Dans sa livraison de décembre 2003, le Flyer Hors-série N° 2, dans son éditorial, reprenait un article de la Revue du Praticien de mars 2003 : « thérapeutiques de substitution dans les addictions ». Ces deux textes sont extrêmement intéressants pour ce qu’ils disent mais aussi pour ce qu’ils ne disent pas. En effet, sous couvert de combattre la réticence habituelle du secteur médical à prendre en charge des ‘toxicomanes’, ce manifeste pour la substitution vraie est un nouvel exemple des difficultés de notre bonne vieille médecine hexagonale avec ce que l’on appellera ici pour faire court à l’automédication.
En clair, l’un des non-dits de ce que l’on continue d’appeler les traitements de substitution est le changement révolutionnaire, non seulement de l’image des usagers de drogues, mais aussi et surtout la modification du rapport de force constitutif de toute consultation médicale digne de ce nom. Dans cet espace clos, privé, où l’angoisse sert de fil conducteur au temps qui passe, quelle est la part dévolue au malade en terme de choix des dosages, des molécules ou des durées de traitement ? Les usagers de la substitution, marchant sur les brisées des associations de malades du sida, ont la prétention de faire bouger les lignes de force dans le sens d’une reconnaissance des compétences du patient sur sa propre santé.
Mais prenons le temps d’étudier cette histoire chronologiquement, puis examinons les faits.
Au tournant des années 90 du siècle dernier, après avoir constater l’inanité d’un combat d’arrière-garde autour du sevrage et de l’abstinence, le soin aux toxicomanes s’est lancé bravement à la découverte de ce nouvel outil qu’est la substitution. Parallèlement les médecins généralistes disposent alors d’une nouvelle corde à l’arc des prescriptions avec la mise sur le marché de la buprénorphine le 14 février 1996. Malgré le refus massif de la majorité des confrères à encombrer leurs salles d’attente avec des ‘toxs’, quelques esprits éclairés ont immédiatement saisi l’opportunité de pouvoir médicaliser des prises en charge, surtout marquées auparavant par le « psychologisme ».
L’affaire de la ‘substitution vraie’ prend donc sa source dans la nécessité de ne plus contrer de manière frontale la prescription médicale de stupéfiants. Chez les ‘psy’ (la vieille école) comme chez les ‘docteurs’ (la nouvelle), les plus progressistes (les mauvaises langues disent les plus malins) ont proposé une stratégie de contournement pour sauver l’essentiel : la position hégémonique du prescripteur face aux nouvelles exigences des patients.
En effet, dans ce qu’il est convenu d’appeler la réduction des risques, quel est le contenu réellement subversif ? L’utilisation de produits classés au tableau des stupéfiants n’est pas une nouveauté, d’ailleurs la méthadone est prescrite en France de manière expérimentale depuis 1976.
Non, le vrai problème, le réel souci éthique c’est la déstabilisation que peut ressentir un professionnel de la santé face à un ‘malade’ qui lui dénie toutes compétences, au nom du caractère aléatoire et subjectif de sa ‘maladie’. Au-delà des révisions déchirantes qui ne menacent que l’ego, l’essentiel est de ne pas être vulnérable dans la confrontation. Il faut évidemment pouvoir continuer à dresser un diagnostic, proposer un traitement et surtout reprendre la main face à des énergumènes, toujours tentés par l’auto-médication déguisée qu’est le recours aux drogues de la rue. Bref, le cauchemar s’est installé de voir les consultations ressembler à cette négociation commerciale qui s’appelle le ‘deal’.
Pour le corps médical, 3 conditions préalables sont absolument nécessaires pour se mettre à l’abri :
- 1) Persuader et le public et le secteur spécialisé que la substitution est bien cantonnée au domaine de la médecine, rien que la médecine, toute la médecine. Pour cela, répéter encore et toujours que la toxicomanie est une pathologie comme les autres avec phase invasive, épidémie, et surtout traitement. Eh oui ! tout le secret, c’est le traitement : le Subutex® et la méthadone sont des ‘médicaments qui soignent la drogue’. L’objectif est de tordre le cou à cette légende qui voudrait que les médecins soient devenus des ‘dealers en blouses blanches’.
- 2) Conserver l’initiative lors des consultations, autrement dit, je fixe les règles, je dis quoi prendre, quand et combien. Ce commandement découle du précédent. En effet, si la toxicomanie est une maladie comme les autres, il convient de lui appliquer des règles qui ont fait leurs preuves contre la péritonite ou la gonococcie. Compliance, patience et assiduité sont les trois règles de conduite du malade qui mérite de guérir. Le Dr Knock l’avait compris en son temps. La peste soit de ces hurluberlus qui viennent expliquer ce qui leur faut et à quelles doses ! A-t-on jamais vu les ‘vrais’ malades venir vous chicaner sur la marque de l’antibiotique ou la couleur des pilules.
- 3) Ces deux préalables étant établis de manière indiscutable, reste à faire la part du feu pour les irréductibles qui continuent à vouloir prendre leur pied tout en ayant l’impudence de pas trop mal se porter. Pour cette catégorie d’empêcheurs de penser en rond, il convient d’accepter sous certaines conditions d’être dessaisi temporairement d’une part du secret des dieux : c’est la fameuse Substitution vraie.
La substitution vraie, une vraie fausse révolution
D’abord, en préalable, on prépare le terrain en vidant la substitution de sa substance conceptuelle. En fait, loin de donner de la drogue aux drogués, il s’agit dorénavant de soigner le manque en délivrant un médicament (méthadone ou buprénorphine) qui surtout ne donne pas d’euphorie.
Puis, quelques millions d’injections de Subutex® plus tard, devant la difficulté à ne pas prononcer le mot d’euphorie dans le cas révélateur des programmes d’héroïne, on arrive à notre « substitution vraie » qui serait un peu celle du pauvre, tout au moins celle qu’il est plus facile de faire accepter par le patient. Attention de ne pas être abusé par le sens positif attribué au mot ‘vraie’. Comme certains passeports délivrés en d’autres temps, il s’agit d’un faux ami ou plutôt d’un vrai-faux, on dit vrai mais on pense faux, pas vrai ?
Pour plus de clarté, écoutons les promoteurs du concept : 2 types de traitements (1) seraient actuellement proposés aux usagers, ceux qui suppriment seulement les symptômes de sevrages (héroïne médicalisée, Néocodion®, buprénorphine injectée), donc les mauvais, et ceux qui agissent sur la dépendance elle-même (méthadone et Subutex® dans un cadre thérapeutique), donc les bons. Bien entendu les seconds sont les plus avantageux pour les patients, bien que nécessitant du temps pour les faire accepter.
Précisions importantes, cette hiérarchie dans les préférences médicales est inversement proportionnelle à celle exprimée par les usagers dès que l’on prend la peine de les interroger (2).
Pour résumer, la ‘substitution vraie’ ne serait pas un véritable traitement de la dépendance puisque ne prétendant pas agir sur l’envie et (ou) le besoin de consommer, à la différence du traitement de maintien de l’abstinence qui lui, serait un véritable ‘traitement de la dépendance’. Entre les deux, l’élément clé, c’est l‘euphorie, car plus l’effet euphorisant est perçu rapidement et plus le risque addictif est important.
Arrêtons-nous un instant sur les termes employés et réfléchissons à l’idéologie véhiculée par ce soi-disant nouveau concept.
« La Substitution vraie…reste handicapé(e) par la persistance de la dépendance, la nécessité obsédante de consommer et la souffrance qui l’accompagne… »
S’il y a bien nécessité de consommer, l’obsession est très aléatoire. Soyons justes, une obsession qui diminue au prorata de la réduction de la difficulté à s’approvisionner n’a plus grand chose à voir avec le craving décrit par les revues scientifiques ou les romans de gares.
Dans un cadre normal de prescription opiacée, on pense à son ordonnance de morphine, d’héroïne ou de méthadone, comme on pense à remplir le congélateur. On sait qu’il faut le faire une fois par mois ou par semaine, le risque principal étant la panne ou la fermeture exceptionnelle des magasins. Bien sûr; on peut toujours penser qu’en cas de guerre, le ravitaillement deviendra à nouveau une pensée obsessionnelle, mais justement la différence qui existe entre la prohibition et la substitution c’est celle qui distingue la paix de la guerre (à la drogue).
Point d’obsession non plus avant et après la prise. Tout juste l’anticipation salivante du gourmet qui sait qu’il va faire un bon repas.
Quant à la souffrance qui l’accompagne, c’est l’exemple caractéristique de l’idéologie classique du soin en matière de traitement des addictions opiacées. Du moment qu’il y a dépendance il y a nécessairement souffrance, à fortiori si la dépendance s’articule autour d’un produit illicite.
Il est piquant, et un peu pathétique, de constater à quel point les vieux schémas persistent, jusque, et y compris, chez les âmes faisant profession de les combattre. De quelle souffrance parlons-nous au juste ? S’agit-il de celle liée au syndrome de manque ? Bien sûr que non puisque nous venons d’expliquer que justement la ‘substitution vraie’ est censée remédier à cela et rien qu’à cela. S’agirait-il d’une mystérieuse souffrance psychique qui condamnerait tout être humain livré aux affres de la terrible dépendance à souffrir quoi qu’il arrive, encore et toujours. Remplaçons le mot dépendance par celui de drogue, et nous retournons de plein pied dans le vieux dogme qui veut que toute dépendance s’accompagne de souffrance par définition. Par expérience, nous connaissons le pouvoir délétère que contient potentiellement de telles affirmations. A proclamer qu’une chose fait souffrir, par essence, surtout si cet énoncé est exprimé par le cénacle infaillible de la science médicale, on est sûr au moins d’inquiéter, au pire de culpabiliser les candidats, et Dieu sait que la culpabilité est toujours une grande souffrance.
De fait, cette fameuse classification, pour ne pas écrire hiérarchie, en substitution vraie et traitement des dépendances, laisse juste paraître la difficulté conceptuelle à faire admettre le plaisir comme outil thérapeutique majeur. Comme souvent dans le débat sur les drogues, l’influence judéo-chrétienne s’insinue par les voies les plus inattendues et force est de constater que ce jésuitisme d’un genre nouveau est particulièrement habile.
Enfin, pour être plus clair, la vraie, la bonne, la substitution qui compte c’est l’autre. Celle qui, ‘comme-toujours-dans-la-vie-mon-ptit-gars’, demande des efforts et de la peine et qui accouche dans la douleur. On nous le dit clairement, ces traitements, les traitements de maintien de l’abstinence, sont les plus avantageux pour les patients. Seulement, comme au bon vieux temps d’avant la substitution, seule une élite de toxicomanes particulièrement compliants sera amenée à connaître les joies de la rédemption.
Inutile de prolonger indéfiniment la démonstration, l’analogie est flagrante entre les termes de
ce débat et tous ceux qui ont toujours opposé partisans et adversaires de la substitution. Les pièces maîtresses des deux camps sont toujours les mêmes, plaisir et auto-maitrise des dosages d’un côté, abstinence et soumission aux contraintes médicales de l’autre. Seul le curseur a bougé. Autrefois, il passait entre partisans et adversaires de l’administration de stupéfiants sous contrôle médical, aujourd’hui il passe entre partisans et adversaires du contrôle des patients sous administration médicale.
Notes :
- (1) opus cite
- (2) Voir Attentes des usagers de drogues concernant les traitements de substitution , AIDES, dans Flyer 11, janvier 2003.