Ndlr : Après l’Italie, nous voici à plusieurs milliers de kilomètres, en Inde. A nouveau, pour Le Flyer, Benjamin Rolland interroge un collègue étranger sur les addictions et leur prise en charge dans son pays, au travers d’une interview standardisée d’une dizaine de questions. Elles portent sur les usages de substances, le système de soins, l’état des réflexions en matière de réduction des dommages et de législation sur les substances. L’occasion de découvrir les différences et ressemblances parfois méconnues avec des pays voisins ou au contraire très éloignées.
Le Flyer : Pouvez-vous vous présenter en quelques lignes ?
Lekhansh SHUKLA : Je suis un médecin de 31 ans, avec une formation de trois ans en psychiatrie, et quatre en addictologie. Je travaille à Bangalore, une grande métropole située dans le sud de l’Inde (1). Je suis actuellement Chef de Clinique au National Institute of Mental Health and Neurosciences (NIMHANS). Il s’agit d’un centre de niveau national destiné aux soins et à la recherche sur les troubles psychiatriques et neurologiques, et financés par le gouvernement indien.

Le Flyer : Quels sont les principales données épidémiologiques en matière d’addiction dans votre pays ? Les principaux centres d’intérêt ou principales causes d’inquiétude actuelles ?
Lekhansh SHUKLA : La National Household Survey of Drug de 2004 a fourni les données les plus complètes sur les troubles d’usage de substance dans le pays. Par ailleurs, des données plus récentes ont été fournies par la National Mental Health Survey de 2015-2016. En gros, la dépendance au tabac (22,5 % de la population adulte) est l’addiction la plus fréquente, suivie par l’alcool (4,6 %), tandis que les autres troubles d’usage de substance sont rares (0,6 %). Au niveau national, les politiques de santé se concentrent donc sur l’alcool et le tabac dans le cadre du programme sur le contrôle des pathologies non-transmissibles.
Le Flyer : Quelles sont les substances légalisées, dépénalisées, ou interdites, dans votre pays ? Quel est l’état du débat sur la question de la dépénalisation ou légalisation de certaines substances comme le cannabis ?
Lekhansh SHUKLA : L’alcool (à l’exception des états (2) où il est interdit) et le tabac sont légalisés avec des restrictions d’âge. Ces restrictions sont variables selon les états, mais elles ne vont jamais en-dessous de 18 ans. L’alcool est interdit dans trois états : le Bihar, le Gujarat, et le Nagaland. Les deux premiers sont de très grands états (par comparaison, dites vous que chacun d’eux a une population supérieure à celle de la France! (3) ), alors que le Nagaland est un état beaucoup plus petit et reculé. En pratique, un seul de ces états (le Bihar) applique une interdiction stricte de l’alcool. La peine pour usage d’alcool au Bihar peut aller jusqu’à sept ans de prison. L’usage de feuilles de cannabis (appelées Bhang) est dépénalisé dans toute l’Inde, tandis que la consommation des inflorescences (Marijuana) ou tout dérivé type haschich, huile ou Charas (4), constitue un crime. En Inde, il existe un débat, mais marginal, sur la dépénalisation de toutes les formes de cannabis. En fait, le débat le plus substantiel est plutôt autour de l’extension de la pénalisation de l’usage d’alcool dans d’autres états indiens, sur l’exemple de ce qui existe au Bihar.
Le Flyer : L’addictologie est-elle structurée et enseignée comme une discipline spécifique ? Si ce n’est pas le cas, estimez-vous que cela pose problème et pourquoi ?
Lekhansh SHUKLA : L’addictologie est enseignée comme une spécialité à part entière dans seulement trois instituts nationaux, dont celui dans lequel je travaille. En pratique, le terme d’addictologie (“Addiction Medicine”) est pratiquement inconnu dans la plupart des écoles de médecine du pays. C’est un réel problème pour au moins deux raisons. D’abord, cela signifie que la plupart des patients atteints d’addiction reçoivent des soins qui ne sont pas basés sur les standards internationaux. Ensuite, cela crée un manque de professionnels qualifiés pour la prise en charge des patients et la dissémination des bonnes pratiques aux médecins généralistes. Une autre conséquence de cette absence d’expertise est que les discours dominants sur les addictions à l’échelle nationale sont encore largement dominés par les modèles moralistes ou magico-religieux.
Le Flyer : Au niveau des soins, y a-t-il des spécificités de prise en charge « produit par produit » ou bien au contraire un système intégrant toutes les addictions de manière globale ?
Lekhansh SHUKLA : Il n’existe pas vraiment de système “national” de soins des addictions dans mon pays. D’abord, plus de 60 % des besoins de santé sont couverts par le secteur privé, avec participation directe aux frais de la part des patients. En pratique, un médecin privé n’est pas vraiment contraint de suivre les recommandations nationales ou internationales. Une minorité de patients reçoivent des soins dans des centres de pointe qui possèdent un service d’addictologie en bonne et due forme. Ils y reçoivent un traitement spécifique de leur addiction, avec des critères spécifiques d’admission, et des modalités personnalisées de suivi et de traitement médicamenteux.
Le Flyer : Comment se fait l’articulation entre soins ambulatoires et soins hospitaliers ? Est-ce un élément important de l’organisation des soins ?
Lekhansh SHUKLA : A ma connaissance, le NIMHANS, la structure où j’exerce, est le seul centre du pays qui possède un service de suivi post-hospitalier. Pour faire simple, dans les autres hôpitaux, les patients sont reçus en consultations ambulatoires de pré-admission et admis à l’hôpital si nécessaire, mais, après la sortie, il n’existe aucun dispositif pour assurer la continuité des soins à l’extérieur. Dans notre centre, nous avons recours à des rappels téléphoniques et un système de case managers pour assurer une continuité des soins après la sortie.
Le Flyer : Quels sont les médicaments de substitutions opiacés autorisés ? Quelle est leur place respective en terme de prescription, et pouvez-vous nous dire comment ces différentes molécules sont perçues globalement par les soignants ?
Lekhansh SHUKLA : La méthadone et la buprénorphine sont tous les deux autorisés comme MSO. Mais en pratique, aucun laboratoire n’a commercialisé de méthadone jusqu’à présent, donc elle n’est pas utilisée. Cela devrait changer prochainement en théorie. D’un point de vue légal, un médecin généraliste est autorisé à initier et prescrire un MSO après obtention d’une licence par le gouvernement.
Mais cette licence ne nécessite aucune formation ni certification particulière à l’exception d’un doctorat de médecine. En pratique toutefois, seuls les psychiatres obtiennent cette licence et prescrivent de la buprénorphine.
La seule exception à cela, ce sont les centres de l’organisation nationale pour le contrôle du SIDA (National AIDS control organization centers) dans lesquels des médecins généralistes dispensent directement des traitements par buprénorphine. Le stockage et la prescription de buprénorphine nécessitent de tenir un registre de stupéfiants comme pour la morphine. La perception des soignants sur la buprénorphine est contrastée. La majorité des psychiatres considère ce traitement comme une option de dernier recours, et ils n’aiment pas le prescrire en raison des contraintes médicolégales liées à son utilisation (5).
Le Flyer : Quelles sont, de manière très globale, les conditions légales d’accès aux différents MSO dans votre pays ?
Lekhansh SHUKLA : Vous trouverez beaucoup d’éléments là-dessus dans ma réponse à la question précédente. Un usager d’opioïdes peut souvent ne pas avoir un accès facile à un MSO car il doit d’abord trouver un psychiatre de sa localité qui prescrit de la buprénorphine. Et il y a de grandes chances qu’il n’y ait aucun prescripteur de MSO dans sa ville ou même dans l’état tout entier…
Le Flyer : Quelles sont les dispositifs de réduction des risques et des dommages dans votre pays ? Quelles sont leurs principales missions ? Quelles interactions ont ces structures avec les structures de soins
Lekhansh SHUKLA : Au niveau national, les programmes de contrôle du SIDA sont porteurs des programmes de réduction des risques et des dommages. Ce type de centre est souvent appelé “centre d’intervention ciblée” (“targeted invervention center”). Il est géré conjointement par un médecin généraliste désigné par le gouvernement, et dont la qualification se limite souvent au doctorat de médecine, par un travailleur médicosocial appelé “community counsellor”, et par un aidant (le plus souvent un patient rétabli de son addiction).
La mission de ces centres est d’accueillir et de maintenir en soins un maximum d’usager de drogues dans une localité donnée. Puisque la plupart des patients sont des usagers d’opioïdes, les MSO sont la principale “intervention” proposée dans ces structures. Certaines d’entre elles ont parfois des hot-spots qui proposent des programmes d’échange de seringues. Je ne peux pas vous fournir d’estimations sur ces hot-spots car aucune donnée n’est communiquée par le gouvernement. Ces structures n’ont par ailleurs aucun lien étroit avec les centres d’addictologie.
Le Flyer : Existe-t-il des sites d’injections supervisés ou structures similaires dans votre pays ? Si oui, combien en existe-t-il et quel est le ressenti global du politique et de la population vis-à-vis de ces structures ? Si non, est-ce en projet ou l’objet de débat dans votre pays ?
Lekhansh SHUKLA : Non, et à ma connaissance, contrairement à ce qui se passe dans les pays occidentaux, il n’y a aucun débat sur les mesures les plus controversées de réduction des risques. N’oubliez-pas que l’usage de drogues injectables concerne essentiellement les opioïdes. L’enjeu majeur pour le moment est déjà d’obtenir un consensus sur l’utilité et l’emploi des MSO.
Interview et traduction par Benjamin Rolland (Service Universitaire d’Addictologie de Lyon, 69)
Remerciements à Mustapha Benslimane pour son aide logistique
Notes
(1) La population de Bangalore est de 8 millions d’habitants.
(2) L’Inde possède 29 états dont 8 d’entre eux ont une population de taille comparable ou supérieure à celle de la France.
(3) La population du Bihar est de 104 millions d’habitants, celle du Gujarat de 60 millions d’habitants.
(4) Le Charas est une extraction manuelle de cannabis typique des régions proches de l’Himalaya. A la différence du haschisch, qui est fait en écrasant les plants de cannabis récoltés et séchés contre un tamis, le Charas est fabriqué à partir de plants de cannabis encore sur pied.
(5) Ces contraintes sont expliquées dans un article fournis par le Dr Shukla et disponible sur demande : Ambekar et al. Challenges in the scale-up of opioid substitution treatment in India. Indian J Psychiatry 2017; 59(1):6-9.