Propos liminaire
L’arrivée en 2022 des formes de buprénorphine dites long-acting est probablement une des ultimes péripéties de l’histoire de la buprénorphine en tant que médicament de substitution opiacée, mis sur le marché pour la première fois en France en 1996.
Il nous a semblé intéressant d’interviewer quelqu’un que beaucoup de professionnels du milieu de l’addictologie et de la Réduction des Risques connaissent. Il s’agit de Thierry Kin, que j’ai déjà interviewé pour le Flyer avec d’autres dirigeants de l’industrie (1) mais aussi pour la revue Swaps à propos de la méthadone gélule (2), dont il est l’artisan de la mise sur le marché en France.
Présent parmi nous depuis 1995 à l’occasion de la mise sur le marché de Subutex®, associé au développement de la méthadone de 2000 à 2015, il a été ensuite impliqué dans la mise sur le marché de la naloxone et du Baclocur®. Nous avons souvent échangé avec lui, comme beaucoup de professionnels, et sa distance avec les intérêts financiers de l’industrie a toujours été reconnue et appréciée de tous ainsi que son franc-parler.
L’interview
Retour sur l’histoire de la substitution
Mustapha Benslimane : Bonjour Thierry, comment vas-tu ? Nous avons appris que tu étais libre de tout engagement professionnel et j’ai eu envie de t’interpeller sur l’arrivée des formes long-acting de buprénorphine qui font l’actualité des TSO. Avec plus de 25 ans de MSO derrière toi, tu as certainement un avis là-dessus. Tu es connu dans le milieu pour être l’inventeur de la gélule de méthadone et l’artisan de sa mise sur le marché en France, mais avant de nous répondre sur la buprénorphine long-acting, quelle est ton actualité ?
Thierry Kin : Bonjour Mustapha, je vais très bien merci. J’ai effectivement pris de la distance avec l’industrie pharmaceutique depuis quelques mois. Ma dernière expérience chez Ethypharm (2015-2022) m’a permis de sortir un peu la tête du marché des médicaments de substitution opiacée avec le développement de Baclocur, et la mise sur le marché d’une forme injectable de naloxone -Prenoxad® – mais pour y revenir très vite avec la mise sur le marché d’Orobupré®. Sans oublier le développement de bas-dosages de morphine (1 et 2,5 mg), utiles pour la prise en charge de la douleur chez des patients fragiles, projet que j’ai initié dès mon arrivée chez Ethypharm, en écoutant les attentes des médecins de la douleur.
Mustapha Benslimane : En fait, tu t’attaches à mettre sur le marché des galéniques nouvelles ou à compléter des gammes avec des dosage utiles pour les patients…
Thierry Kin : Oui, quand je le peux ! Je l’ai fait pour les gélules de méthadone avec l’ajout d’un dosage plus bas (le 1 mg qui a trouvé sa place en fin de traitement et en adaptation fine de la posologie), et avec la morphine puisque les comprimés orodispersibles d’Actiskenan® 1 et 2,5 mg sont les premières formes solides de morphine bas-dosage. J’avoue ne pas avoir réussi à convaincre mon dernier employeur à développer des bas dosages d’Orobupré® (0,2 et 1 mg) qui auraient probablement changé considérablement la donne en termes de réussite commerciale…
Mustapha Benslimane : La douleur, c’était nouveau pour toi avec le développement des bas dosages de morphine ?
Thierry Kin : non, pas du tout ! C’est toute la ‘magie’ des opioïdes, tour à tour antalgique et médicaments de substitution. En 1995, quand j’ai rejoint Schering-Plough, nous nous sommes occupés de l’information sur Temgésic®, antalgique opioïde à base de buprénorphine, en attendant la mise sur le marché de Subutex®. Dès le début des années 2000, tout en assurant la communication sur la méthadone en tant que MSO, j’ai porté en interne le projet de développement d’une Autorisation de Mise sur le Marché de la méthadone dans la douleur. Ce qui a fini par arriver juste après mon départ de chez Bouchara-Recordati. Les médecins de la douleur, ni ceux de l’addiction, ne savent pas forcément qu’avant d’être un médicament de substitution, la méthadone était reconnue comme un antalgique opioïde particulièrement puissant. On peut parler aussi de la morphine, antalgique opioïde de référence qui dans certains pays voisins, Suisse, Allemagne et Autriche vit une seconde carrière brillante de MSO depuis quelques années. En France aussi, les hauts dosages de Skenan® sont également utilisés en substitution opiacée mais de façon très officieuse, pour ne pas dire honteuse.
Mustapha Benslimane : Et la naloxone, Prenoxad en l’occurrence ?
Thierry Kin : Ayant promu des opioïdes une grande partie de ma carrière, mettre sur le marché une naloxone me paraissait comme une suite logique. Je regrette simplement que la naloxone ait beaucoup de mal à s’installer en France. Je crois que de nombreux CSAPA et même CAARUD n’en délivrent toujours pas ou très peu. Les médecins généralistes n’en prescrivent pas. Et je m’étonne toujours qu’un détenu avec un passé de consommation d’opioïdes sorte de prison sans kit naloxone, alors que nous savons depuis des décennies que c’est LA situation à risque d’overdose. Idem pour ceux qui sortent d’une cure de sevrage ou d’un SSR. Leur baisse de tolérance aux effets dépresseurs respiratoires des opioïdes les rend particulièrement vulnérables en cas de consommation.
Mustapha Benslimane : Pourquoi la naloxone a tant de mal à s’installer en France ?
Thierry Kin : C’est probablement un déficit de culture RdR. On attend tellement des usagers qu’ils se « soignent », prennent correctement leur méthadone ou buprénorphine, et deviennent abstinents qu’on en oublie les consommations à risque inévitables. Je crois aussi que les conditions de mise sur le marché des formes intranasales, leur disponibilité aléatoire les premières années, le positionnement de certains sur une forme plutôt qu’un autre, pour un laboratoire plutôt qu’un autre, alors qu’il fallait promouvoir plus simplement l’accès à la naloxone, n’ont pas contribué à l’adhésion générale.
Mustapha Benslimane : Quelle est ton activité aujourd’hui, puisque tu as quitté l’industrie ?
Thierry Kin : On va dire que je bricole. Je donne toujours des formations sur l’histoire française de la substitution que j’ai vécue dès ses débuts. La dernière en date, à Paris-Descartes, pour des étudiants en master de neuroscience. Je pige pour ASUD et j’ai eu le plaisir d’écrire un article sur la méthadone et son histoire singulière, depuis sa mise sur le marché jusqu’à l’enterrement de la primo-prescription de méthadone en ville. Enfin, j’ai été sollicité par le CNAM pour un webinaire en octobre de cette année qui a donné ensuite lieu à un article publié dans la revue « Politiques des Drogues ».
Mustapha Benslimane : J’ai vu effectivement cet article (3). Tu étais effectivement bien placé pour décrire les enjeux des industriels sur les marchés des médicaments de l’addiction.
Thierry Kin : Et enfin, je fais un peu de consulting pour un industriel qui se lance dans le développement d’un médicament pour l’addiction à la cocaïne. Mais c’est pour l’instant ‘top secret’ ??
A propos de la buprénorphine long-acting
Mustapha Benslimane : Venons-en au motif de cet interview, à savoir les buprénorphines long-acting ?
Thierry Kin : Tout d’abord, comme d’autres, je préfère buprénorphine à libération prolongée, qui dit clairement ce dont il s’agit. Je ne vois pas en quoi il est intéressant en France d’utiliser la langue anglaise pour définir ce qu’on sait dire en français. C’est d’ailleurs dans ces termes que les Autorités de Santé, HAS et ANSM s’expriment.
Mustapha Benslimane : Ok, va pour ‘libération prolongée’, probablement que ‘long-acting’ relève plus d’un slogan marketing… Mais encore ?
Thierry Kin : Je n’ai pas bien sûr d’avis clinique sur ce médicament…n’étant pas clinicien moi-même et ne pouvant fonder un avis que sur celui des cliniciens, qui en l’occurrence est mitigé. Je peux te dire ce que j’en pense au niveau ‘concept’ et conditions de mise sur le marché.
Mustapha Benslimane : Alors le concept en tant que tel ?
Thierry Kin : De mon point de vue, les buprénorphines à libération prolongée ne sont pas des MSO (Médicaments de Substitution Opiacée) au sens où on l’entend pour la méthadone ou la buprénorphine. En effet, le concept de MSO qui remonte aux années 60 repose sur l’idée qu’un opioïde à longue durée d’action (on parle ici de 24 heures) pouvait en une prise remplacer l’héroïne auprès d’usagers dépendants et consommateurs pluriquotidiens. Le tout, dans une approche de réduction des risques permettant qu’un usager sous méthadone puisse avoir accès à des seringues propres et que les consommations pendant le traitement soient acceptées. Dans le cas des buprénorphines à libération prolongée actuellement proposées, elles n’entrent pas dans cette approche globale « substitution – RdR ».
Mustapha Benslimane : Donc Buvidal et Sixmo, quelle est leur fonction, si ce ne sont pas des MSO ?
Thierry Kin : Je pense qu’il s’agit effectivement d’autre chose. Je dirai qu’ils sont des « médicaments de substitution aux MSO » pour ne pas dire des « médicaments de sevrage des MSO » s’adressant aux patients sous MSO en phase finale diront beaucoup de ceux avec qui j’ai pu en parler. C’est-à-dire à faible posologie sans consommations récréatives d’opioïdes et surtout gênés par la prise quotidienne. Ceci étant dit, tous les patients en fin de traitement ne sont pas gênés par la prise quotidienne. Pour beaucoup, c’est un rituel bien ancré et la perspective de supprimer la prise quotidienne de buprénorphine ou de méthadone peut être angoissante.
Mustapha Benslimane : Donc il y a de la place pour ces médicaments ?
Thierry Kin : Bien sûr. Il faut que les buprénorphines à libération prolongée trouvent leur public, constitué de patients qui fréquentent surtout les cabinets de médecine de ville.
Mustapha Benslimane : Mais Buvidal et Sixmo sont réservé au milieu spécialisé. Que faut-il faire pour que les patients ‘rencontrent’ le produit. Tu ferais quoi à la place des laboratoires qui s’occupent de ces médicaments ?
Thierry Kin : Je ferai ce que j’ai fait pour la méthadone dans les années 2000, réservée au milieu spécialisé mais dont les médecins généralistes avaient besoin pour leurs patients injecteurs de buprénorphine. C’est-à-dire créer ou renforcer le lien entre la médecine de ville et le milieu spécialisé. Faire en sorte que les médecins généralistes qui ont beaucoup de patients en fin de carrière de MSO puissent être informés de ces nouvelles formes de buprénorphine (ce qui n’est pas le cas actuellement), en informer à leur tour leurs patients et les adresser à un CSAPA ou un service hospitalier pour mettre en place le traitement. Informer les médecins des services spécialisés est certes une étape obligatoire, mais compte-tenu du fait qu’ils suivent moins de 20% des patients sous buprénorphine et pas forcément les meilleurs candidats à une libération prolongée, il faudra sortir de cette ornière.
Mustapha Benslimane : Tu as eu des échanges avec des prescripteurs de Buvidal ?
Thierry Kin : Oui, comme vous au Flyer je suppose. J’ai rencontré des médecins qui ne voyaient pas l’intérêt pour leurs patients, encore consommateurs occasionnels. D’autres qui l’avaient proposé à des patients qui l’ont refusé. Beaucoup réfléchissent en équipe à une utilisation prochaine, notamment en milieu pénitentiaire, car la suppression de la délivrance quotidienne est un avantage indéniable, pour l’institution certes mais aussi pour les patients. L’avenir nous dira assez vite la place de ces formes à libération prolongée.
Mustapha Benslimane : Merci et à bientôt pour une prochaine interview, si tu es disponible.
Bibliographie
- (1) Benslimane et al. MSO, overdoses et réduction des risques Quoi de neuf (automne 2018) du côté de big pharma ? Le Flyer n° 73, novembre 2018
- (2) Entretien avec Thierry Kin. « Pérenniser la méthadone sèche ». Swaps n°50
- (3) Kin. Médicaments de l’addiction et firmes pharmaceutiques, enjeux et contraintes. Revue Politiques des drogues [CNAM] n°3, novembre 2022.