injecteurs actuels, les plus anciens utilisateurs de la voie IV, ceux qui utilisent la méthadone depuis longtemps. Le dosage de méthadone est souvent plus bas (23) chez les patients des cabinets de ville, dans les postes de police, en prison.
En conclusion, l’ouverture de la primoprescription de méthadone vers les médecins généralistes pourrait être une solution, tout au moins en France, pour en permettre l’accès à de nombreux usagers d’héroïne en difficulté. Il n’y a pas à ce jour d’arguments sérieux pour faire une différence dans l’accès aux traitements de substitution, entre la buprénorphine et la méthadone. Cependant à la lecture d’un certain nombre de travaux rapportés ci-dessus, l’extension de la prescription devrait s’accompagner d’une formation solide et validante des médecins généralistes (non seulement en matière d’opiacés et leurs traitement de substitution, mais aussi sur toutes les addictions, cocaïne, alcool, médicaments…), d’un soutien des centres de soins spécialisés permettant un accompagnement médico-psycho-social en cas de difficulté. Encore faudrait-il que les centres acceptent une coopération étroite avec la médecine de ville et réciproquement, ce qui n’est pas toujours le cas. La place réelle et les moyens des réseaux ville-hôpital et des réseaux de soin de proximité devraient également être repensés dans un tel dispositif.
Notes :
- (1) “Traitement à la méthadone“ Editions Médecine et Hygiène, Genève 1994 ; 320 pages
- (2) Farell M et coll. “Methadone maintenance treatment in opiate dependence: a review” Br Med J 1994 ; 309 : 997-1001
- (3) Meystre-Agustini G et coll. “Methadone treatment in medical private practice : outcome according to the number of courses followed” Br J Addict 1990 ; 85 : 537-545 4
- (4) Méthadone, Rev Prescr 1995 ; 154 : 564-569 5
- (5) Hutchinson SJ et coll. “One-year follow-up of opiate injectors treated with oral methadone in a GP-centred programme” Addiction 2000; 95:1055-1068 6
- (6) Salsitz EA and al., Methadone Medical Maintenance: Treating Chronic Opioid Dependence in Private Medical Practice – A Summary Report (1983-1998), Mont Sinaï J of Med, 2000; 67:388-397 7
- (7) Lewis D. and Bellis M., General practice or drug clinic for methadone maintenance? A controlled comparison of treatment outcomes, International Journal of Drug Policy, 2001; 12: 811-89 8
- (8) Fiellin D.A. and al., Methadone Maintenance in Primary Care: A Randomised Controlled Trial, JAMA, 2001; 286: 1724-1731
- (9) Gossop M. and al., Methadone treatment practices and outcome for opiate addicts treated in drug clinics and in general practice: results from the National Treatment Outcome Research study, British Journal of General Practice, 1999; 49: 31-34 10
- (10) Robinson G.M. et Thornton N., Methadone in general practice, New Zealand Medical Journal, 1994; 107: 17-
- (11) Weinrich M. and Stuart M., Provision of Methadone Treatment in Primary Care Medical Practices. Review of the Scottish Experience and Implications for US Policy, JAMA 2000; 283: 1343-1348
- (12) Langton D. and al., Methadone maintenance in general practice : impact on staff attitudes, Ir J Med Sci, 2000; 169: 133-136
- (13) Van Brussel G., Methadone Treatment by General Practitioners in Amsterdam, Bulletin of the New York Academy of Medicine, 1995; 72: 348-358
- (14) King M. and al., A controlled evaluation of small-group education of general practitioners in the management of drug users British Journal of General Practice, 1998; 48: 1159-21160
- (15) Ford C. and Ryrie I., A comprehensive package of support to facilitate the treatment of problem drug users in primary care: an evaluation of the training component, International Journal of Drug Policy, 2000; 11: 387-392
- (16) Wilson P and al, Methadone maintenance in general practice: patients, workload, and outcomes, BMJ 1994; 309: 641-644
- (17) Gray B., K. James, Methadone in general practice, New Zealand Medical Journal, 1994; 107: 112
- (18) Day E. and al., Misusers may receive methadone from drug centres and GPs simultaneously, BMJ, 1999; 318:395-396
- (19) Cullen W. and al., Drug Users Attending General Practice in Eastern Regional Health Authority (ERHA) Area, Irish Med J 2000; 93:214-217
- (20) Strang J. and Sheridan J., Methadone prescribing to opiate addicts by private doctors comparison with NHS practice in south east England, Addiction, 2001; 96: 567-576
- (21) Beaumond B., Survey of injectable methadone prescribing in general practice in England and Wales, International Journal of Drug Policy, 2001; 12: 91-101
- (22) Lindsay J.I., Methadone prescribing in general practice, British Journal of general Practice, 1999; 49: 145
- (23) Langendam MW et coll. “Differentiation in Amsterdam methadone dispensing circuit ; determinants of methadone dosage and site of methadone prescription” Addiction, 1998; 93:61-72