L’accompagnement des toxicomanes a toujours mis les professionnels du soin en difficulté. Il y a quelques années, cet accompagnement était réservé au monde du socio-éducatif. Les médecins s’imaginaient que n’ayant pas de traitement à proposer, ils n’étaient d’aucune aide. Le monde médical ne s’intéressait que peu aux toxicomanes. L’arrivée et l’extension rapide d’un traitement de substitution d’accès plus facile ont remis en cause cette place marginale du médecin qui, avec sa chimie reprenait du poil de la bête. Le monde des intervenants en toxicomanie se sentait sur la touche. Les années passent et voilà que ni le tout socio-psycho-éducatif, ni le tout chimique ne solutionnent le problème.
Depuis longtemps, certains d’entre nous, du monde médical et du monde socio-psycho-éducatif, avaient compris que l’on ne peut pas tout faire tout seul. Il existait un travail informel fait de coups de téléphone fréquents, de rencontres parfois, afin de s’aider, chacun dans son domaine de compétence, pour aider un “patient”. N’est-ce pas là une définition possible d’un réseau de soignants ou d’accompagnants ? Ce côté informel, la notion d’entraide (qui place les chaises à la même hauteur) en fait une coopération non autoritaire, non hiérarchisée qui gagne en souplesse et en rapidité.
Grâce aux liens de travail et de réflexion qui existaient entre des collègues belges et l’association Généralistes et Toxicomanies 59/62, nous avons tenté d’élaborer un outil de ce travail de partenariat sous forme de réunions d’intervision. Ces réunions sont des rencontres des différents partenaires accompagnant un individu le plus souvent en traitement de substitution. Cela permet de favoriser le dialogue en matière thérapeutique, d’harmoniser au mieux les pratiques dans le respect de la compétence de chacun, de contribuer à accroître le niveau de formation des participants par la mise en commun d’un savoir-faire et d’expériences personnelles.
Il faut rassembler un monde médical souvent divisé en généralistes et spécialistes, et en secteur libéral et secteur public, il faut construire un travail de partenariat entre monde médical et autres structures. Cela représente des efforts, du temps, de l’énergie ; c’est tout un travail ! Comment faire valoir ce travail ?
Il faut peut-être s’organiser !
Et voilà que “l’institutionnel” (les pouvoirs publics, les hôpitaux), dans une optique d’efficacité et d’économie, se donnent pour rôle d’organiser des réseaux. Mais n’y-a-t-il pas là un paradoxe ? Comment “l’institutionnel” pyramidal, hiérarchisé par définition, peut-il organiser quelque chose qui serait basé sur la souplesse et l’égalitaire ?
Et pourtant, il faut bien s’organiser !
Recevoir et accompagner des toxicomanes en cabinet de ville et en centre de soins spécialisés me permet peut-être d’avoir un regard des deux côtés du chemin. Il y a des difficultés à faire fonctionner ce partenariat, des difficultés à établir des liens entre nous. En fait ce mode de travail en partenariat représente une petite révolution culturelle car cela vient chambouler les habitudes.
Les habitudes de fonctionnement :
- Le monde socio-éducatif est habitué au travail d’équipe, mais il se méfie de la médicalisation qui représente un risque de prise de pouvoir des médecins dans leur champ d’activités.
- Le monde des centres spécialisés, parfois issu de l’hospitalier, est habitué à travailler en circuit fermé pour s’assurer une file active, justification de son travail, voire de son existence.
- Le monde libéral (médecins, pharmaciens, infirmiers) est habitué à travailler en solo, se méfie du partage et du regard porté sur son exercice. Il est difficile de le motiver à se déplacer en réunion.
Les habitudes d’organisation :
- Il est difficile de demander à des salariés de venir en dehors de leur temps de travail, en soirée par exemple.
- Il est difficile de demander à un libéral de venir en journée, cela représente un cabinet médical fermé pour ses patients et un manque à gagner pour lui-même.
Les habitudes de schéma de pensée des pouvoirs publics :
- Il est difficile aux employeurs de reconnaître que des réunions hors horaires habituels entrent dans le cadre de travail de leurs salariés.
- Il est difficile aux pouvoirs publics et aux financeurs de reconnaître que les libéraux qui s’investissent fournissent un travail qui, bien que n’étant pas dans le champ du curatif, mérite rémunération. Les toxicomanes présentent souvent de grandes difficultés à établir des liens avec les autres, mais nous semblons présenter aussi des difficultés à établir des liens entre intervenants du soin, du social, de l’éducatif et du politique.
Avec ces réunions d’intervision, il s’agit bien de créer un espace de partage, ce qui sous-entend une qualité d’écoute des difficultés de chacun, mais aussi un plaisir dans la rencontre. S’inventer un tel espace, convivial, non hiérarchisé et non autoritaire me semble être un espoir de créativité, de démocratie et de liberté.
Mais à qui sert-il ?
Aux partenaires ?
Sûrement, car on gagne toujours à aller à la rencontre, à se connaître.
Aux patients ?
Parce qu’ils ont en face d’eux des professionnels plus sereins et donc plus en écoute ? Je l’espère !
Mais parfois j’ai des inquiétudes. Les informations que nous partageons ne doivent pas desservir le patient, cela doit se faire dans un but de meilleur accompagnement et le patient doit être tenu au courant de ces réunions et de ce que l’on partage de son histoire. Parfois j’ai peur, quand j’entends : « qu’il faut qu’aucun jeune n’échappe aux soins… ». N’oublions pas que nous ne sommes qu’un moment dans l’itinéraire d’un individu.
Nous ne représentons qu’une coopération qui tente d’élaborer, à un moment donné, une stratégie d’aide ou plutôt de proposition d’aide pour quelqu’un qui le demande, aide qu’il peut accepter ou refuser.