Résumé
De grandes variations pharmacocinétiques interindividuelles sont observées avec la méthadone, traitement de substitution des pharmacodépendances majeures aux opiacés. Il est donc indispensable d’individualiser la posologie en fonction des signes cliniques notés chez le patient, pouvant indiquer a-priori un surdosage ou un syndrome de sevrage, mais ils manquent de spécificité. Par ailleurs, une mauvaise réponse au traitement (posant la question de l’observance) ou l’existence possible d’interactions médicamenteuses peuvent rendre nécessaire la réalisation de dosages sanguins de la méthadone.
Le suivi thérapeutique pharmacologique (STP) de ces patients se fonde sur la détermination des concentrations sanguines résiduelles de méthadone, réalisables par chromatographie (CPG ou HPLC) constituant les méthodes de référence ou bien par méthode immunochimique, donnant des résultats plus rapides.Compte tenu des données de la littérature, il a été choisi de réaliser ce dosage par polarisation de fluorescence (Technique FPIA) sur un analyseur automatique de type TDx-FLx.
Nous avons mis en évidence l’absence d’ »effet matrice » et réalisé une comparaison avec une technique de référence, la CPG-SM (chromatographie en phase gazeuse couplée à la détection par spectrométrie de masse) à partir de prélèvements sanguins obtenus chez des sujets traités. D’autre part, l’étude de la littérature a permis de fixer la cible thérapeutique à 400 ng/ml. Des concentrations résiduelles de méthadone inférieures à 100 ng/ml sont considérées comme inefficaces, alors que celles supérieures à 1000 ng/ml correspondent souvent à un surdosage. La zone de linéarité de notre technique d’analyse se situe entre 50 et 500 ng/ml, ce qui est satisfaisant.
L’étude de différents cas cliniques en coopération avec le C.S.S.T. (Centre Spécialisé de Soins aux Toxicomanes) Port-Bretagne de Tours a montré que ce dosage permettait d’aider le médecin clinicien dans l’adaptation posologique du traitement par la méthadone.
L’article
Introduction
De grandes variations pharmacocinétiques interindividuelles sont observées avec la méthadone, traitement substitutif des pharmacodépendances majeures aux opiacés (1). La détermination des concentrations sanguines de la méthadone permet de réaliser le Suivi Thérapeutique Pharmacologique (STP) des patients en traitement de substitution. Le STP constitue un outil d’aide à l’adaptation posologique individualisée, pouvant être utilisé par le clinicien pour des patients non stabilisés par leur traitement.
Le dosage sanguin de la méthadone peut être réalisé par des techniques chromatographiques ou immunochimiques. Nous avons choisi d’utiliser la méthode immunochimique par polarisation de fluorescence (FPIA) avec l’utilisation du kit Abbott théoriquement adapté au dosage urinaire de la méthadone. En effet, trois études valident ce type de dosage: BECK (2), DESSALLES (3) et KELL (4).
Ces auteurs ont utilisé le kit de réactifs Abbott et ont réalisé eux-mêmes les calibrateurs et les contrôles avec du sérum ou plasma blanc.
Différentes fourchettes thérapeutiques ont été proposées, mais plusieurs travaux ont montré qu’une concentration cible de 400 ng/ml (5)-(6)-(7) permet une stabilisation médico-psycho-sociale des patients. Nous avons retenu cette valeur cible, ainsi qu’une limite inférieure d’efficacité de 100 ng/mL et une limite supérieure de toxicité de 1000 ng/ml.
Les objectifs de ce travail ont été d’évaluer les performances de la technique par FPIA pour le dosage sanguin de la méthadone et de l’appliquer au suivi thérapeutique des patients. Ainsi, l’absence d’« effet matrice » a été vérifié et la technique FPIA a été comparée avec la chromatographie en phase gazeuse couplée à la spectrométrie de masse (CPG-SM).
Patients et méthodes
Les patients
Huit patients mal stabilisés par leur traitement de substitution par la méthadone, ont été suivis en collaboration étroite avec le CSST (Centre Spécialisé de Soins aux Toxicomanes). Dix échantillons de sang de ces patients ont été utilisés pour la comparaison des 2 techniques de dosage de la méthadone sanguine.
Deux tubes secs d’un volume total minimal de 7 ml étaient demandés pour permettre le dosage sérique par les 2 types de technique.
Le prélèvement a été effectué 22 à 24 heures après la prise du traitement, juste avant la prise suivante, pour obtenir une concentration résiduelle.
Il a été réalisé soit au centre de prélèvement du CHRU, soit dans le service d’hospitalisation, soit dans un laboratoire privé d’analyses biologiques.
Les échantillons
Des étalons ont été réalisés pour l’étude de l’absence d’effet matrice. Quatre concentrations ont été testées: 50, 100, 400 et 1000 ng/ml. Ces étalons ont été préparés à partir de méthadone pure et de plasma blanc. Le plasma blanc a été obtenu auprès de l’établissement français du sang, et la méthadone auprès de la société Promochem après autorisation de l’AFSSAPS, sous forme d’ampoules dosées à 1 mg/ml. L’étalon à 1000 ng/ml a été dilué pour obtenir des valeurs comprises dans la zone de linéarité.
L’évaluation des performances de la technique adaptée au dosage sanguin
L’étude analytique a porté sur les 2 points suivants :
- montrer l’absence d’effet matrice lors de l’utilisation du kit de dosage Abbott. La précision et l’exactitude de la technique FPIA ont été évaluées.
- comparer les concentrations sériques obtenues par cette technique à celles obtenues avec la technique de référence CPG-SM. Ceci a été réalisé sur 10 échantillons de patients.
Les échantillons ont été congelés à –20°C, en attente de leur envoi dans la glace au laboratoire de Pharmacologie–Toxicologie du CHU de Limoges, où l’analyse par la technique CPG-SM a été réalisée.
Le matériel
Une trousse immunologique Abbott («kit» de dosage) et l’automate TDx-FLx (Abbott Diagnostic, 12 rue de la Couture, Silic 203, 94518 Rungis cedex, France).
Le dosage requiert un coffret-réactifs permettant de réaliser environ 100 analyses et comprenant:
- une solution P: solution de prétraitement tamponnée
- une solution S: antisérum anti-méthadone dans un tampon
- une solution T: traceur de la méthadone marqué à la fluorescéine
- une solution W: solution de lavage
Le coffret de calibrateurs de matrice urinaire a permis de réaliser une gamme d’étalonnage en 6 points (0-150-250-500-1000-4000 ng/ml). La zone d’intérêt clinique pour le dosage sanguin s’étend de 0 à 1000 ng/ml environ. La zone de linéarité de la courbe de calibration s’étendant de 50 à 500 ng/ml, il convenait donc d’effectuer une dilution de l’échantillon pour les valeurs > 500 ng/ml. Ceci a été réalisé à l’aide du tampon FPIA.
Le contrôle utilisé a été le contrôle L à 300 ng/ml du coffret de contrôles du laboratoire Abbott.
L’automate TDx-FLx permet le dosage de nombreux médicaments par la méthode FPIA en un temps réduit d’environ 15-20 minutes.
La sensibilité retenue a été de 50 ng/ml après analyse d’études similaires (2)-(3)-(4).
L’analyse a été réalisée sur 100 µl de sérum ou plasma, après une étape préalable de centrifugation du tube de sang (5 minutes à 3500 tr/min).
Le programme adapté au dosage urinaire de la méthadone a pu être utilisé sans modification, mis à part la valeur du seuil qui a été fixée arbitrairement.
Résultats
Absence d’effet matrice
Blanc : la déviation de la lumière polarisée du blanc dans la matrice urinaire est de 180 et correspond au zéro de la gamme de calibration; la polarisation moyenne du blanc dans la matrice plasmatique est de 182,5. Ces valeurs de polarisation sont sensiblement identiques. La nature de la matrice n’interfère donc pas.
Etalons : la précision et l’exactitude ont été calculées à partir de 5 déterminations. Les résultats sont résumés dans le tableau I. Le coefficient de variation était inférieur à 6 % ce qui est très satisfaisant (on considère qu’il doit être inférieur à 15 % (8)). L’inexactitude était inférieure à ± 8 %, ce qui est acceptable (elle doit être inférieure à 15% (8)).
Comparaison des techniques FPIA et CPG-SM
Le tableau 2 récapitule les valeurs des concentrations sériques de méthadone obtenues par les 2 méthodes sur 10 échantillons de patients.
La fourchette des valeurs obtenues (selon la chromatographie) s’étendait de 35 à 1494 ng/mL.
L’erreur relative (ER) acceptable doit être de ± 15 %.
Les valeurs grisées sont celles dont l’ER était supérieure à ± 15 %. Ceci correspond aux limites de la méthode abordées dans la discussion.
L’erreur absolue moyenne sur les 10 échantillons était de -64 ng/ml (extrêmes: -319; 17), pour une valeur moyenne de concentration de 576 ng/ml. L’erreur relative moyenne était de –11 %.
Il y a une corrélation entre les techniques FPIA et CPG-SM. Le coefficient de détermination R2 était de 0,99.
La relation entre les 2 techniques était linéaire, selon l’équation y = 0,82x + 38, sur l’étendue des valeurs 35-1494 ng/ml. Si l’on réduit le domaine étudié de 35 à 1350 ng/ml, l’équation de la droite de régression linéaire devient: y = 0,88x + 24 (R2= 0,99).
Discussion
L’aspect analytique
Discussion des résultats
Il n’y a pas d’effet matrice : le kit urinaire commercialisé est donc utilisable pour le dosage dans une matrice sérique. La technique FPIA est précise pour le dosage sanguin de la méthadone.
L’exactitude, calculée pour les 10 échantillons de patients, donne une erreur relative < ± 15 % pour 7 prélèvements. Les valeurs des 3 autres prélèvements correspondent aux limites de la méthode exposées dans le point suivant.
Les 2 méthodes sont bien corrélées (R2 = 0,99). La dispersion des valeurs par rapport à la droite de régression est faible. Ceci a d’ailleurs été validé dans d’autres études (2)-(3)-(4).
Notons que les prélèvements de valeur > 1000 ng/ml ne correspondent pas à la réalité clinique, et ne sont d’ailleurs pas des concentrations résiduelles.
Les limites de la méthode FPIA
Deux zones de concentration présentent une inexactitude importante (supérieure à 15%):
- La zone autour de 50 ng/ml, qui est la valeur limite de quantification. Deux valeurs de dosage ont été rapportées comme étant légèrement > 50 ng/ml pour des valeurs de référence déterminées par CPG-SM < 50 ng/mL : il y a donc une légère surestimation autour de cette valeur, mais cette imprécision est acceptable car l’information fournie demeure suffisante pour le STP.
- La zone supérieure à 1000 ng/ml est également source d’inexactitude: dans cette zone, les valeurs sont sous-estimées de 21 %. A noter que ces valeurs n’ont pas pu être interprétées cliniquement car elles ne correspondaient pas à de vraies valeurs résiduelles. Les concentrations supérieures à 1000 ng/ml sont normalement très rares car toxiques. Et on peut considérer qu’au-dessus de 600-800 ng/ml, une certaine vigilance est requise (survenue d’effets indésirables).
La fiabilité de la technique par polarisation de fluorescence dans le dosage sanguin de la méthadone a été confirmée par l’ensemble des résultats. Il convient bien entendu de prendre en compte les limites de cette méthode pour ce type de dosage. Notons également quelques avantages de la FPIA, communs à d’autres méthodes immunochimiques.
Les avantages de la technique FPIA
L’obtention des résultats est rapide. Le dosage est réalisé en 30 minutes environ directement sur le sérum ou le plasma.
Un faible volume d’échantillon est requis pour la technique FPIA, évalué à 0,5 ml de sang (environ 5 ml nécessaires pour la chromatographie). L’avantage n’est pas négligeable dans les cas de patients difficiles à prélever.
Ainsi, la technique de micro-prélèvement en capillaire peut être utilisée avec la technique de dosage par polarisation de fluorescence.
La facilité dans la réalisation du dosage est un atout supplémentaire. Aucune compétence technique spécifique n’est nécessaire.
L’aspect clinique
Les difficultés pratiques rencontrées
L’établissement de la zone thérapeutique a été difficile à définir après l’étude de la littérature car les fourchettes de concentrations thérapeutiques varient largement de 100 à 1000 ng/ml. Mais l’analyse bibliographique a permis de retenir l’objectif d’une concentration-cible de 400 ng/ml, souligné par certains auteurs (5)-(6)-(7) et reconnu dans les consensus actuels.
Le prélèvement du sang du patient est un point très délicat du STP. Il n’a pas été réalisé directement au CSST: le patient a donc dû entreprendre une démarche volontaire pour se faire prélever, ce qui est parfois difficile à obtenir en pratique. De plus, un volume sanguin minimal a été requis pour permettre le dosage selon les 2 techniques. Or, le prélèvement peut être difficile à réaliser du fait du mauvais état du réseau veineux du patient (ex-usager d’héroïne par voie intraveineuse). Enfin, l’obtention d’une concentration résiduelle peut être difficile avec des patients suivis en ambulatoire.
Intérêts du dosage sanguin de la méthadone dans le STP
L’analyse des dossiers des patients en collaboration avec le CSST et la confrontation clinico-biologique ont été nécessaires pour l’interprétation dans le STP des patients.
La détermination des concentrations sériques de méthadone s’est avérée utile dans divers cas : lors de la suspicion de sous-dosage, lors d’interaction médicamenteuse avec un traitement anti-rétroviral, lors d’un suivi de grossesse, pour justifier auprès du patient de l’inadéquation de la dose. Quelques exemples de cas cliniques étudiés en STP, sont résumés dans le tableau III; les résultats des dosages sanguins correspondants sont donnés dans le tableau II.
Dans ces divers exemples le dosage sanguin a permis d’aider le clinicien à l’adaptation individualisée de la posologie dans un contexte clinique précis, et de participer à la stabilisation du patient (9).
Conclusion
Ce travail a permis la mise en place du STP des patients non stabilisés par leur traitement de méthadone en coopération avec le CSST de Tours.
La technique FPIA s’est révélée précise et exacte pour le dosage sanguin de la méthadone, et utilisable directement avec l’ensemble du kit commercialisé.
La réussite de la prise en charge d’un patient traité par méthadone passe par la bonne coordination d’une équipe multidisciplinaire, à laquelle peut s’ajouter l’aide du pharmacologue.
L’aspect pharmacologique du traitement de substitution par la méthadone est très important, mais le soutien psychologique et social au sein d’une structure est déterminant dans l’amélioration de la vie du patient.
Note sur les auteurs : Le Dr Jérôme BACHELLIER exerce au Centre spécialisé de soins aux toxicomanes (CSST) Port-Bretagne à Tours et nous adressé cet article pour publication dans le Flyer. Les Drs C. Boglione-Kerrien, Y. Furet, G. Paintaud et E. Autret-Leca exercent au Service de pharmacologie du CHRU de Tours
BIBLIOGRAPHIE
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