Introduction
Bien que 12 à 15% des détenus dans les prisons américaines aient des antécédents de dépendance à l’héroïne, un traitement de substitution par la méthadone ne leur est que rarement proposé, malgré une efficacité qui n’est plus à démontrer.
La reprise des conduites addictives, avec les risques qui y sont associés (infectieux, mortalité par overdose, délinquance, ré-incarcération…), survient habituellement dans le mois qui suit la sortie de prison.
Cette étude est le premier essai clinique randomisé effectué aux Etats-Unis portant sur l’efficacité d’une initiation de méthadone en prison pour peine. Son objectif est d’évaluer dans quelle mesure le fait d’initier un traitement par méthadone en détention avec accompagnement de la continuité des soins après libération s’avère plus efficace que d’initier le traitement par méthadone uniquement après libération ou fournir un simple soutien psychologique en détention avec orientation sans accompagnement à la libération.
Matériel et méthode
Participants
Les participants ont été recrutés entre septembre 2003 et juin 2005 dans le centre de détention pour hommes de Baltimore et devaient avoir été incarcérés depuis au moins 1 an.
Les critères d’inclusion étaient :
- être inclus dans les 3 à 6 mois précédant la libération,
- présenter les critères DSM-IV de dépendance à l’héroïne au moment de l’incarcération et avoir été physiologiquement dépendant dans l’année précédent l’incarcération,
- être éligible à un traitement de substitution par méthadone,
- résider à Baltimore après la sortie de prison.
Les patients ne présentant pas les critères de dépendance à l’héroïne pouvaient être inclus, s’ils avaient participé à un programme de traitement des dépendances aux opiacés dans l’année précédent l’incarcération. Sur les 253 sujets ayant donné leur consentement initial, seuls 211 ont été finalement randomisés.
Design de l’étude
Il s’agit d’un essai contrôlé avec randomisation dans 3 groupes équivalents en nombre. Une évaluation était effectuée à l’inclusion puis 1 mois après libération.
Prises en charge
Sur les 211 sujets randomisés :
- 70 ont été affectés au groupe soutien psychologique (counseling) uniquement (groupe 1) : seuls 50 ont réellement bénéficié d’une intervention, 18 parmi les 20 autres souhaitant l’initiation d’un traitement par méthadone, 1 relevant d’un statut de sécurité plus élevé incompatible avec l’étude et 1 ayant été libéré prématurément. Au cours du suivi, 6 ont été perdus de vue (dont 1 décès) limitant à 64 les sujets sur lesquels porte l’analyse finale.
- 70 ont été affectés au groupe soutien psychologique (counseling) + initiation de la méthadone après sortie de prison (groupe 2) : seuls 60 ont réellement bénéficié de la prise en charge prévue (5 souhaitant un traitement par méthadone avant libération et 5 ne pouvant le recevoir pour des raisons administratives) puis 4 ont été perdus de vue au cours du suivi, limitant à 66 le nombre de sujets sur lesquels l’analyse finale a porté
- 71 ont été affectés au groupe soutien psychologique (counseling) + initiation de la méthadone en détention (groupe 3) : seuls 67 ont réellement bénéficié de la prise en charge prévue (dont 2 sujets refusant finalement la mise sous méthadone) et seul 1 patient a été perdu de vue (prononcé d’une peine de prison supplémentaire).
L’initiation du traitement par la méthadone s’est faite très progressivement en raison de la disparition de la tolérance aux opiacés chez les détenus concernés. La dose initiale était de 10 mg par jour avec augmentation par paliers de 5 mg tous les 3 jours. Cependant, les 2 premiers participants s’étant plaint de sensations vertigineuses les premiers jours, la posologie initiale retenue a finalement été de 5 mg par jour avec augmentation par paliers de 5 mg tous les 8 jours jusqu’à atteindre 60 mg par jour. Le même protocole d’initiation de la méthadone a été suivi lorsque celle-ci survenait après la libération (second groupe).
Evaluation
Les patients ont passé l’Addiction Severity Index à leur inclusion. Un mois après libération, l’évaluation a consisté en un recueil des données concernant l’ensemble du traitement, un test urinaire pour les opiacés, la cocaïne et d’autres drogues illicites ainsi qu’un entretien sur la consommation d’héroïne, de cocaïne et l’activité délinquante.
Critères de jugement
Critère principal : Le critère principal de jugement au cours du suivi était l’existence d’une prise en charge par un dispositif de soin spécialisé en milieu libre et le résultat des tests urinaires aux opiacés.
Les critères secondaires étaient :
- la prise d’héroïne auto-rapportée,
- la prise de cocaïne auto-rapportée,
- les résultats des tests urinaires pour la cocaïne.
Hypothèse
L’hypothèse formulée était que, en termes d’inclusion dans une prise en charge spécialisée à la sortie de prison, le bras soutien psychologique (counseling) + initiation méthadone pendant l’incarcération donnerait des résultats supérieurs à ceux des bras soutien psychologique (counseling) + initiation méthadone après sortie de prison et soutien seul.
De plus, les résultats sur les divers critères de jugement dans le bras soutien psychologique (counseling) + initiation de méthadone après sortie de prison devraient être plus favorables que ceux dans le groupe soutien seul.
Résultats
Caractéristiques des participants
L’analyse 1 mois après libération a porté sur 200 sujets (totalité des sujets du groupe 3, 66 sur 68 sujets du groupe 2, 64 sur 70 sujets du groupe 1). Leurs caractéristiques sont présentées tableau 1. La majorité est d’origine afro-américaine. Ils ont tous déjà été incarcérés dans le passé.
Moins d’un tiers ont déjà bénéficié auparavant d’un traitement par méthadone. L’ensemble des participants a présenté une activité délinquante et un usage d’héroïne quasi quotidiens en moyenne dans les 30 jours précédant leur incarcération. Les 3 groupes ne diffèrent significativement sur aucune des variables présentées au tableau 1.
Tableau 1
Critère de jugement principal
Initiation d’une prise en charge spécialisée à la sortie de prison : 7,8% dans le groupe 1, 50,0% dans le groupe 2 et 68.6% dans le groupe.
Les différences sont toutes significatives entre elles à p<0,05. (tableau 2)
Tableau 2
Tests urinaires aux opiacés : les pourcentages de tests urinaires positifs aux opiacés sont de 62,9% dans le groupe 1, 41,0% dans le groupe 2 et 27, 6% dans le groupe 3.
La différence significative ne se localise que dans la comparaison du groupe 1 (plus de tests positifs) avec le groupe 3 (tableau 3).
Critères de jugement secondaires
Tests urinaires pour la cocaïne : pas de différence significative, les pourcentages de tests urinaires positifs étant de 63.9% pour le groupe 1, 48.7% pour le groupe 2 et de 44.8% pour le groupe 3.
Prise d’héroïne auto rapportée : les pourcentages de patients rapportant un usage d’héroïne au moins une fois durant le mois suivant leur libération étaient de 60.3% pour le groupe 1, 39.4% pour le groupe 2 et de 40.0% pour le groupe 3.
Les patients du groupe 1 déclarent significativement plus d’usage d’héroïne que ceux du groupe 3 (p=0.020) et du groupe 2 (p=0.018).
La différence entre groupes 2 et 3 n’est pas significative. Prise de cocaïne auto rapportée : pas de différence significative, les pourcentages de patients rapportant un usage de cocaïne au moins une fois durant le mois suivant leur libération étaient de 34.9% pour le groupe 1, 22.7% pour le groupe 2 et de 22.9% pour le groupe 3.
Effets indésirables sévères – incidents
Dix effets indésirables sévères/incidents ont été observés :
- 9 hospitalisations (3 dans le groupe 2 et 6 dans le groupe 3)
- 1 overdose aux opiacés dans le groupe 1.
L’imputabilité de la participation à l’étude n’a été retenue que dans 1 cas (hospitalisation brève pour constipation d’un patient du groupe 3).
Les motifs d’hospitalisation pour les 5 autres patients du groupe 3 sont : troubles cardiaques (2), pneumonie, sevrage alcoolique, maladie rénale.
Les motifs d’hospitalisation des 3 patients du groupe 2 sont : hypertension artérielle, troubles psychiatriques et douleurs dorsales.
Discussion
Cette étude est le premier essai clinique randomisé aux Etats-Unis évaluant l’efficacité d’un traitement de substitution par méthadone chez des détenus présentant une addiction à l’héroïne avant incarcération.
Elle montre que le fait d’initier la méthadone en détention est associé dans le mois qui suit la libération à un plus grand recours aux soins spécialisés en milieu « libre », comparativement à un simple travail de soutien psychologique ou un travail de soutien associé à la garantie d’intégrer un programme méthadone à la sortie de prison.
Ceux bénéficiant d’une initiation du traitement méthadone en prison intègrent 8 fois plus souvent un dispositif de soins spécialisés après leur libération que ceux bénéficiant uniquement d’un soutien psychologique.
Ce constat revêt une importance particulière dans la mesure où l’intégration ainsi que le maintien dans un dispositif de soin spécialisé pour les patients dépendants à l’héroïne ont été associés à une réduction de la consommation d’héroïne et de la délinquance.
En ce qui concerne l’usage d’héroïne objectivé par les tests urinaires aux opiacés, alors qu’il n’y a pas de différence entre les 2 modalités d’initiation de la méthadone, ces dernières sont toutes deux supérieures au soutien seul en prison.
Les patients ayant bénéficié d’un soutien psychologique uniquement avaient 2 fois plus de risque d’avoir des tests urinaires positifs aux opiacés dans le mois suivant leur libération que ceux pour lesquels le traitement méthadone avait été initié en détention. Ces résultats sont également importants car il a été démontré qu’une fréquence élevée d’usage de l’héroïne est associée à une augmentation des comportements délinquants, un risque plus élevé d’incarcération, d’infection par le VIH et les virus des hépatites B ou C et d’overdose.
En revanche, il n’est pas surprenant qu’il n’y ait pas de différence pour l’usage de cocaïne entre les 3 modalités de prise en charge. La méthadone a montré son efficacité dans le traitement de la dépendance aux opiacés beaucoup plus que dans celui de la dépendance à la cocaïne.
De nombreuses études ont montré que les usagers de drogues incarcérés sont à haut risque d’overdose au cours des 2 semaines suivant leur libération. Le seul décès dans l’étude concerne un patient n’ayant bénéficié que d’un soutien psychologique seul. Un des avantages d’initier la méthadone en prison et de la maintenir après libération est de réduire le risque d’overdose.
Quelques limitations nécessitent cependant d’être prise en compte dans l’interprétation des résultats (effectif uniquement masculin, analyse en intention de traiter, données manquantes, absence d’aveugle,…).
En conclusion, et malgré quelques limitations et la brièveté du suivi, cette étude montre qu’il est faisable et pertinent d’instaurer des traitements de substitution en détention chez les patients dépendants à l’héroïne. Nos résultats mettent en évidence le fait que ce type de prise en charge peut répondre au besoin essentiel d’assurer une continuité des soins entre la prison et le milieu libre, comme l’ont souligné le Office of National Drug Control Policy en 2001 et l’association américaine pour le traitement des dépendances aux opiacés (2001 également). Cette étude analysera dans un second temps les différences en termes de rétention en traitement, d’usage d’héroïne et de cocaïne et d’activité criminelle après 3, 6 et 12 mois de liberté. Ces analyses fourniront des informations importantes concernant l’efficacité des 3 modalités de prise en charge décrites ainsi que les caractéristiques des sujets en fonctions de leur évolution, au sein d’un même groupe et entre groupes.
Auteurs de l’étude
Timothy W. Kinlock (a) (b), Michael S. Gordon (a), Robert P. Schwartz (a) (C), Kevin O’Grady (d), Terrence T. Fitzgerald (e) and Monique Wilson (a).
(a) Social Research Center, Friends Research Institute, Baltimore, MD 21201, USA
(b) Division of Criminology, Criminal Justice, and Social Policy, University of Baltimore, Baltimore, MD 21201, USA
(C) Open Society Institute-Baltimore, Baltimore, MD 21201, USA
(d) Department of Psychology, University of Maryland, College Park, MD 20742, USA
(e) Man Alive Inc., Baltimore, MD 21218, USA