Ndlr : au début du mois de mai 2017, nous avons vu passer ce communiqué de nos voisins suisses sur un sujet qui fait toujours débat chez nous et ailleurs, à savoir la responsabilité du cannabis sur l’installation de maladies mentales, en particulier la schizophrénie. C’est un sujet qui fait couler beaucoup d’encre et les publications pointant les dangers du cannabis et sa capacité à rendre ‘schizos’ nos jeunes sont régulièrement mises en avant par les adversaires de toutes formes de levée de la prohibition qui sévit en France depuis des décennies, sans avoir fait preuve d’une quelconque efficacité. Nous relayons donc avec plaisir ce communiqué, empreint du pragmatisme dont savent faire preuve nos amis suisses, notamment quand il s’agit d’addiction ou de Santé Publique. Les nombreuses références bibliographiques sur lesquelles s’appuie ce communiqué donnent beaucoup de crédit à celui-ci.
Communiqué de presse
S’il existe une corrélation entre troubles mentaux et consommation de cannabis, il ne s’agit pas d’une relation de causalité simple. Il est impossible de déclarer que le cannabis serait à lui seul à l’origine de maladies complexes au tableau clinique diversifié comme la schizophrénie ou la baisse de quotient intellectuel. Un seul facteur causal ne peut être responsable d’une maladie, ni ne permettre de la soigner.
Lorsque des personnes consomment c’est aussi pour soulager une maladie mentale préexistante. Dans les cas spécifiques de la schizophrénie, il faut prendre en compte les facteurs génétiques ou environnementaux dont le rôle est essentiel. Parallèlement, des biais méthodologiques sont présents dans de nombreuses études et déforment les résultats : inadéquate définition des échantillons, utilisation du mauvais diagnostic notamment. Dans tous les cas, les corrélations entre cannabis et schizophrénie sont très faibles et en tirer des conséquences politiques serait irrationnel.
Quelques faits établis
Il existe aujourd’hui quelques faits scientifiques communément admis qui soulignent des corrélations entre consommation de cannabis et troubles psychiatriques en général i. Par exemple, l’effet à court terme du cannabis fait apparaître temporairement des symptômes psychotiques, comme des modifications des perceptions ou un relâchement des associations conceptuelles : c’est le « high » (II). Ce dernier disparait rapidement avec l’élimination du THC. De plus, les capacités d’apprentissage peuvent être altérées temporairement lorsque l’on est intoxiqué, car une perturbation de la mémoire à court terme est l’un des effets de l’inhalation de THC les plus connus (III). En outre, en agissant sur le cerveau et le relaxant, il est souvent attractif pour les personnes souffrant de troubles mentaux.
Corrélation n’est pas causalité
Il ne faut pas tirer des conséquences abusives des corrélations constatées. Ainsi, cela ne signifie pas que le cannabis cause une maladie mentale chronique comme la schizophrénie, souvent prise comme sujet d’étude, ni qu’il n’ait pour effet une diminution durable de l’intelligence. Aujourd’hui, l’idée que la schizophrénie soit directement provoquée par la consommation de cannabis est sans base solide, notamment car la corrélation est au mieux faible.
« Qu’est-ce que la science nous dit en fait ? Premièrement, que l’hypothèse que le cannabis cause la schizophrénie de façon spontanée est essentiellement sans preuves. »
Matthew N. Hil
Il est vrai que l’administration d’une haute dose de THC à des individus sains peut produire des symptômes temporaires psychotiques (IV), mais ces symptômes disparaissent rapidement et ne sont pas représentatifs d’une condition psychiatrique à proprement parler.
De plus, la schizophrénie est expliquée par d’autres facteurs d’une façon plus satisfaisante. Ainsi, le fait d’avoir vécu le divorce de ses parents est plus fortement associé au développement successif de la schizophrénie (V). De plus, les mêmes corrélations entre consommation et troubles mentaux existent pour les autres substances addictives : alcool (VI), tabac (VII) ou les amphétamines (VIII), sans qu’il ne soit possible non plus d’établir une relation causale.
« Il y a eu une augmentation abrupte de la prévalence de consommation en Australie lors des 30 dernières années ainsi qu’une baisse concomitante de l’âge initial de celle-là. Il n’y a aucune preuve d’une augmentation significative de l’incidence de la schizophrénie lors de ces 30 dernières années. »
Louisa Degenhardt et Michael Lynskey
En conclusion, la corrélation n’implique pas de sens causal et n’explique pas la relation en détail. Ainsi, il est possible qu’un facteur de risque commun soit à l’origine des deux phénomènes observés ou encore que la causation soit inverse (IX).
Causalité inverse : l’hypothèse de l’automédication
Les personnes souffrant de troubles mentaux utilisent le cannabis comme automédication x pour de nombreuses raisons, tout comme d’autres psychotropes. Par exemple, les populations atteintes de schizophrénie ont plus de symptômes positifs, mais également moins de symptômes négatifs comme le retrait social (XI). On étudie également le traitement de cette maladie par l’administration de CBD, aux effets psychotropes négligeables avec de premiers résultats encourageants (XII). En outre, le cannabis est utile pour oublier certains évènements traumatisants (XIII) qui causent parfois des troubles mentaux successifs. Si ces résultats se confirment, on parlera de médication. Notons que l’usage thérapeutique pour le traitement des maladies mentales du cannabis remonte à l’antiquité et était connu dans les médecines traditionnelles et utilisées par les guérisseurs de l’époque (XIV). En outre, les personnes atteintes de schizophrénie sont plus sensibles xv à la libération de dopamine provoquée par le cannabis (XVI). Cela les rend plus réceptifs aux plaisirs associés à la consommation de la substance.
« L’importance d’un point de vue santé publique de prévenir la consommation de cannabis pour réduire la schizophrénie ou la psychose demeure incertaine. »
Matt Hickman, Peter Vickerman et al.
La prise en compte sérieuse de l’hypothèse de l’automédication, combinée au potentiel thérapeutique des cannabinoïdes, pourrait mener les études à s’interroger également sérieusement sur le mieux-être induit par la consommation de cannabis chez des personnes vulnérables.
Génétique et environnement
L’hypothèse la plus solide concerne le risque spécifique pour certaines personnes ayant des vulnérabilités particulières. Ainsi, il semble que certaines dispositions génétiques (XVII) peuvent se « déclencher » lors de la consommation de cannabis. Ce serait alors seulement la conjonction des deux risques qui pourrait précipiter le diagnostic de la maladie (XVIII). En d’autres termes, certains facteurs de risques provoquent une hypersensibilité à la consommation de cannabis (XIX). Dans un ordre d’idées différent, l’environnement joue également un rôle (XX). Par exemple, en ayant subi des évènements traumatisants ou survenus durant l’enfance dans un milieu difficile, on augmente parallèlement le risque de consommation de cannabis et celui de la schizophrénie.
La difficulté de l’échantillon non biaisé
Des limitations supplémentaires viennent s’ajouter à ces considérations, notamment le biais de sélection lors du choix des participants. De nombreuses études se basent sur des consommateurs réguliers de cannabis, eux-mêmes représentant à la base un groupe plus sujet aux troubles mentaux : certains peuvent utiliser l’automédication, d’autres avoir une exacerbation de leurs symptômes psychiatriques sous l’effet du cannabis. En procédant ainsi, il est impossible de déterminer la causalité. En les comparant avec un groupe de contrôle aléatoire, on a donc un biais problématique.
L’épineuse question du diagnostic de la schizophrénie
Il est important de clarifier ce qu’est la schizophrénie, alors que cette maladie est souvent confondue avec d’autres symptômes psychiatriques. Il s’agit d’une maladie psychique définie par le DSM 5, ouvrage de référence qui définit les maladies mentales, devant avoir un impact significatif sur le fonctionnement social ou occupationnel pendant au moins six mois. Il faut, selon cette définition, souffrir de délire, d’hallucinations ou d’un discours désorganisé ainsi que d’un second symptôme additionnel dans une liste étendue.
Cette définition complexe explique pourquoi de nombreuses études se basent sur des critères plus larges voir parfois complètement différente. Une étude abondamment reprise par les médias romands présentait cette erreur parmi d’autres (XXI). Une psychose toxique temporaire sous l’effet du THC n’est pas équivalente à la schizophrénie, qui est chronique. Cela serait confondre le sommeil induit par les somnifères avec la maladie du sommeil.
L’intelligence en danger ?
Certaines études tentent de trouver une relation entre performances intellectuelles et consommation de cannabis xxii. Il semble que la consommation importante de cannabis cause des troubles car les effets aigus de la plante sur la mémoire à court terme diminuent les capacités d’apprentissage. Sur le long terme, cela peut avoir pour effet des retards scolaires ou des déficits cognitifs, sans que le cannabis n’agisse sur la structure du cerveau. C’est le temps perdu à ne pas étudier qui explique le déficit.
Il est évident qu’une consommation de cannabis sur un mode addictif peut avoir d’importantes conséquences sur les activités d’une personne, comme l’apprentissage. Toutefois, cela est également vrai avec de nombreux autres comportements compulsifs répétés, qu’il s’agisse de l’abus d’autres substances ou le fait de rester assis sur son canapé pendant des années.
Une relation complexe
Les troubles de la santé mentale sont fréquents et souvent accompagnés de consommation de substances psychoactives. Il est probable que les personnes concernées adoptent ce comportement en grande partie pour le soulagement qu’elles leur procurent ou simplement la sensation euphorique ou relaxante, mais également pour se traiter. Vouloir absolument chercher à trouver des relations causales directes serait méconnaître la complexité de la santé mentale.
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