Introduction
Dès 1995, le Centre de Soins Spécialisés en Toxicomanie Emergence a participé activement à la diffusion et à la mise en place des traitements par la méthadone. Par le biais de ces traitements nous visions la stabilisation de la situation sociale du patient et la réduction des risques ainsi que ceux liés à l’injection de substances en intraveineux ou la prise par voie nasale (notamment la contamination par le VIH et l’hépatite C), les risques de surdosage ou d’overdose et les risques liés aux activités illégales (recherche de produit, deal, prostitution, désinsertion sociale). La priorité d’Emergence a été et est toujours de privilégier le travail dans la confiance et la complémentarité avec un large réseau de médecins (jusqu’à 350) et de pharmaciens de ville pour éviter la chronicisation des patients dans notre CSST.
En effet, il ne nous paraît pas envisageable ni souhaitable pour des patients stabilisés dont le projet est l’insertion en milieu de droit commun, de maintenir les prescriptions de méthadone en CSST.
Depuis l’ouverture du centre en 1995, un traitement par la méthadone a été instauré pour prés de 2 500 patients puis ont fait l’objet d’un suivi en médecine de ville et pharmacie d’officine. Ce chiffre est bien supérieur à celui des patients suivis en CSST.
Ceux dont nous assurons la continuité du suivi au centre sont majoritairement ceux présentant de lourdes comorbidités psychiatriques ou des problèmes sociaux et/ou juridiques complexes soit au total une dizaine de patients (dont la prise en charge au centre est supérieure à 3-4 ans voire jusque 10 ans !).
Aujourd’hui, le centre poursuit son action en s’adaptant aux nouvelles situations et problématiques comme par exemple la commercialisation de la gélule de méthadone en avril 2008. Considérant l’importante file active de patients traités par la méthadone et attachés à EMERGENCE, l’équipe a mené une réflexion approfondie sur le sujet.
Le cadre législatif contraignant des gélules de méthadone amènerait immanquablement des aménagements particuliers pour cette population de patients bien insérés en médecine de ville mais nous n’imaginions pas lesquels et à quel point.
Emergence réaffirme alors ses concepts en vigueur depuis 1995 :
- permettre un accès facilité aux traitements de substitution par la méthadone (sirop et gélules),
- organiser et développer une prise en charge adaptée et définie avec les médecins de ville dès la stabilisation du patient,
- proposer un soutien aux médecins de ville pour certains patients chronicisés dans leurs prise en charge (problématiques avec l’alcool, syndromes anxieux et dépressifs, hépatites B et C …).
Favoriser l’accès aux gélules de méthadone : une expérience innovante
La méthadone sous forme de gélule présente de nombreux avantages pour les patients comme notamment :
- sa commodité d’usage. Elle est de ce fait susceptible d’améliorer la qualité de vie des patients et d’accroître l’adhésion thérapeutique en renforçant l’observance,
- un dosage de méthadone gélule à 1 mg qui permet de répondre au besoin de disposer de dosages permettant une adaptation optimale de la posologie,
- les petits dosages pouvant faciliter la période de sevrage,
- la déstigmatisation du traitement.
Le cadre de prescription et de délivrance des gélules de méthadone implique cependant, que le patient stabilisé depuis au moins 1 an sous sirop retourne dans un service spécialisé (CSST/CSAPA ou service hospitalier) et ceci, tous les 6 mois. Encore faut-il que les critères de stabilisation soient homogènes selon les intervenants ! Ce serait une autre question à débattre !
Après discussion avec nos confrères médecins généralistes en ville, nous sommes arrivés au constat que tous les patients sont satisfaits de leur prise en charge en ambulatoire et certains ne souhaitent pas, pour obtenir une primo-prescription de méthadone gélule, retourner dans les CSST.
La majorité des usagers de drogues suivis en médecine de ville refusent de « retourner en arrière ».
Le passage au Centre se révèle être alors un véritable problème. En s’appuyant sur cette conclusion, nous sommes donc partis de l’idée que puisque les patients avaient des difficultés à revenir au CSST, ce serait le CSST qui se déplacerait jusqu’à leur médecin de ville.
En pratique
Nous proposons aux médecins généralistes, dont les patients souhaitent passer du sirop à la gélule de méthadone et qui sont sous sirop depuis minimum 1 an, de nous contacter par téléphone afin de fixer un rendez-vous avec l’un des médecins du centre.
Ainsi, c’est un des médecins du CSST qui se déplace au cabinet du médecin généraliste pour réaliser une évaluation du patient d’environ 30 minutes et primo-prescrire la gélule de méthadone.
Cet acte est bien sûr non payant.
Lors de cette consultation nous effectuons une analyse d’urine au moyen de bandelettes urinaires à lecture immédiate, afin de déterminer la présence de consommations annexes (cocaïne, benzodiazépines, opiacés illicites, méthadone).
Une analyse urinaire positive à l’une des différentes substances testées n’est en rien une contre-indication à la primo prescription de la gélule, mais représente une occasion d’ouvrir une discussion thérapeutique entre le médecin, le patient et le Centre. Cette demi-heure d’entretien est l’occasion d’une discussion plus globale concernant les consommations annexes, les troubles du sommeil, les troubles anxieux et dépressifs, les hépatites… dont certains patients ne parlent parfois plus à leurs médecin « de peur de l’embêter ! ».
Nous demandons ensuite au patient de bien vouloir remplir un questionnaire afin d’évaluer son niveau de qualité de vie ainsi que son degré de satisfaction vis-à-vis de son traitement de substitution.
A la fin de ce rendez-vous, nous délivrons, sauf contre-indication, une ordonnance de délégation pour les gélules de méthadone, avec la posologie et le nom du médecin généraliste.
D’avril à novembre 2008, Emergence a pu instaurer au centre 70 traitements par des gélules de méthadone, ce qui était très peu en regard du nombre de patients à qui un traitement par la méthadone (sirop) a été instauré au cours des 15 dernières années. A ce jour, en janvier 2010, Emergence a procédé à 135 passages aux gélules de méthadone, dont 25 ont été effectués au cabinet du médecin de ville.
Dès novembre 2008, nous avons souhaité mettre en place ce projet de « consultation mobile » chez les médecins généralistes et nous avons tout d’abord pris contact avec notre réseau de médecins de ville chez qui nos patients étaient relayés, afin de les informer.
Nous travaillons actuellement avec une dizaine de médecins généralistes (et sommes en contact avec une trentaine d’entre eux), ce qui nous a permis de réaliser vingt-cinq primo-prescriptions de méthadone gélule au cabinet de nos confrères, 7 suivis rapprochés de VHC qui devraient aboutir à un traitement courant 2010 et 2 suivis de syndromes anxieux généralisés.
Un autre rendez-vous au cabinet du médecin généraliste est organisé à l’occasion de chaque renouvellement semestriel de la primo-prescription de la gélule de méthadone : ce cadre introduit une autre temporalité du suivi assortie d’une nouvelle instance de réflexion pour chaque cas. De ce fait, le patient peut imaginer une plus grande sécurité liée à l’intérêt qui lui est porté.
Et ensuite…
Dès juin 2009, nous pressentions que ce projet ne pourrait pas être l’œuvre d’un seul centre, ni que la seule préoccupation serait le passage du sirop de méthadone à la gélule, puisque toute rencontre avec un patient est susceptible « d’ouvrir des portes ». Tout simplement déjà pour une question d’emplacement géographique : nous avions des demandes du nord de Paris alors que nous sommes basés dans le sud !
Ce projet nécessitait un travail de réflexion entre médecins de ville et les intervenants des CSST/CSAPA. Nous avons donc assuré une coordination pour que ce travail de terrain perdure et que la réflexion s’amorce. Nous avons pu réunir pour une soirée 65 professionnels intéressés par ce projet (médecins de ville, pharmaciens de ville, intervenants en CSST/CSAPA).
Fin janvier 2010, à l’heure de l’ « Agrément CSAPA » (Centre de Soins, d’Accueil et de Prévention en Addictologie) et de tout ce que ça implique (actions de formation, recherches, prévention…), plusieurs centres réunis en fédération (EPISEA : Ensemble Prévention Insertion Soins Evaluation Addictologie – Structures membres : Charonne, La Corde Raide, Ego, Gaïa, Adaje, Horizons, Emergence Espace Tolbiac, Nova Dona, Cité Saint-Martin) ont approuvé ce projet et certains acceptent d’y participer. En effet, entre l’hôpital et la ville, on voit se dessiner la place qu’auraient à occuper les CSAPA entre l’hôpital avec ses plateaux techniques et le terrain local et ses professionnels de santé en ville. Les acteurs d’EPISEA en ont pris la mesure.
L’année 2010 devrait voir ces consultations mobiles se déployer, poursuivre une réflexion entre médecins et pharmaciens de ville et réaliser des études sur cette population d’ex-usagers de drogues (étude Méthagel par exemple, Dr Polomeni).
Conclusion
Ces consultations mobiles nécessitent un véritable travail de fond avec mise en place d’un savoir faire et pourquoi pas d’une charte ! Ce travail présente de nombreux avantages que ce soit pour le médecin généraliste, le centre de soins et le patient.
Cette démarche permet au patient de poursuivre la relation de confiance qu’il a établi avec son médecin généraliste et de poursuivre son projet d’insertion dans une vie « normale ». Le centre se positionne alors comme soutien et partenaire de sa réinsertion.
Ainsi en nous déplaçant chez le médecin traitant, nous évitons aux patients ce sentiment de retour en arrière qu’ils peuvent craindre quand ils sont amenés à fréquenter de nouveau le lieu de leur début de parcours. Ainsi, nous leur permettons de continuer à bénéficier des avantages d’un relais en ville : discrétion, responsabilisation, anonymat et accueil comme n’importe quel autre patient.
Par cette démarche, le centre répond aux préoccupations de santé publique qui relèvent de ses missions :
- un accès maximal et facilité des soins en addictologie pour les usagers de drogue (méthadone sirop, gélule, problèmes avec l’alcool, dépendance tabagique…),
- un accès facilité pour les bilans et les traitements des hépatites (fibrotests gratuits, gestion du dossier « hépatite » en coordination étroite avec l’hépatologue),
- un accès facilité pour les soins psychothérapeutiques et psychiatriques.
L’expérience de 2009 nous permet de dire que ces consultations mobiles en cabinet de ville par un médecin du CSAPA sont très bien accueillies par le patient et le médecin. C’est la raison pour laquelle nous souhaitons continuer à accroître le réseau de médecins généralistes qui s’investissent afin d’augmenter le nombre de consultations mobiles et de ce fait favoriser l’accès aux soins spécialisés parfois encore nécessaires pour ces patients.
Ainsi, la mise à disposition des compétences et possibilités des CSAPA, peut créer une nouvelle « interface d’intervention » tournée vers les patients ‘addicts’.
Ces actions répondent aux préoccupations de santé publique et favorisent l’accès aux soins pour les usagers. Ce dispositif, nous l’espérons, devrait soutenir le travail des médecins de ville qui, nous le savons, tiendra (tient déjà) une place centrale dans le système de soins et risque de s’alourdir.
Commentaire de lecture adressé à la Rédaction par le Dr Xavier AKNINE, Médecin au Centre Emergence (Paris), Médecin Généraliste à Gagny (93) et Président de l’ANGREHC
Publié dans le Flyer n° 40 (Sept. 2010)
Je tiens à souligner l’originalité de la démarche engagée par le Centre Emergence pour la primo-prescription des gélules de méthadone, décrite dans l’article du Flyer 39.
Pour une fois, c’est le centre spécialisé qui se déplace vers les médecins généralistes, accompagnant, rappelons-le, 90% des patients bénéficiant d’un TSO.
La plupart de ces patients suivis en médecine de ville sont stabilisés par rapport à leur addiction et ont atteint un certain degré d’insertion socioprofessionnelle.
Mais nombre d’entre eux sont toujours en grande difficulté sociale et psychologique. Pour ces patients, le cabinet du médecin généraliste reste souvent une des seules portes de la société qui s’ouvre facilement et le seul lieu d’écoute.
Pour autant, la comorbidité physique (hépatite C et/ou infection VIH) et psychiatrique de ces patients, parfois rejetés de toutes les structures, nécessite aussi un soutien en direction du médecin généraliste.
Sinon, c’est l’isolement et le risque de burn-out. L’offre proposée au médecin généraliste sur l’évaluation de l’état clinique de son patient est donc une bouffée d’oxygène.
D’où la pertinence de l’action mise en place par l’association Episea, intercentres parisiens, pour la prescription des gélules de méthadone mais élargie au bilan et à l’accès au traitement de l’hépatite C, qui constitue un enjeu de santé publique de taille.
L’expérience et certaines études, comme celle menée par l’ANGREHC auprès de 750 médecins généralistes, montrent que 15 à 20% des patients, recevant un TSO et suivis par leur médecins généralistes, n’accèdent pas aux soins spécialisés pour l’hépatite C alors qu’ils ont une fibrose hépatique avancée voire se trouvent déjà au stade de cirrhose.
Il sera très important d’évaluer les résultats de la démarche d’Episea en termes de nombre de patients inclus et de médecins généralistes participants.
Je viens de rejoindre l’équipe du Centre Emergence et je m’associe avec plaisir à cette action novatrice d’Episea en saluant au passage la qualité du travail mené par Pascale Bouthillon-Heitzmann depuis de nombreuses années.
Dans le passé déjà, Emergence avait montré la voie dans sa pratique des relais, vers les médecins de ville, de patients ayant démarré un traitement par la méthadone au centre.
Il fut l’un des premiers centres de soins spécialisés à généraliser cette pratique en bâtissant au passage un réseau de médecins généralistes qui trouvaient auprès de l’équipe du centre autant de ressources pour leurs patients en difficulté.
Souhaitons à ce concept de consultations mobiles dans les cabinets de médecins de ville le même succès qu’a eu celui des relaisméthadone.
D’autres structures, partout en France, pourrait s’inspirer de cette pratique.