Nous rapportons ici les propos du Dr Philippe JAURY qui, au cours d’une soirée réseau à GONESSE (95), a présenté les données qu’il a recueillies auprès de 67 patients traités par la méthadone et suivis dans le cadre de sa consultation de médecine générale. Ces patients représentent une sous-population d’une cohorte de 163 patients traités par médicaments de substitution (méthadone, buprénorphine haut dosage, codéinés) ou inscrits dans une démarche de sevrage après ou non une substitution opiacée., ou complètement abstinents de tout opiacé licite ou illicite. Même si le Dr Philippe JAURY présente un profil un peu particulier (médecin inscrit depuis toujours dans les prises en charge d’addiction chimiques ou non chimiques et ayant des relations privilégiées avec les structures traditionnelles de prise en charge des usagers de drogue), ce suivi en médecine de ville de patients sous méthadone prouve la faisabilité de celui-ci. La prise en charge des addictions représente un tiers de l’activité totale de médecine générale du Dr JAURY ; les deux tiers restant établissent qu’il est possible d’avoir une activité de prise en charge des usagers de drogue, même nombreux, et de conserver une patientèle ‘classique’ de médecine générale.
Par ailleurs, le Dr JAURY a précisé au cours de cette soirée que son recrutement de patients traités par la méthadone était en partie composé de patients pour lesquels on pouvait se poser l’indication ou plutôt la non-indication d’un suivi en CSST. On peut citer, pour exemple, des patients plutôt bien insérés pour lesquels la fréquentation d’un centre pourrait être un facteur d’échec au suivi. Il peut en être de même pour des patients psychotiques d’autant plus agités qu’ils évoluent dans un centre de soins lui-même très ‘mouvementé’, et qui trouvent dans le calme et la sérénité d’une salle d’attente, un cadre plus contenant.
Caractéristiques de la population
Pour la quasi-totalité des 67 patients, il s’agissait de patients ayant bénéficié d’une primo-prescription de méthadone unique en centre, et ayant été relayés immédiatement en médecine de ville. Ces patients sont traités par la méthadone depuis 1995 pour les plus anciens, et depuis 2000 pour les plus récents. La majorité d’entre eux ont entre 35 et 45 ans, ce qui correspond en tous points aux âges moyens des populations suivies dans le cadre d’autres évaluations. Le plus jeune a 20 ans et le plus âgé a 69 ans. Le sexe ratio est lui aussi très voisin de celui des usagers de drogues opiacées, en l’occurrence 50 hommes et 17 femmes. Les modes de consommation d’héroïne étaient les suivants :
Pour les hommes :
- voie injectable : 25
- voie injectable et nasale : 10
- voie nasale : seulement 15
Pour les femmes :
- voie injectable : 8
- Voie injectable et nasale : 4
- Voie nasale seulement : 5
La fréquence de l’injection comme voie principale utilisée est la même dans les 2 sexes, soit environ un(e) patient(e) sur deux.
Suivi de la population
Sur les 67 patients de cette cohorte, 47 sont toujours traités par la méthadone. Cela confirme pour le plus grand nombre de patients traités, la nécessité d’un traitement de longue durée, y compris dans le cadre d’une consultation où la possibilité de projet d’abstinence est exploré, et parfois mis en œuvre. C’est le cas pour 9 patients ayant arrêté le traitement et définis comme abstinents, c’est-à-dire sans consommation d’opiacés depuis au moins 1 an. Ci-dessous les données chiffrées du devenir des patients :
- perdu de vue : 1
- patients ayant déménagé : 4
- patients ayant changé de traitement : 1
- patient ayant arrêté et repris : 1
- patients abstinents de tout opiacé : 9
- patients décédés* : 5
*: les causes des 5 décès sont les suivantes : sida (2), cancer (1), suicide (1), overdose (1)
Consommations associées
Si l’intérêt des traitements de substitution repose sur la réduction, voir l’arrêt des consommation d’opiacés, il est intéressant d’observer ce qui se passe au niveau des autres consommations dont la persistance peut présenter des risques importants. C’est le cas notamment pour l’alcool chez des patients porteurs de l’hépatite C, et les benzodiazépines, avec les risques de modifications du comportement et de passage à des actes délictueux que leur abus occasionne.
- pour les benzodiazépines : 59 % en consommaient avant le traitement 31 % en 2001
- pour la cocaïne : 83 % en consommaient avant le traitement 28 % en 2001
- pour l’alcool : 67 % en consommaient avant le traitement 33 % en 2001
Le Dr JAURY précise au cours de sa présentation, qu’il est personnellement très attaché à la réduction, voir au sevrage de la consommation des benzodiazépines. Il est clair que la motivation du praticien influence nettement la baisse de la consommation des benzodiazépines chez les patients. Toutefois, l’abstinence immédiate aux benzodiazépines comme préalable au traitement de substitution, n’apparaît pas comme ‘réaliste’ , ou peut générer soit des biais de recrutement, soit des pratiques de nomadisme médical (un médecin pour la substitution et un pour les benzodiazépines).
Ces données sont obtenues à partir de l’interrogatoire clinique des patients, et si ces consommations ne sont pas objectivées par des contrôles urinaires, pour la quasi-totalité des patients, elles ont fait l’objet de croisements avec les données recueillies par d’autres investigateurs dans le cadre d’études parallèles, ou avec des données émanant d’autres intervenants autour de ces patients (pharmaciens, psychologues,…). Les résultats présentés ici laissent entrevoir comme le suggèrent de nombreuses études cliniques, que la mise en place d’un traitement de substitution dans des conditions d’efficacité optimisées (dosage adéquat, soutien social, psychothérapie volontaire,…) permet une réduction des consommations annexes, et n’entraîne pas systématiquement un transfert de conduites addictives ou des reports tout aussi systématiques sur des consommations d’autres substances, dont l’abus est parfois plus péjoratif que la consommation initiale d’opiacés.
Addictions non chimiques
Il était rapporté plus haut que le Dr JAURY s’intéressait de près aux addictions non chimiques (achats compulsifs, jeu pathologique, sex addicts, cyber addicts, boulimie, addiction au travail,…). Avant la mise sous traitement par la méthadone, il avait relevé chez ces patients 48 addictions non chimiques pour 34 patients (plus d’une addiction pour certains patients). Au moment de l’évaluation, en début 2001, il n y avait plus que 20 addictions non chimiques pour 19 patients. Là encore, il peut s’agir d’un biais lié à l’intérêt particulier que porte le praticien sur ce sujet, mais à nouveau, on peut suggérer l’impact prépondérant d’un suivi médico-psycho-social sur le comportement global des patients de cette cohorte.
Modifications sociales
La localisation du lieu d’exercice du Dr JAURY, à Paris dans le XV° arrondissement, pourrait susciter une critique quant à la qualité de son recrutement, moins désocialisé que la population générale des ‘toxicomanes’ aux opiacés. En fait, il n’en est rien. Avant le traitement, 48 % des patients avaient un travail régulier et 52 % un domicile fixe. Au moment de l’évaluation, 55 % ont un travail régulier. La progression sur cet item est faible. Par contre, le pourcentage de patients ayant un domicile fixe qu’ils auto-financent passe de 52 à 77 %. Pour information, 27 % bénéficient de la CMU en 2001, pourcentage non comparé à l’inclusion, vu le caractère récent de ce système d’accès aux soins.
Conclusions
Bien que ce suivi ne puisse se prévaloir de l’objectivité scientifique d’une étude contrôlée, il présente le mérite d’établir la faisabilité du suivi de patients substitués en médecine générale, dans des conditions d’efficacité proche de ce que décrit la littérature, par un praticien formé et travaillant, comme il l’a souligné à plusieurs reprises au cours de sa présentation, dans le cadre d’un réseau pluridisciplinaire associant d’autres thérapeutes (psychiatres, hépatologues, médecins des centres de soin, psychologues,…), les pharmaciens d’officine avec lesquels il est en constante relation, et les intervenants du champ social.