Introduction
Les médicaments de substitution aux opiacés (MSO), incluant la méthadone et la buprénorphine haut dosage (BHD), sont des médicaments relativement récents, autorisés sur le marché français depuis le milieu des années 1990. Ces médicaments ont été introduits en France dans un contexte de politique de réduction des risques, faisant suite à l’épidémie du SIDA chez les personnes opio-dépendantes.
Après un bilan médico-social clairement positif établi lors de la conférence de consensus de Juin 2004, ces médicaments font désormais partie intégrante du traitement de substitution aux opiacés (TSO). En 2010, on évaluait à environ 170 000 le nombre de patients ayant bénéficié d’un MSO. On observe une croissance constante du nombre de prescriptions de ces médicaments depuis 1995 avec une nette prédominance des prescriptions de BHD-Subutex° par rapport à la méthadone.
En tant que soignants de premier recours, les médecins généralistes sont sollicités pour ces accompagnements. En 2009, 50% des patients usagers dépendants aux opiacés étaient suivis par des médecins généralistes pour leurs TSO. L’action des médecins généralistes va au-delà d’un rôle de prescripteurs, ils jouent également un rôle important en matière de santé publique et de réduction des risques.
Cet accompagnement est parfois complexe car il met en scène le savoir scientifique d’un médecin et l’expérience personnelle d’un patient qui ne sont pas toujours basés sur les mêmes représentations. En effet, chacun a ses propres représentations de la substitution qui sont influencées par des déterminants sociaux-culturels. Ainsi, s’interroger sur cette relation médecin-patient nécessite d’évaluer quels sont les objectifs, les représentations, les attentes mais aussi les difficultés des deux protagonistes face à ce traitement.
Différentes études et travaux de thèse ont été réalisés auprès des médecins généralistes pour mieux comprendre et cibler leurs difficultés dans la prescription des MSO. Une thèse réalisée sur ce sujet en janvier 2013, montrait qu’un certain nombre de médecins avait le sentiment d’être isolés, de manquer de temps et parfois de connaissances ce qui leur donnait l’impression d’être inefficaces dans ce domaine et les renvoyait parfois à un sentiment d’échec.
En parallèle, peu d’études ont été réalisées du côté des patients substitués suivis en cabinet de médecine générale. Ainsi notre étude avait pour objectif principal d’identifier les attentes et les représentations des MSO par les patients substitués, usagers ou ex-usagers d’opiacés, afin d’améliorer l’accompagnement de ces patients en médecine générale. Notre hypothèse principale, reposant sur les données de la littérature, était que les attentes et les représentations de ces patients évoluaient selon leurs trajectoires personnelles avec les produits et la substitution.
Méthodes
Pour réaliser cette étude, notre choix s’est porté vers une étude qualitative afin de pouvoir recueillir le ressenti et le vécu des patients substitués.
Notre échantillon a été réalisé jusqu’à saturation des données, ainsi 12 patients ont été inclus dans cette étude.
Concernant la stratégie d’échantillonnage, les patients sélectionnés ont été recrutés par l’intermédiaire de médecins généralistes faisant partis du réseau toxicomanie de la région nantaise (RTRN).
Au total, sur les 57 médecins sollicités, 4 se sont manifestés. Ces médecins ont par la suite proposé à leurs patients de participer à cette étude sachant que ces patients devaient répondre à différents critères d’inclusion. Ils devaient être majeurs, sous MSO (BHD ou méthadone), suivis en cabinet de médecine générale et volontaires pour participer à l’étude. Par ailleurs, les patients sous l’emprise de produits ou d’alcool, susceptibles d’altérer la qualité de l’entretien étaient exclus.
Les entretiens ont été réalisés entre juillet et décembre 2013. Ils ont été faits sous forme d’entretiens semi-dirigés permettant aux patients de s’exprimer ouvertement et de recueillir leurs propos avec pour ligne directrice le guide d’entretien établi en amont.
Un testing du canevas d’entretiens a été réalisé sur les 2 premiers entretiens qui ont par la suite été inclus dans l’étude.
Concernant le recueil des données, chaque entretien était enregistré sur un double support audio et retranscrit par écrit par un logiciel de traitement de texte. Lors de la retranscription, l’identité des patients rencontrés a été modifiée afin de garantir leur anonymat et la confidentialité de leurs propos. Les données recueillies à chaque entretien ont été soumises à une double lecture puis analysées de façon descriptive et longitudinale avant d’être intégrées dans une analyse transversale multithématiques, croisée avec les autres entretiens.
Résultats
L’analyse descriptive
1. Les conditions de réalisation des entretiens
Localisation : 11 entretiens sur 12 ont été réalisés au cabinet du généraliste qui suivait le patient interviewé et 1 entretien a été réalisé au domicile d’un patient, à sa demande.
Contexte : La moitié des patients était vue sur rendez-vous, le plus souvent suite à un renouvellement de MSO.
Durée : La durée moyenne des entretiens était de 25 minutes 24 secondes.
Tableau 1 : Principales données sociodémographiques des 12 patients ayant réalisé l’entretien.
Tableau 2 : Récapitulatif de la prise de méthadone et/ou de BHD-SUBUTEX° chez les 12 patients ayant réalisé l’entretien.
Figure 1 : Ancienneté moyenne de prescription de MSO chez les 12 patients ayant réalisé l’entretien.
L’analyse transversale multithématique
Cette étude nous a montré que ces patients évoluaient selon des trajectoires personnelles, propres à chaque usager. Cependant, quelques étapes clés de leurs parcours ont été mises évidence.
Les modes d’entrée dans la substitution
Très peu de patients étaient novices de la substitution avant qu’un MSO ne leur soit prescrit.
Différents cadres de première prise ont été mentionnés :
- Le réseau d’amis-usagers, encore appelé « les pairs » ;
- La rue par des dealers en absence d’héroïne sur le marché ;
- Un médecin de façon choisie pour certains ou, imposé pour d’autres.
Les attentes lors de ces premières prises étaient variées :
- Une automédication à visée antalgique afin de lutter contre les douleurs liées au syndrome de manque ;
- Une temporisation avant la prochaine prise de produits ;
- Une recherche d’effet de « défonce ».
La prescription initiale de MSO
Les attentes étaient multiples à cette étape:
- Arrêter la consommation d’héroïne avec un objectif d’abstinence ;
- Limiter la prise de produits et apprendre à mieux gérer les consommations ;
- Demander un accompagnement personnalisé par un soignant.
Les motivations dépendaient de facteurs personnels (améliorer sa qualité de vie, se décentrer du produit) et environnementaux (difficultés financières, difficultés professionnelles ou encore une pression familiale ou amicale).
L’usage détourné
La majorité des patients rencontrés (10/12), dit prendre ou avoir déjà pris un MSO de façon détournée. Cet usage détourné est effectué à différents niveaux. Soit lors de la prise : la moitié des patients s’exprimant à ce sujet disent l’avoir consommé par voie nasale et une minorité disent l’avoir déjà pris par voie veineuse. Soit lors de la fréquence des prises du médicament avec un cumul de plusieurs prises dans une même journée ou un fractionnement de la posologie journalière en plusieurs prises au sein d’une même journée.
Les attentes de cet usage détourné sont diverses :
- se rappeler le rituel associé à la prise de produits,
- combler un manque,
- rechercher les effets des produits,
- faire une transition.
La perception des médicaments de substitution aux opiacés
Pour les patients qui sont sous BHD :
Concernant la BHD :
- Pour certains c’est positif ;
- Pour d’autres, l’image de la BHD est ternie par le mésusage ;
- La plupart des patients sont ambivalents et ont du mal à faire le distinguo entre drogue légale ou médicament ;
- Beaucoup la dissimulent et ont des difficultés à assumer leur traitement auprès de leur entourage.
Concernant la méthadone :
- Leurs représentations varient selon leurs expériences personnelles. Pour les patients qui l’ont déjà consommée c’est positif voire magique mais elle serait plus forte et plus accrocheuse que la BHD avec un risque de dépendance médicamenteuse plus important. Pour ceux qui en n’ont jamais consommé, la méthadone véhicule une image plutôt négative, associée aux gros consommateurs et usagers de drogues intraveineux.
Pour les patients qui sont sous méthadone:
Concernant la BHD :
- Pour certains, c’est une « mauvaise » molécule car ses propriétés pharmacocinétiques et pharmacodynamiques seraient inadaptées mais aussi en raison de sa toxicité sur le réseau vasculaire lorsqu’elle est prise de façon détournée.
- Pour d’autres, ça a été une étape stabilisante dans leur parcours d’usager mais aussi une installation dans la dépendance.
Concernant la méthadone :
- Pour certains, c’est positif, elle facilite la réinsertion sociale
- Pour d’autres, elle est accrocheuse et c’est un mythe dans le sens où ce n’est pas un médicament miracle malgré son cadre de prescription plus restrictif.
La finalité du MSO
Pour la majorité des patients rencontrés, l’objectif principal serait d’arrêter leur MSO et de ne plus avoir de médicament au long cours. Pour d’autres, la finalité ne se résume pas à l’arrêt du traitement mais plutôt à l’envie d’être stabilisé et, pour cela, ils souhaiteraient le conserver à vie. Et pour une minorité l’objectif est plutôt une aide à la gestion des consommations de produits.
Discussion
L’évaluation de ce travail nécessite d’identifier et d’expliquer les biais de cette étude.
- Un biais de sélection
- Un biais de recrutement car nous avons recruté par les médecins du RTRN et non par l’ensemble des médecins généralistes de Loire Atlantique. De plus, ils ont pu constituer un second filtre en ne sollicitant que certains de leurs patients substitués.
- Un biais de volontariat : on peut penser que les patients volontaires sont des personnes ayant des raisons de vouloir rapporter leur expérience.
- Un biais d’information et plus particulièrement un biais de mémoire. En effet, les personnes rencontrées sur rendez-vous ont pu se remémorer et préparer l’entretien contrairement à ceux qui étaient vus sans rendez-vous.
- Un biais lié à l’enquêteur : les caractéristiques personnelles de l’enquêteur viennent se confronter à celles de la personne interviewée et ont pu influencer sur le discours de certains patients.
Le parcours dans le traitement de substitution est un processus long au cours duquel le patient réajuste ses attentes, ses pratiques et ses projets. Cette notion se superpose aux données publiées dans l’étude de Langlois et Milhet en 2012.
Trois étapes clés ont été mises en évidence dans l’itinéraire des patients rencontrés avec dans un premier temps le mode d’entrée dans la substitution.
A cette étape, les intentions et les attentes sont variées : une automédication encore appelée auto-substitution, temporiser avant une prochaine prise de produit ou pour d’autres, reproduire l’effet de « défonce » provoqué par les produits. Cependant, il est important de noter que les MSO n’induisent ni effet flash ni effet euphorisant.
La démarche de consulter pour faire une demande de TSO auprès d’un médecin est une seconde étape qui survient à plus ou moins long terme après l’entrée dans la substitution. Elle fait souvent suite à un état de crise où pour la première fois la situation de l’usager est vécue comme intolérable. A cette étape, les attentes s’orientent fréquemment vers une demande d’accompagnement personnalisé et un soutien médicamenteux en vue d’arrêter la prise de produits. La plupart des patients rencontrés (2/3) sont accompagnés dans cette démarche de soins depuis au moins 5 ans et leur objectif est pour la majorité d’arrêter la prise de MSO.
Cependant les MSO sont intégrés dans un accompagnement au long cours qui fait parfois émerger un décalage soignant-patient. En effet, les soignants voient dans la réussite de maintenance et d’amélioration de l’état général du patient la preuve d’un traitement efficace qui encourage sa poursuite. Mais parallèlement certains patients trouvent le temps long et remettent en cause la pertinence du médicament qu’ils aimeraient arrêter plus rapidement.
Par ailleurs, certains usagers nous ont dit consommer les MSO de façon détournée, nous avons donc supposé que leurs attentes n’étaient pas satisfaites dans le cadre de prescription d’AMM. Le rapport des patients-usagers au Subutex° réalisé en 2006 souligne l’importance de la relation dose-effet pour certains usagers ou ex-usagers d’opiacés. On peut supposer que le côté « normalisant » de la BHD décrit à plusieurs reprises dans nos entretiens est considéré comme non satisfaisant par certains patients.
Ainsi, certains patients disent avoir recours à l’usage détourné pour se rappeler les sensations liés aux produits, combler un manque, se rappeler un rituel. Il est important de noter que ces propos sont souvent exprimés au passé et que pour certains, il s’agit d’une étape transitoire voire indispensable à l’arrêt de la consommation de produits. Il est donc important de le rechercher pour pouvoir proposer un accompagnement plus adapté au patient.
Par ailleurs, l’image des MSO s’appuie sur une série d’ambiguïtés : sont-ils des médicaments ou des drogues légales ?
Pour la très grande majorité des patients rencontrés ils sont bien identifiés comme un médicament voire comme un moyen de s’en sortir ce qui concorde avec les résultats de l’étude AIDES réalisée en 2002. Cependant, les représentations varient selon les expériences personnelles de chaque patient avec les produits et les MSO. De plus, ces représentations sont souvent influencées par les proches qui présentent parfois des préjugés négatifs. Ainsi, dans notre étude, très peu de patients parlent de leur suivi à leur entourage par crainte d’être jugé et stigmatisé comme « junkie », «ex toxico »…
Le paradoxe du traitement réside donc dans le fait qu’il aide à la fois ces patients à s’émanciper de leur passé de toxicomane, à se décentrer du produit mais c’est aussi ce qui les rattache à ce passé parfois vécu comme discréditant aux regards d’autrui.
Conclusion
Ce qui fait l’originalité et la spécificité de cette étude c’est d’avoir réalisé ce travail auprès des patients substitués suivis en cabinet de médecine générale.
Cette étude a mis en évidence que les attentes et les représentations des patients substitués évoluent dans l’espace et dans le temps selon une trajectoire individuelle, parsemée d’étapes.
C’est cette évolution et cette dynamique permanente qu’il est important de rechercher et de prendre en compte afin de susciter chez l’usager un changement de ses pratiques tout en respectant son cheminement thérapeutique.
Cette notion est un élément phare que l’on retrouve dans tous les accompagnements au long cours réalisés en médecine générale. Cependant la particularité de cet accompagnement réside dans son traitement médicamenteux qui bien que prescrit et encadré médicalement n’est pas toujours perçu comme un médicament ordinaire. Notre travail va dans le sens des précédentes études sur le sujet c’est à dire que les représentations des MSO par les usagers sont le plus souvent positives mais restent parfois ambivalentes.
Afin de construire une alliance thérapeutique de qualité, il est important de trouver un équilibre subtil entre le savoir scientifique du médecin et l’expérience personnelle du patient. En effet, nous avons pu constater qu’il n’existe pas une seule manière de vivre la dépendance aux opiacés et que les accompagnements doivent s’adapter à cette diversité clinique en proposant aux usagers des objectifs personnalisés.
Cette étude nous a montré la pluralité des attentes des usagers en terme de médicaments de substitution. Ainsi il me semble important de poursuivre la recherche pharmacologique dans ce domaine notamment au niveau de la galénique des MSO, afin de disposer d’un arsenal thérapeutique plus développé permettant aux soignants d’avoir un choix de prescription plus vaste et plus adapté.
De plus l’addictologie est une discipline récente et complexe qui est en lien avec de nombreux motifs de consultations de médecine générale. Il me paraît donc important d’insister sur son enseignement pendant les études de médecine et par la suite en FMC afin d’améliorer l’approche médicale dans ce domaine et de limiter les contre-attitudes thérapeutiques des soignants.