Propos liminaire : L’abandon du terme « toxicomane », de la responsabilité des professionnels travaillant en addictologie
S’il y a bien une chose détestable, c’est entendre : « ahhh vous vous occupez des toxicos… », suivi de ce silence où se mêlent, peur, fascination et jugement. Non, nous ne nous occupons pas de « toxicos », nous soignons des personnes comme d’autres, des parents, des enfants, des frères, des sœurs, des amis qui souffrent d’addiction.
Nous travaillons en CSAPA et nous en sommes fiers car nous ne soignons pas des « toxicomanes », mais des personnes, des individus avec leurs histoires, leurs singularités et leurs diversités.
Nous sommes aussi là pour accompagner leur famille.
La toxicomanie enferme dans une case, colle une étiquette et stigmatise. L’addictologie, quant à elle, ouvre le champ des possibles, la voie des soins et du changement.
L’addictologie ne s’intéresse pas uniquement à un individu et à un produit, mais à un individu, à son environnement, à son histoire, à sa trajectoire de vie et à sa relation avec les substances psychoactives. Elle se pose également pour mission de réhabiliter les patients dans cette société qui les craint, les rejette, les juge et les marginalise.
Parlons de Monsieur Z qui, lors de notre première rencontre, s’applique à expliquer qu’il est consommateur d’héroïne et de cocaïne, qu’il est aussi un dealer bien connu de la cité et a donc un passé judiciaire. C’est son identité, ou plutôt l’identité dans laquelle il s’est enfermé et, à ce jour, c’est le seul statut que notre société veut bien lui offrir.
Quand nous comprenons ça, nous comprenons que sans les produits, il n’est rien, donc comment oser lui demander de changer, d’abandonner ses consommations et le deal ? S’il arrête, il n’est plus personne. Qu’allons-nous lui apporter en lui disant qu’il est toxicomane ? Valider sa croyance et donc renforcer son comportement de consommation ?
Nous sommes convaincus que pour l’aider, nous devons l’accompagner pour qu’il puisse retrouver qui il est vraiment, ou tout du moins, trouver ce qu’il a envie d’être : un mari ? un père ? un travailleur, un artiste, un passionné de musique, et pourquoi pas tout ça à la fois ?
Depuis quelques mois, il parvient à comprendre ce mécanisme, mais le deuil de cette identité de « n’être qu’un toxico » est difficile pour lui. Cependant, il sourit et apprécie quand est pointé son changement vestimentaire. Il quitte progressivement les apparats casquettes-baggy-sweat-shirt pour un jean et une chemise. Il prend davantage soin de lui, de sa santé, et réinvestit sa relation de couple. Il commence à se lasser que d’autres consommateurs donnent son nom aux forces de l’ordre à chaque garde à vue, pour donner un nom et être « relâché ». Il commence à se lasser d’être interpellé à la moindre suspicion, car il est maintenant bien identifié comme « toxicomane » par les forces de l’ordre. Il accepte de reprendre son suivi psychologique et de demander de l’aide à une assistante sociale.
Monsieur Z avance. Le chemin est long, il y a toujours des épisodes de consommations malgré la bonne observance de son traitement de substitution. Il n’est pas encore sorti de son addiction mais il est au travail. Notre métier d’addictologue, c’est de l’accompagner dans cette reconstruction et de l’aider à lever les verrous que la « toxicomanie » a posé sur son chemin.
Voilà pourquoi, entre autres, nous ne devons pas appeler nos patients « toxicomanes », mais personnes souffrant d’addiction. Ceci parce que nous croyons que personne ne mérite d’être résumé à un produit ou à un mode de consommation.
À l’heure actuelle, ces éléments de considération nous semblent primordiaux, surtout que la clinique de l’addiction aux opiacés évolue, en témoignent les cas de plus en plus fréquents d’addiction au tramadol. Ces patients sont, pour la plupart, insérés socialement, travaillent, ont une vie familiale. Ils ne se reconnaissent donc pas dans le terme stigmatisant de « toxicomane », et si ce terme apparait dans le nom d’une structure de soins, cela peut freiner leur demande de soins addictologiques.
Addiction au tramadol
1. Définition
Le tramadol est un analgésique synthétique à action centrale avec un mécanisme d’action mixte. Il agit comme un faible µ-agoniste des récepteurs opioïdes et comme inhibiteur de la recapture de la sérotonine et de la noradrénaline (1).
Ce traitement est indiqué dans la prise en charge de la douleur modérée à sévère chez l’adulte depuis les années 1970. Il est devenu un antalgique très populaire. Il est prescrit dans le cadre des douleurs post-opératoires, mais également dans le cadre de la prise en charge des douleurs chroniques et cancéreuses (2). Il est souvent préféré aux autres morphiniques du fait du moindre risque de dépression respiratoire (3).
Malgré son efficacité sur les douleurs, le tramadol peut entrainer de graves effets indésirables sur les plans neurologiques (altérations de la conscience, convulsions), psychiatriques (confusions, hallucinations) et gastro-intestinaux (nausées, vomissements). Des effets indésirables « inattendus » semblent également émerger : hyponatrémies, hépatites cholestatiques, syndromes sérotoninergiques. Le tramadol peut occasionner, en cas de surdosage, des syndromes sérotoninergiques (4,5).
2. Mésusage et dépendance
Par ailleurs, Le réseau français d’addictovigilance a mis en évidence, depuis de nombreuses années, l’augmentation de la consommation des médicaments opioïdes et de ses complications sanitaires.
Certaines populations semblent plus à risques de dépendance au tramadol, comme les personnes ayant un antécédent de dépendance aux opiacés (6).
De plus, l’absence de recommandations sur la prise en charge de la pharmacodépendance à ces médicaments (diminution de dose, switch ou traitement de substitution aux opiacés (TSO)) au regard de la consommation croissante, implique qu’un travail pluridisciplinaire sur le sevrage et la prise en charge de l’addiction pourrait aider les professionnels de santé et leurs patients (7).
Cette situation peut faire écho à la crise des opioïdes que traversent actuellement les États-Unis. Depuis les années 2000, il existe aux États-Unis une « crise des opioïdes ». Cette crise est définie par l’augmentation massive et sans précédent du nombre de décès par overdose d’opioïdes. La particularité de ces overdoses réside principalement dans l’implication d’opioïdes prescrits initialement à visée antalgique et secondairement, objets de mésusage, alors que les overdoses des années 80-90 impliquaient majoritairement l’héroïne. En Europe et en France, on observe également, mais dans une bien moindre mesure, une augmentation de la consommation des opioïdes forts et de la morbi-mortalité liée à leur prescription. Cette situation que l’on peut qualifier de préoccupante aujourd’hui, et non de crise comme aux États-Unis, nécessite une prise de conscience de tous en amont (prescription rationnelle des opioïdes) et en aval (savoir reconnaître et prendre en charge l’addiction) de la prescription d’opioïdes (8).
3. Clinique du sevrage tramadol
L’arrêt brutal du tramadol précipite un syndrome de sevrage opiacé et sérotoninergique (9).
Le sevrage tramadol se caractérise par les signes de sevrage habituels aux opiacés : tremblements, hypersudations, larmoiement, agitation, anxiété, douleurs, diarrhée. Mais également par des signes de sevrage plus atypiques : paresthésie, anxiété sévère, attaque de panique, irritabilité, paranoïa, confusion, hallucination (10).
4. Prise en charge de l’addiction au tramadol
La prise en charge de l’addiction au tramadol n’est, à ce jour, pas consensuelle et ne fait pas l’objet de recommandations. En effet, nous pouvons observer plusieurs méthodes de traitements et de schéma de substitution, d’après quelques cas décrits dans la littérature. Certains auteurs décrivent une substitution par buprénorphine/naloxone (11), par méthadone (12), ou buprénorphine sous forme de lyophilisat (13).
D’autres auteurs proposent un sevrage sans substitution, que cela soit progressif sur quatre jours en hospitalisation (14) ou un sevrage plus « brutal » avec hospitalisation prolongée sur plusieurs semaines avec traitement symptomatique par courte prescription de benzodiazépines, clonidine et vitamines (15).
5. Cas cliniques de trois patients suivis au CSAPA CAST de Reims
5.1. Cas clinique Monsieur A
Anamnèse
Monsieur A est âgé de 38 ans. Il est adressé au CSAPA – CAST par le médecin de l’Association Addiction France (anciennement ANPAA) pour une addiction au tramadol.
Le patient consomme des médicaments antalgiques opiacés depuis cinq ans. Il n’y a pas d’autre antécédent addictologique. Il ne consomme aucune autre substance psychoactive.
Initialement, son médecin traitant lui a prescrit une association paracétamol-codéine pour des lombalgies. Il y a ensuite eu un switch pour une prescription de tramadol, selon le patient dans un contexte de crainte pour sa fonction hépatique.
Une dépendance au tramadol puis une addiction s’est installée.
Au moment de la première consultation, Monsieur A consomme 16 à 20 comprimés de tramadol LP 200 mg par jour, soit une posologie quotidienne de 3 200 mg à 4 000 mg par jour.
Monsieur A suit également un traitement antidépresseur par miansérine 50 mg, introduit et prescrit par son médecin traitant. Cet homme est inséré professionnellement et a un projet de reconversion professionnelle en cours. Il est divorcé et père de deux enfants.
Lors de notre première consultation, le patient décrit son épuisement psychique. Il est épuisé par son angoisse quotidienne : ne pas réussir à se procurer suffisamment de tramadol. Il doit consulter plusieurs médecins et falsifie des ordonnances. Il souffre également des effets indésirables du tramadol et redoute les répercussions somatiques de cette surconsommation. Il s’expose aux risques de surdosage, d’atteinte hépatique et de syndrome sérotoninergique dont le risque est majoré par la prise du traitement antidépresseur.
Choix du traitement de substitution opiacé
Monsieur A a déjà entrepris plusieurs tentatives de sevrages progressifs du tramadol, qui ont toutes échoué.
La sévérité de la dépendance aux opiacés du patient et la posologie quotidienne de tramadol à libération prolongée nous ont rapidement orientés vers la mise en place d’un traitement de substitution opiacé par méthadone, compte tenu du risque de précipiter un syndrome de sevrage si la buprénorphine avait été utilisée.
Cependant, l’introduction de méthadone exposait le patient à un plus grand risque de surdosage au moment de l’initialisation du traitement. Un travail d’information thérapeutique a donc été mené et un kit naloxone intramusculaire a été remis au patient.
À noter qu’un ECG a été réalisé et ne présentait aucune anomalie. Un bilan biologique a été prescrit au patient afin de rechercher des complications somatiques de cette addiction, mais il a toujours refusé de réaliser le prélèvement, redoutant les résultats.
Initiation du traitement par la méthadone
Les signes de sevrage sont apparus 35 heures après la dernière prise de tramadol. La méthadone a alors été introduite avec une titration prudente, afin de réduire le risque de surdosage compte tenu de la forme « libération prolongée » du tramadol, pour arriver à une posologie quotidienne de 20 mg par jour sur les quatre premiers jours d’initiation.
Les premières semaines se sont révélées compliquées pour le patient. Les affects étaient labiles (exaltation de l’humeur, volubilité et dispersion de la pensée, euphorie transitoire), laissant place par moment à une ambivalence par rapport au traitement de substitution. L’hypothèse d’un trouble bipolaire sous-jacent s’est posée ; mais éludée par la normalisation de la thymie après majoration du traitement antidépresseur (90 mg/j de miansérine) et de la posologie de la méthadone.
Le traitement par méthadone a été progressivement augmenté jusqu’à 55 mg en une prise par jour, suite à des surconsommations.
Évolution clinique
Avec neuf mois de recul, le patient reste très investi dans sa prise en charge thérapeutique et n’a pas repris de tramadol. Il est stabilisé à une posologie de 55 mg de méthadone sirop. Il n’y a aucun mésusage ni surconsommation de son TSO.
Il poursuit son travail psychothérapeutique à raison d’un entretien mensuel avec sa psychologue et il est suivi médicalement tous les 14 jours.
Le patient fait un bilan positif de ses soins, il ne s’épuise plus à rechercher des médecins, à rajouter frauduleusement des mentions « renouvelable » sur ses ordonnances. Il note une amélioration de sa concentration, une moindre irritabilité. Il a débuté sereinement sa reconversion professionnelle.
5.2. Cas clinique Monsieur B
Anamnèse
Monsieur B est âgé de 35 ans, il consulte au CSAPA – CAST pour une addiction au tramadol LP. Le patient s’est adressé à notre structure après avoir trouvé nos coordonnées sur internet.
Il est marié, père d’un enfant et en formation professionnelle à distance. Il présente un antécédent de consommation au THC, de l’âge de 16 à 25 ans. Il ne consomme actuellement aucune substance psychoactive.
Il présente une dépendance au tramadol LP depuis trois ans. Le tramadol a été initié dans un contexte de gonalgie, suite à un traumatisme articulaire. Le patient a pris conscience de son addiction lors d’une tentative d’arrêt brutal, après six mois de traitement.
La posologie quotidienne était de 800 mg en libération prolongée. Il parvient à diminuer sa posologie quotidienne à 400 mg, mais à chaque tentative de nouvelle diminution, il se confronte à un échec.
Choix du TSO
Devant un échec d’une tentative de sevrage progressif, l’introduction d’un TSO apparaissait alors nécessaire. Les différents TSO ont été présentés au patient. Le choix s’est orienté vers un traitement par buprénorphine, qui présentait l’avantage d’avoir un cadre de prescription moins contraignant que la méthadone. Cependant, il était nécessaire de prendre en compte et d’expliquer au patient le risque de précipiter un syndrome de sevrage lors de l’initialisation.
Initialisation du TSO
Pendant le premier confinement lié à la crise de la Covid-19 en mars 2020, une première tentative d’initiation du traitement par buprénorphine a été réalisée mais elle fût compliquée, avec une précipitation d’un syndrome de sevrage opiacé. Devant les difficultés de prise en charge en lien avec le confinement, l’introduction du TSO a été temporisée.
Le tramadol a donc été maintenu, à une posologie quotidienne de 600 mg/jour pendant toute la période de confinement, tout en gardant pour objectif une réduction des risques et la mise sous TSO.
Le patient gardant un sentiment d’échec et décrivant l’inconfort en lien avec la galénique de la buprénorphine en forme sublinguale (goût, durée de dissolution), il lui a été proposé d’initier un traitement par buprénorphine orodispersible.
Afin de limiter le risque de précipiter un syndrome de sevrage, un relais de la forme LP du tramadol vers une forme à libération immédiate (LI) a été réalisé : J-3 : 400mg de tramadol LI, J-2 : 300 mg, J-1 : arrêt du tramadol.
Le traitement par buprénorphine orodispersible a été débuté à la posologie de 2 mg, avec titration progressive par paliers de 2 mg supplémentaires. Neuf jours après le début du traitement, la posologie était stabilisée à 16 mg/jour.
En revanche, le patient présentait une irritabilité en faveur d’un sevrage sérotoninergique. Un traitement par antidépresseur est alors initié par mirtazapine, associé à une prescription d’hydroxyzine. Le but étant d’éviter la prescription de benzodiazépine, du fait du risque de pharmacodépendance et du risque d’interaction avec le TSO.
Deux semaines après l’introduction de l’antidépresseur, le patient décrit une nette amélioration clinique, mais il décrit des effets indésirables attribuables à la mirtazapine. Un switch vers la sertraline est réalisé, dont la posologie a progressivement été augmentée jusqu’à 100 mg/jour.
Évolution clinique
Par la suite, il n’y a eu aucun mésusage de son traitement. Monsieur B ne présente aucun effet indésirable. La stabilisation se consolide et son discours à propos de son addiction est clair et sans ambivalence. Il fait un bilan positif de la mise en place du TSO et pointe spontanément tous les bénéfices obtenus depuis qu’il a arrêté le tramadol : disparition de l’angoisse permanente de recherche de traitement, ne falsifie plus d’ordonnance, arrêt de l’hypersudation et de la constipation. Sa concentration et ses facultés cognitives se sont améliorées, il a réussi sa formation professionnelle à distance.
Le patient est suivi médicalement une fois par mois. Il a pour objectif de réaliser une baisse progressive de la buprénorphine, même s’il présente une appréhension à réaliser cette diminution. Un accompagnement psychologique lui a été proposé à plusieurs reprises mais il refuse, argumentant qu’il n’en ressent pas le besoin.
Sept mois après l’initiation de la buprénorphine orodispersible, une première baisse de posologie de 2 mg a été réalisée et bien tolérée par le patient.
5.3. Cas clinique Monsieur C
Anamnèse
Monsieur C a pris rendez-vous de lui-même au CSAPA – CAST sur les conseils d’un ami.
Il ne rapporte aucun antécédent somatique, psychiatrique ni addictologique. Il est inséré professionnellement avec un poste à responsabilités et souhaite rester discret au sujet de sa pathologie addictive. Il est marié et père de famille.
Le traitement par tramadol a été instauré il y a 12 ans dans le cadre d’une prise en charge de douleurs rachidiennes. La dépendance puis l’addiction se sont progressivement installées. Il est déjà parvenu à arrêter ses consommations sans accompagnement spécialisé pendant un an, mais a repris ses consommations et est actuellement à une posologie de 500 mg de tramadol LP par jour.
Du fait d’un refus de son médecin de renouveler son traitement, il a falsifié des ordonnances. Il a également acheté de la méthadone de rue de manière ponctuelle à une posologie de 10 mg.
Dans un premier temps, et avant de construire un projet de soins et d’accompagnement, son traitement par tramadol lui est renouvelé sur une ordonnance sécurisée et un contact est pris avec la pharmacie qui assurera la délivrance hebdomadaire. Il est ensuite envisagé avec le patient, soit de réaliser un sevrage progressif, soit d’introduire un TSO.
Évolution clinique
Le suivi fut compliqué du fait de la situation de premier confinement dû à la crise de la COVID 19.
Le patient présente un discours addictologique teinté d’ambivalence. Il ne parvient pas à diminuer progressivement les posologies de tramadol et appréhende également la mise en place d’un TSO à cause de la connotation « toxicomane » de ce type de traitement.
Un accompagnement psychologique lui est proposé, mais le patient le refuse, ne pensant pas en avoir besoin. Au fil des entretiens, le discours devient plus clair, et l’objectif d’arrêt des consommations de tramadol semble s’affirmer.
Finalement, lors de l’avant-dernière consultation, le patient rapporte qu’il a arrêté le tramadol depuis trois jours. Il s’est automédiqué avec du diazépam afin de contenir les signes de sevrage. Le risque de dépendance et d’addiction aux benzodiazépines lui est rappelé.
Un rendez-vous deux semaines plus tard lui est proposé. L’arrêt des consommations de tramadol était toujours effectif. Le patient annula par la suite ses prochains rendez-vous, en précisant qu’il ne ressentait plus le besoin de poursuivre son suivi.
6. Discussion
Tramadol, un enjeu de santé publique
À la lumière des données pharmacologiques, épidémiologiques et cliniques que nous avons pu recenser, le potentiel addictogène du tramadol est évident.
Par ailleurs, ce médicament présente un risque important d’effets indésirables, ainsi qu’un risque d’overdose (16) impliquant un risque de décès. Dans ce contexte, la large délivrance de la naloxone semble de plus en plus indispensable, afin d’éviter les décès par overdose (17). C’est en ce sens que nous devons suivre les recommandations en termes de prévention et de réduction des risques, et contribuer à la large diffusion de la naloxone auprès de nos patients.
Questionnement sur le mode de prise en charge et sur l’accueil des patients présentant une addiction au tramadol
Les trois cas cliniques présentés posent la question de la prise en charge de l’addiction au tramadol mais questionnent également le « type » de profils de ces patients. En effet, il est intéressant de souligner que la dépendance aux opiacés peut concerner chaque sujet de la population générale. Nous avons vu que deux des trois patients étaient des hommes qui ne présentaient aucun antécédent addictologique (le troisième présentait un antécédent de de consommation au THC ancienne et résolue). Ils étaient tous les trois pères de famille, et bien insérés socialement et professionnellement.
Les traitements de substitution ne sont plus réservés aux seuls consommateurs d’héroïne. Ceci a un impact sur la prise en charge de ces patients devenus dépendants puis addicts à un médicament, au départ prescrit par un médecin et délivré par une pharmacie, avant de devenir une substance psychoactive mésusée, objet de falsification d’ordonnance ou de deal dans la rue.
Les trois patients ont d’ailleurs pu verbaliser leurs difficultés à venir demander de l’aide auprès d’une structure qui a la réputation de prendre en charge les « toxicomanes ». De même qu’il leur est difficile d’accepter la mise en place d’un traitement « traditionnellement » indiqué pour une substitution d’une dépendance à l’héroïne.
Il est donc indispensable que notre société progresse dans l’arrêt de la stigmatisation des personnes souffrant d’addiction.
Par ailleurs, l’utilisation d’une forme lyophilisat de buprénorphine orodispersible, plus récente sur le marché pharmaceutique, permet d’éviter la prescription de formes sublinguales de buprénorphine plus connues ou de méthadone qui stigmatisent les patients souffrant de dépendance aux opiacés, ces médicaments étant connotés « patient toxicomane ». Cette spécialité pharmaceutique présente un confort pour le patient : sa dissolution est plus rapide et le gout est décrit comme plus agréable par les patients. Néanmoins, les baisses de posologies seront peut-être plus compliquées par les deux seules posologies existantes : 2 et 8 mg.
À ce jour, les structures d’addictologie ambulatoire comme les CSAPA semblent les plus adaptées pour répondre à cette demande de soins dont nous pouvons redouter une majoration de la prévalence dans les prochaines années. Une prise en charge multidisciplinaire apparait comme indispensable pour accompagner ces patients.
Par ailleurs, il n’existe actuellement aucune recommandation validée pour la prise en charge de la dépendance au tramadol. Ceci impose à chaque professionnel de s’adapter en fonction de la demande du patient, de la clinique addictologique ainsi que des moyens thérapeutiques dont il dispose.
Concernant la prise en charge pharmacologique, il faut souligner le caractère complexe dû au profil pharmacologique du tramadol : il a une action, à la fois sur le système opiacé, mais également sur le système sérotoninergique. Il semble donc parfois nécessaire de réaliser une co-prescription TSO et antidépresseur de type inhibiteur de recapture de la sérotonine ou inhibiteur de recapture de la sérotonine et de la noradrénaline.
Concernant le choix du TSO, la réflexion doit s’articuler autour de la posologie de tramadol, des médicaments associés, des antécédents du patient et doit prendre en compte le risque de précipitation du syndrome de sevrage opiacé lors de l’initiation d’un traitement par buprénorphine et, d’un autre côté, le risque majoré de surdosage avec une prescription de méthadone.
Nécessité d’une prise de conscience du risque d’addiction au tramadol lors de la primo-prescription et de la mise en place de moyens de prévention primaire et secondaire
La prescription de tramadol a été banalisée et a exposé un grand nombre de patients au risque de dépendance et d’addiction. Ayant maintenant conscience de ce risque, il semble indispensable que le patient en soit informé lors de la primo prescription de ce traitement.
En effet, les trois patients présentés en cas clinique dans cet article ont confié ne pas avoir été informés de ce risque, et ont précisé que s’ils en avaient été informés, soit ils auraient refusé de prendre ce traitement, soit ils auraient été plus vigilants sur la durée de la prise de ce traitement.
Les médecins sont, quant à eux, souvent mal informés du potentiel addictogène du tramadol, ce qui entraine un manque de vigilance et de surveillance de leur prescription de tramadol. Il serait donc nécessaire d’améliorer la formation des professionnels de santé dans le domaine de l’addictologie.
C’est en effet l’une des pistes de prévention primaire qui pourrait être mise en place, afin d’éviter le développement de l’addiction au tramadol.
Dans ce sens, une lettre « d’informations – sécurité patients » a été adressée, le 20 janvier 2021, aux professionnels de santé par l’ANSM pour les informer de la limitation de la durée maximale de prescription à 12 semaines du tramadol, depuis le 15 avril 2020. Elle rappelle également les points de vigilance lors de la prescription du tramadol.
De plus, une prise de conscience des risques de surdosage lié à ce traitement est nécessaire. En effet, les conséquences d’un surdosage (overdose, syndrome sérotoninergique, répercussion cardiaque et hépatique, etc.) peuvent être létales. Il est donc indispensable de sensibiliser les professionnels de santé, les patients et leur entourage à la prévention et à la réduction des risques, et notamment à l’utilisation des kits naloxone.
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