En janvier 2021 était publié par le Fonds Actions Addictions le rapport « Réduction des Risques et des dommages liés à l’alcool (RdRDA) – Historique, pratiques, analyse et propositions », document constitutif du bilan mobilisé par la MILDECA et la DGS dans le cadre de l’objectif 7.1 du Plan national de mobilisation contre les addictions 2018–2022 : « Adapter le cadre de référence pour les acteurs de la réduction des risques ».
Si certaines des recommandations formulées y présentent un intérêt évident, les diverses approximations méthodologiques, historiques et conceptuelles de cette publication pouvaient laisser penser qu’elle n’aurait qu’une portée limitée. Or elle semble bel et bien inspirer les nouveaux référentiels qui se sont fait jour, telle cette note publiée sur le site web de la MILDECA en septembre 2021 : « La réduction des risques associés à la consommation d’alcool – Principes de l’intervention » (1) .
L’un des aspects problématiques du rapport du Fonds Action Addictions réside dans une singulière présentation du concept même de Réduction des Risques, envisagée in fine comme une sorte de caractère inhérent à toute forme de prise en charge des addictions depuis toujours. Tels des Mr Jourdain de la prose les addictologues auraient de tous temps fait de la RDRD sans le savoir, ne fut-ce que par le fait qu’ils conduisent leurs patients à arrêter ou réduire leurs consommations.
Ce raisonnement s’appuie en partie sur le syllogisme déjà relevé par le Flyer (2) : « la consommation d’alcool est à risque, réduire la consommation réduit les risques, donc la réduction de la consommation est une stratégie de RdR&D ».
Il s’appuie aussi sur le fait que la notion de RdR&D peut couvrir une infinité de champs (cf. p.30 du rapport) : « La RdRDA concerne tout autant les lois et les programmes que les pratiques. Elle vise à réduire les conséquences néfastes des consommations d’alcool tant au niveau de la santé individuelle qu’au niveau socio-économique. Son périmètre d’application est par conséquent très large, permettant des déclinaisons sous des formes extrêmement variées : politiques locales, dispositifs de sécurité routière, interventions de repérage précoce et intervention brève (RPIB), campagnes d’information, réponses pénales adaptées, maraudes en milieu festif etc. ». Nous pourrions être ainsi amenés à considérer que les sevrages contraints constituent également d’évidentes déclinaisons de la RdR&D.
Concernant le soin en addictologie, les auteurs considèrent finalement qu’il suffit d’être accueillant, non-jugeant, de savoir accepter le patient « là où il en est », rester disposé à poursuivre sa prise en charge même lorsque ce dernier rechute, pour qualifier l’accompagnement de « RDR ». Autrement dit, s’abstenir de maltraitance et ne pas interrompre une prise en charge quand le patient a du mal à guérir devient en soi de la RdR. La source CAMERUP citée en p. 23 du rapport est assez éloquente à cet égard : la référence à l’approche RDR pour en souligner tant la pertinence que l’antériorité y est formulée ainsi : « La réduction des risques en tant que telle a toujours été pratiquée par les associations en laissant le choix au malade de suivre ses idées. La poursuite d’une prise en charge de malades même non sevrés restera de mise tout en suivant l’évolution de la situation et en proposant d’autres alternatives en cas de constat d’échec » (3) .
Cette conception de la RdR peut également être reliée à celle qui conduit insidieusement de nombreux CAARUD à s’abstenir de traiter des pratiques de consommations de leurs usagers, se limitant en cela à la mise à disposition de matériel d’injection (parfois délivré au compte-goutte) pour finalement ne plus s’occuper que d’accès aux soins, de dépistage, d’ouverture de droits, d’hygiène (douches, lave-linge…), d’hébergement, etc.
Tout travailleur social exerçant en CAARUD est ainsi amené à considérer que puisque l’usage de drogues induit des dommages sanitaires et sociaux, la RdR&D consiste dès lors à favoriser l’accès aux soins, à l’hygiène, aux droits, à l’insertion, etc. Raisonnement imparable qui aboutit de facto à la création de guichets uniques pour personnes estampillées « usagers de drogues », permettant consécutivement à certains services de droits communs de se délester de ce public encombrant. Dans certains territoires, les CAARUD se sont même retrouvés contraints de pallier aux déficits de dispositifs d’urgence sociale pour des publics relativement peu concernés par des problématiques de consommation.
On peut dès lors se demander qui va pouvoir continuer à traiter de RdR prise en son sens premier : l’accompagnement ou la sécurisation des consommations pour en réduire les risques et les dommages ?
Est-ce pour mieux marginaliser cette notion de sécurisation des consommations que le rapport de Fonds Actions Addictions semble opposer deux visions de la RdR dont l’une, celle qui s’y attache, ne relèverait finalement que d’une histoire datée, contextualisée et peu opérante en regard de la modernité dans laquelle il convient de se projeter :
- P.35 : La « RdR historique, mouvement militant dont le paradigme central est le droit à l’usage et la dénonciation de la prohibition des drogues […] se décline sous forme de programmes consistant essentiellement en une distribution de matériel (d’injection, de substitution etc.) et d’information, et cela dans des structures généralement « bas seuil ».
- P.34 : « Cette RdR historique avait des objectifs bien différents, et beaucoup plus spécifiques de ceux de la RdRD contemporaine. La RdR sous sa forme initiale visait principalement à réduire le risque infectieux lié à l’utilisation de matériel potentiellement contaminé (seringue, cuillère, paille…). Construite en grande partie par des usagers, son propos ne portait pas sur le produit consommé en tant que tel. L’objectif affiché n’était pas d’induire un changement quantitatif ou qualitatif de l’usage, mais de sécuriser celui-ci pour éviter une contamination. Comme le souligne un addictologue, « la RdR (historique) n’a pas d’objectif de consommation, il n’y a pas de projet ».
Ainsi, une RdR « historique » sans projet, dogmatique et enfermée dans les œillères de la sécurisation des consommations face au risque de contamination au VIH, s’opposerait à une RdRD contemporaine moderne et ambitieuse, dont les fondements seraient finalement maîtrisés depuis toujours par les « vrais » addictologues, seuls capables d’intégrer à leur démarche la notion de « dommages ».
Le rapport évoque en effet en ces termes l’ajout de la notion de dommages (p.56) : « Il est vrai que la loi santé de 2016, en ajoutant, dans l’intitulé de la politique la notion de « réduction des dommages », a provoqué un élargissement de la RdR, en y intégrant des enjeux relevant plus directement du soin. Un expert de santé publique explique : « La RdR, porte sur la réduction des risques immédiats (…) En ajoutant le D, on a rendu le concept plus flou, en élargissant au champ du médical, des soignants. Il s’agit de réduire les risques liés à l’exposition au long cours ». Réduction des risques et réduction des dommages sont des approches qui ne portent pas sur la même temporalité». Une idée bien étrange lorsque l’on connaît l’origine du concept de Réduction des risques, traduction imparfaite de celui de « harm reduction » venu du monde anglo-saxon (4) .
Nous nous inquiétons ici de l’influence de travaux relayant de telles confusions sur les nouveaux référentiels qui se font jour.
Revenons tout d’abord sur la définition de la RdRD antérieurement donnée par la MILDECA (5) : « La réduction des risques et des dommages (RDRD), sans nier le caractère illicite de certains usages, permet de considérer l’addiction comme une maladie chronique. Elle s’adresse également aux personnes non dépendantes dont les pratiques s’avèrent particulièrement dangereuses. Elle reconnaît que l’arrêt de la consommation n’est pas possible pour certaines personnes, à certains moments de leur trajectoire, et qu’il faut alors mobiliser des leviers pragmatiques et adaptés pour améliorer leur qualité de vie ».
Bien que pouvant faire débat (ne fut-ce que pour son impasse sur le rôle des usagers), cette formulation a le mérite de mettre en exergue la caractère pragmatisme de cette approche ainsi que ses visées en termes de qualité de vie.
Dans sa nouvelle note (27/09/2021), la MILDECA précise tout d’abord que « la réduction des risques et des dommages associés à la consommation d’alcool (RdRDA) est la déclinaison, pour le produit alcool, du paradigme de « réduction des risques et des dommages (RdRD) initialement limitée aux usages de stupéfiants ».
Or voici ce que devient cette déclinaison dans sa définition des « Objectifs de la RDRD Alcool » :
- « La RdRD alcool agit sur la situation globale de l’usager en visant plus particulièrement la reprise en main de la consommation d’alcool. Aujourd’hui, elle repose essentiellement sur la baisse des consommations, permettant aux personnes de penser leur usage d’alcool, d’être prises en charge quant à leur état de santé physique et psychique et d’améliorer leur insertion sociale et professionnelle ».
- « En outre, elle facilite l’entrée dans le soin, favorise la compliance aux soins, évite les ruptures de soins et réduit le défaut de recours au soins, le « gap treatment», préjudiciable aux consommateurs. Enfin, elle réduit les conséquences de la consommation sur les tiers ».
S’opèrent ainsi des glissements significatifs :
- La RdRD est à nouveau perçue comme extérieure au « soin »,
- la reconnaissance du fait que l’arrêt de la consommation n’est pas possible pour certaines personnes, vient à présent se conjuguer avec les visées de reprise en main des consommations et de baisse des consommations, qui devient l’Alpha et l’Omega de l’intervention RdRD. Exit donc, la notion de sécurisation des consommations qui était l’option fondamentale des PES.
- A l’idée de pragmatisme centré sur la qualité de vie de l’usager, viennent se substituer les perspectives d’améliorer son insertion sociale et professionnelle, de compliance aux soins et de baisse des conséquences de ses consommations sur les tiers. La RdRD se voit ainsi apparentée à un moyen de ramener la personne à des pratiques de consommation socialement acceptables (qu’en aurait-il été des drogues illicites ?)
- La baisse des consommations est également présentée comme permettant aux personnes d’être prises en charge quant à leur état de santé physique et psychique. Renoncerait-on à l’ambition d’adapter la prise en charge à l’état et la situation de l’usager plutôt que l’inverse ?
- L’idée selon laquelle les usagers eux-mêmes détiennent la plus grande part de l’expertise nécessaire à la mise en œuvre de réponses pertinentes, est contredite par le sous-entendu selon lequel seule la baisse des consommations permettrait aux usagers de penser leurs usages.
S’ensuit, après l’énoncé de ces objectifs, une liste de « principes fondamentaux » et de « recommandations pratiques » dans lesquelles se retrouve à peu près toute la panoplie des outils classiques d’intervention en addictologie : repérage précoce et RPIB (présentés comme « intervention socle de la RdRD alcool »), entretien motivationnel, TCC, quantification, traitements médicamenteux, soutien à l’activité physique, groupes d’entraide…
C’est ainsi que par un étrange retournement, la nouvelle définition de la RdRD intègre à peu près tout ce qu’a pu pratiquer l’addictologie au cours des dernières décennies, mise à part… la sécurisation des consommations, dont la notion en est complètement absente.
Référence
- (1) MILDECA. La réduction des risques associés à la consommation d’alcool – Principes de l’intervention
- (2) Benslimane, M. « Réduction des Risques ou Réduction de la consommation, Dry January : Retour sur une opération pavée de bonnes intentions » – Flyer n°80, sept. 21
- (3) CAMERUP, Livre Blanc édition 2016, p.59
- (4) D’autres pays francophones comme le Canada, tout comme l’IHRA (Harm Reduction International Association), l’ont plutôt traduit par «réduction des méfaits ».
- (5) MILDECA. L’Essentiel sur… La réduction des risques et des dommages