Dans une étude portant sur 451 patients alcoolodépendants, des auteurs de l’Université de Floride retrouvent une prévalence des douleurs chroniques de plus de la moitié (53,7%) des participants, avec une nette prédominance chez les femmes (62,6% de douleurs chroniques) par rapport aux hommes (47,4%). (1)
Les patients qui rapportaient des douleurs chroniques recevaient beaucoup plus fréquemment des prescriptions d’opioïdes. Ils présentaient des taux plus importants de dépression et d’anxiété. Enfin et surtout, la sévérité de la douleur était associée à un écart plus important entre le début de l’alcoolodépendance et le début de la prise en charge addictologique.
Comme souvent, ces résultats sont à prendre avec précaution, car il s’agit des données issues d’une seule étude, et qui plus est américaine, avec tout le contexte outre-Atlantique de crise des opioïdes, situation bien connue des lecteurs du Flyer. Néanmoins, même si les taux de douleurs chroniques sont ici particulièrement élevés, ils ne choqueront probablement pas vraiment les soignants français, qui auront sûrement fait le constat empirique que ce problème existait chez nombre de leurs patients.
Au delà des taux retrouvés, cette étude est illustrative à plusieurs titres des évolutions récentes de l’approche des patients en addictologie. D’abord, les résultats sont en parfaite cohérence avec le concept de « diagnostic duel ». Alors que le terme de « comorbidités » renvoie à une simple addition de troubles, le concept de « diagnostic duel » va plus loin.
Il postule qu’en cas d’association entre un trouble psychiatrique et un trouble addictologique, ici en l’occurrence l’association « alcoolodépendance + dépression », le tout est supérieur à la somme des parties.
Le diagnostic duel « alcoolodépendance + dépression » est plus sévère que l’addition d’une alcoolodépendance et d’une dépression. Il est plus sévère car il est plus souvent associé à d’autres troubles addictologiques ou psychiatriques (2), mais aussi à des troubles non-spécifiques dont les douleurs chroniques font partie (voir plus loin). Les résultats de cette étude américaine sont donc en phase avec le concept de « diagnostic duel », qui s’impose tout doucement chez les soignants comme un concept utile et pertinent dans l’évaluation des patients, et la description fine de leurs particularités cliniques.
Au-delà des douleurs chroniques, c’est aussi la question de l’évaluation des troubles fonctionnels dans leur ensemble que cette étude vient illustrer. Les patients atteints d’addiction, encore plus ceux atteints de diagnostics duels, sont souvent envahis de plaintes fonctionnelles non-spécifiques : troubles du sommeil, douleurs, troubles de l’alimentation, troubles sexuels, et plus globalement encore atteintes diffuses de la qualité de vie (3,4).
Ces plaintes sont parfois survolées dans l’évaluation clinique, notamment l’évaluation initiale, alors qu’elles constituent parfois le cœur de la demande de soins des patients, et qu’elles devraient donc jouer un rôle motivationnel fondamental dans le cheminement qui sera construit avec le patient vers l’atteinte de ses objectifs individuels.
Les objectifs d’arrêt ou de réduction des usages, ce sont des objectifs addictologiques qui sont bien sûr importants à définir et à atteindre. Les objectifs d’amélioration fonctionnelle, d’amélioration du sommeil, de l’humeur, de l’équilibre alimentaire et de l’activité physique, de la qualité de vie en générale, ce sont les objectifs de réhabilitation qui succéderont aux objectifs addictologiques une fois que ceux seront atteints, ou même primeront sur eux si ceux-ci ne sont pas atteints.
Dans une autre étude récente, il était montré que c’était dans les six mois qui suivaient l’arrêt de l’alcool chez les sujets atteints d’alcoolodépendance, que survenait un effondrement de l’estime de soi et du ressenti de qualité de vie (5). Retour au réel une fois que les brumes de l’alcool se sont dissipées ?
Peut-être, mais illustration surtout que l’évaluation clinique fine et la prise en charge personnalisée ne s’arrêtent pas avec l’arrêt de l’alcool. Elles ne font au contraire que commencer. L’évaluation fonctionnelle est donc l’une des briques d’une clinique moderne de l’addictologie, une clinique qui ne s’arrête pas aux seuls usages de substance, mais propose au sujet une approche de sa globalité, car l’addiction n’est pas qu’une pathologie des usages, mais aussi de la globalité fonctionnelle du sujet.
Bibliographie
- (1) Boissoneault J, Lewis B, Nixon SJ. Characterizing chronic pain and alcohol use trajectory among treatment-seeking alcoholics. Alcohol. 2018;75:47-54.
- (2) Buckley P. Prevalence and consequences of the dual diagnosis of substance abuse and severe mental illness. J Clin Psychiatry. 2006; 67:5–10.
- (3) Bosma-Bleeker MH, Blaauw E. Substance use disorders and sexual behavior; the effects of alcohol and drugs on patients’ sexual thoughts, feelings and behavior.
- (4) Saatcioglu O, Yapici A, Cakmak D. Quality of life, depression and anxiety in alcohol dependence. Drug Alcohol Rev. 2008; 27(1):83-90.
- (5) Kelly JF, Greene MC, Bergman BG. Beyond Abstinence: Changes in Indices of Quality of Life with Time in Recovery in a Nationally Representative Sample of U.S. Adults. Alcohol Clin Exp Res. 2018; 42(4):770-780.