Introduction
Chez les patients héroïnomanes substitués par la méthadone, on observe des prises de poids fréquentes, voire systématiques. Celles-ci sont d’autant moins surprenantes que la dépendance à l’héroïne induit classiquement un état de dénutrition, lié au mode de vie et au niveau faible d’insertion sociale dont nos patients font état, en particulier à l’entrée des traitements méthadone. Probablement, au regard des données épidémiologiques, ce niveau d’insertion sociale est plus faible qu’à l’entrée des traitements par la buprénorphine en médecine de ville.
Cependant, certains patients se plaignent de prises de poids trop importantes et deviennent alors de véritables détracteurs de la méthadone auprès de patients en attente de traitement. Les raisons invoquées ici et là pour expliquer ces prises de poids sont nombreuses et d’origines diverses. Il peut s’agir de consommations excessives d’alcool, de cannabis, puissant orexigène, de modifications du comportement alimentaire, de prise de médicaments, notamment neuroleptiques, voire d’une mauvaise hygiène de vie. Par ailleurs, nous ne pouvons pas, a priori, totalement écarter l’imputabilité de la méthadone, les usagers eux-mêmes, probablement trop rapidement, jugeant le « produit » responsable de leurs prises de poids. Il nous a donc paru opportun d’entreprendre la présente étude afin de faire la lumière sur cette « fameuse » prise de poids et d’obtenir des premières indications sur les facteurs à l’origine de celles-ci.
Pour cette étude, nous avons utilisé l’indice de Quételet, ou BMI (Body Mass Index) calculé comme tel : poids/taille².
- Les patients maigres ont un BMI inférieur à 18,5.
- Les patients dont le poids est « normal » ont un BMI entre 18,6 et 24,9.
- Lorsque le BMI est supérieur à 24,9, on utilise le terme de surpoids.
- Au-delà de 30, il y a obésité (morbide lorsque supérieur à 40).
Population étudiée
Nous avons analysé les données de 21 patients traités par la méthadone pour lesquels nous disposons des informations suivantes :
- Le poids à l’inclusion, à 1 mois, à 6 mois et à 12 mois, et les BMI correspondants ;
- Les consommations parallèles de substances psycho-actives ;
- Les doses de méthadone au moment des évaluations ;
- Les données recueillies lors des entretiens cliniques.
Nous étudierons plus particulièrement les évolutions de l’indice de Quételet.
Le critère d’exclusion de l’étude est la prise concomitante de SPA (Substances PsychoActives : alcool, benzodiazépines, héroïne, cocaïne, ecstasy) lors des 4 évaluations consécutives. Les consommations de cannabis ont été relevées, mais n’ont pas été assimilées aux autres SPA comme critère d’exclusion. Les consommations parallèles sont objectivées par des analyses urinaires, sauf pour l’alcool dont la consommation est évaluée lors d’entretiens cliniques. Nous qualifierons la « consommation d’alcool » lorsque celle-ci est pathologique. De la même manière, l’arrêt de la consommation d’alcool ne signifie pas systématiquement l’abstinence, mais l’arrêt d’une consommation excessive.
Résultats

Tous patients confondus, la progression des Indices de Quetelet (IQ) a été la suivante :

Analyse des résultats
La prise de poids observée généralement au cours des traitements de substitution est retrouvée dans cette étude. Elle est particulièrement visible au cours des premiers mois, puis elle se stabilise à partir du 6e mois. Elle est certainement la conséquence de la prise en charge médico-psycho-sociale réussie et de ses retombées, notamment en terme de reprise d’une vie moins déstabilisée par les contraintes de la dépendance à l’héroïne. Cependant, au-delà des résultats de l’étude sur la globalité des patients, il nous est apparu opportun d’analyser plus finement ce qui se passe dans des sous-groupes de patients que nous avons définis comme tels :
1er groupe : les patients ne présentant pas de consommations parallèles de SPA, ni de pathologie psychiatrique grave (n = 11).

Dans cette population composée de 11 patients, la progression du BMI est de 3,6 % entre l’inclusion et le premier mois, et de 6,5 % du premier au sixième mois, soit une progression mensuelle moyenne de 1,3 %. Par la suite, le poids reste stable entre le 6e et le 12e mois (tableau 2). Ce sous-groupe de patients présente un BMI globalement faible (19,6), inférieur à la moyenne de l’étude et très inférieur à la population générale. La progression de celui-ci amène les patients à un BMI qui reste largement dans ce que l’on qualifie de poids normal (21,6). Cette progression représente une augmentation de poids de 10 %, soit en moyenne 6 kg par rapport au poids initial moyen qui était de 60 kg.
2e groupe : les patients ayant présenté une consommation importante d’alcool à des moments différents de l’étude (n = 5).

Dans cette population de patients, le BMI est sensiblement plus élevé que dans le groupe précédent et que dans l’étude (23 ,7). De même, la progression du BMI est plus importante dans ce groupe (12 %). Pour les 5 patients de ce groupe, la prise de poids a toujours été contemporaine d’une consommation d’alcool excessive, et surtout, il y a toujours eu une baisse de poids accompagnant l’arrêt de cette consommation excessive.
Pour les autres patients de cette étude
Insuffisants en nombre pour être inclus dans des sous–groupes, nous noterons les éléments significatifs suivants : Les patients 17 et 18, pesant tous les deux 73 kg à l’inclusion, vont prendre du poids. Raisonnablement pour le premier (73 à 78 kg les 6 premiers mois), et de façon plus spectaculaire pour le second (73 à 92 kg pour les 6 premiers mois). Pour les deux, une reprise de la consommation d’héroïne, respectivement à 6 et 10 mois, s’est traduite par une baisse du poids (voir tableaux 4 et 5).


Le patient 20 est un homme avec une psychose et traité par un neuroleptique. Ce patient affiche une majoration de poids de 34 % sur un an (tableau 6). Ce patient déclare dormir 12 heures par jour, et avoue un comportement alimentaire de type « surconsommation ».
Le patient 21, psychotique également mais sans traitement neuroleptique, affiche quant à lui une progression du poids et du BMI de 61 % sur un an (tableau 7).
Les éléments de la clinique établissent que ce patient dort 14 heures par jour, ne fait que 2 à 3 vrais repas chauds par semaine. Il déclare également passer tout son temps devant la télévision, à manger des gâteaux. Il nous paraît difficile d’imputer ces prises de poids problématiques qui conduisent à l’obésité, à la méthadone. La pathologie psychiatrique de ces patients et leurs excès alimentaires sont plus logiquement suspectés d’être responsables de ces variations extrêmes. Ces deux cas nous semblent révélateurs de ce qui peut se passer dans nos centres méthadone où quelques-uns de nos patients peuvent présenter des prises de poids spectaculaires. Il est tentant, surtout pour les patients, d’incriminer spontanément le traitement qui leur est prescrit plutôt que leur comportement alimentaire et d’une façon générale, leur hygiène de vie.


Conclusions
Malgré l’échantillon limité de la population de cette étude, qui ne peut par ailleurs se prévaloir de la rigueur scientifique d’études contrôlées, nous pensons pouvoir avancer quelques conclusions qui confirment nos impressions cliniques acquises depuis l’ouverture du Centre Méthadone des Ardennes :
- L’héroïnomanie génère des troubles alimentaires à type d’inappétence avec amaigrissement.
- Classiquement, l’alimentation des toxicomanes est irrégulière, déséquilibrée et à base de produits liquides, lactés et sucrés (type yaourt liquide).
- Le traitement de substitution de l’héroïne par la méthadone dans un programme global de prise en charge médico-psycho-sociale permet un rééquilibrage alimentaire et une prise de poids conséquente. Cette prise de poids est visible surtout dans les premiers mois. On observe ensuite une stabilisation du poids dans les limites raisonnables (BMI inférieur à 22).
- On n’observe pas de plaintes mais plutôt des manifestations de satisfaction de la part des patients concernant cette prise de poids.
- Lorsqu’une pathologie psychiatrique avec ou sans traitement neuroleptique est associée, il peut y avoir prise excessive de poids. Cette majoration peut être due à la concomitance de deux facteurs : surcompensation alimentaire et effet secondaire du traitement neuroleptique.
- Lorsqu’une consommation excessive d’alcool est associée au traitement méthadone, on observe également une prise de poids indésirable. Il est intéressant de noter qu’on observe une perte de poids synchrone à l’arrêt de la consommation d’alcool, le cas échéant.
- La reprise de consommation d’héroïne provoque à nouveau une rapide perte de poids.
- Cette étude n’a pas permis de mettre en évidence une prise de poids anormale liée au chlorhydrate de méthadone.
Selon les résultats de ce suivi, ce n’est pas la molécule chlorhydrate de méthadone qui provoque une prise de poids mais l’arrêt de la consommation d’héroïne et l’amélioration corollaire de la qualité de vie de l’héroïnomane. Chez des sujets ne présentant pas de trouble psychiatrique majeur, ni de consommation parallèle d’alcool, cette prise de poids reste raisonnable et se stabilise dans le temps. Ces données méritent toutefois d’être confirmées par des études, amenant notamment à la recherche de facteurs associés aux prises de poids.