Introduction
La prise en charge de la douleur a enregistré, au cours des décennies précédentes, des progrès considérables. Sur le plan médicamenteux, la palette proposée a évolué de façon quasi-exponentielle surtout pour les opioïdes forts. Mais, un sentiment d’opiophobie, parfaitement bien relaté dans un e-dito de la revue Le Flyer dès octobre 2015 (1), en lien avec une situation épidémique hors-norme en Amérique du Nord, s’installe en France, créant un frein à la prescription d’opioïdes forts. Les craintes sont celles d’abus, de mésusage et de risque addictif liés à ces traitements, en particulier dans les douleurs chroniques non cancéreuses. Les taux de guérison et de survie s’améliorant dans le cancer, la crainte du risque addictif gagne aussi la douleur cancéreuse, dans une moindre mesure cependant.
La situation en Amérique du Nord… et en France
La situation en Amérique du nord a fait l’objet de nombreux articles ces derniers mois et la ‘crise’ a atteint des proportions incroyables, avec plus de 64 000 décès en 2016 par overdose d’opioïdes, dont plus de la moitié des cas est liée à une prescription d’opioïde antalgique (2).
La crise nord-américaine est largement médiatisée en France, alors que la situation y est sans commune mesure. Cette surmédiatisation, parfois grand public, vulgarisée parfois à l’extrême, n’induit-elle pas une peur disproportionnée à l’égard des opioïdes forts ? Il serait pourtant regrettable que la prise en charge de la douleur recule dans notre pays pour une crise dont les déterminants sont absents de la réalité hexagonale.
Notons, par exemple des conditions de prescription et de délivrance bien différentes des 2 côtés de l’Atlantique, mais aussi un meilleur contrôle, en France, de la publicité en faveur des médicaments et l’impossibilité pour une firme de faire de la publicité auprès du grand public (comme l’ont largement fait des firmes comme Purdue-Mundipharma en faveur de l’oxycodone en Amérique du Nord). Nous pourrions également ajouter une plus grande méfiance ‘naturelle’ des professionnels de santé français et des patients vis-à-vis des opioïdes forts.
Cela est moins le cas avec les opioïdes faibles (tramadol, codéine, opium), auxquels la population française est très exposée. 17% des français ont ainsi eu au moins une prescription d’opioïde faible en 2017 (3). Nous savons pourtant que ces derniers présentent les mêmes risques addictifs que les opioïdes forts, mais médecins et patients s’en méfient moins (4).
Abus, mésusage, addiction : de quoi parle-t-on ?
Il existe de nombreux termes utilisés pour qualifier les utilisations médicales ou non médicales de substances psychoactives dont les analgésiques opioïdes font partie.
- L’abus signifie une prise de doses supérieures à celles prescrites, pour obtenir des effets psychoactifs majorés (relaxation, sédation, défonce ou encore soulagement plus efficace de la douleur, etc.).
- Le mésusage qualifie une utilisation non conforme aux recommandations du résumé des caractéristiques du médicament concerné. L’injection ou le sniff sont des exemples de mésusage. Il en est de même pour l’utilisation en dehors du cadre de l’AMM (utilisation dans la douleur rhumatologique d’un médicament dont l’indication est restreinte à la douleur cancéreuse) ou l’usage récréatif (ou encore la soumission chimique). Le mésusage peut donc être le fait du patient et/ou du médecin prescripteur.
- L’addiction, quant à elle, est un mode d’utilisation inadapté qui conduit à une altération du fonctionnement ou implique une souffrance cliniquement significative. Le DSM 5 (Diagnostic and Statistical Manual of mental disorder, 5ème édition) propose11 questions, dont la réponse positive à plus de 2 d’entre elles, suggère fortement le diagnostic d’addiction. Parmi les critères, l’existence d’un « craving » apparaît de plus en plus comme un élément central de l’addiction (une envie irrépressible de consommer la substance). La perte de contrôle est, elle-aussi, un élément-clef du diagnostic, qu’on ne retrouve pas forcément dans la dépendance.
- On peut encore citer le terme toxicomanie, encore très utilisé, y compris dans le milieu professionnel. C’est un terme ancien (fin du 19ème siècle) qui ne recouvre aucun diagnostic précis et dont l’usage a pour seule conséquence de stigmatiser celui qui le porte (le toxicomane, a fortiori le ‘toxico’). Ce terme devrait être banni définitivement des propos et écrits, tant dans le milieu de la douleur que dans celui des spécialistes de l’addiction. Il n’est d’aucune aide pour le diagnostic, et encore moins pour la prise en soin.
Il y a trop souvent une confusion entre dépendance et addiction et l’absence de distinguo entre les 2 notions peut générer des prises en soin inutiles ou, à l’inverse, amener à mésestimer une vraie souffrance.
- La dépendance, bien différente de l’addiction, est définie généralement par l’existence d’un syndrome de sevrage à l’arrêt brutal du médicament. Si elle peut toucher de nombreux patients qui ont pris des morphiniques au long cours, elle est dans la plupart des cas réversible avec une décroissance lente et raisonnée, sans conséquence pour la santé des patients.
A nouveau, l’apparition d’un syndrome de sevrage à l’arrêt brutal d’un traitement antalgique opioïde est le signe d’une dépendance quasi-physiologique, liée à l’exposition plus ou moins longue et une adaptation de l’organisme à ces substances exogènes. En aucun cas, la dépendance seule est le signe d’une addiction. Il parait important d’informer les patients de la différence entre dépendance et addiction et du risque assez important pour la première (mais sans grand péril) et moins fréquent pour la seconde.
En effet, si le risque addictif existe, quelle que soit la substance, il n’est heureusement pas systématique et tous les individus exposés aux opioïdes (comme à l’alcool) ne deviennent pas addicts, encore moins ‘toxicos’.
Il est habituel de considérer que l’addiction survient quand plusieurs facteurs se conjuguent :
- Le produit d’abord. Sa pharmacocinétique (rapidité et durée d’action), son action sur l’organisme, son mode d’administration (voie orale, fumé, injecté, sniffé…), son statut social (illicite, légal voire socialement intégré) et son potentiel hédonique jouent également un rôle. En résumé, le pouvoir addictogène des substances n’est pas le même pour toutes, indépendamment des dangers respectifs que leur consommation occasionne.
- L’environnement conditionne lui-aussi le risque addictif. Une désinsertion sociale (chômage par exemple), l’absence de liens familiaux ou amicaux ou l’appartenance à un groupe où l’usage de substances psychoactives est la règle, constituent un environnement à risque pour l’individu.
- Les individus eux-mêmes n’ont pas les mêmes facteurs de vulnérabilité ou de protection vis-à-vis de l’addiction. La prédisposition génétique, à elle-seule, est un facteur de risque pour passer d’une consommation répétée à une addiction. L’existence des troubles psychiatriques ou psycho-pathologiques est également incriminée à juste titre dans le risque addictif.
- Le ressenti des effets psychotropes d’une substance (soulagement, plaisir, aversion…) conditionne également l’entrée dans un mode répétitif ou non, pouvant aboutir à une addiction ou un abandon de la prise.
Connaître ces notions d’addictologie et les facteurs de risques qui suivent pourrait être fort utile pour les médecins prescripteurs et bénéfique pour leurs patients.
L’utilisation de l’Opioid Risk Tool
L’interaction d’un individu avec une substance (et son environnement) conditionne en grande partie le risque addictif auquel il est exposé. Dans le cadre d’une prescription d’un opioïde analgésique, il semble désormais incontournable, dans sa pratique clinique, de s’appuyer sur un questionnaire structuré et validé permettant d’évaluer ce risque ou au moins, de s’inspirer des questions qui y sont compilées.
L’Opioid Risk Tool a l’avantage de mesurer le risque d’abus et de mésusage pouvant conduire à une addicition avec une série de 10 questions (assez) simples. Selon le sexe, le nombre de points est variable pour certains items. Cet outil a été conçu et validé par une équipe américaine (5) et repris par une équipe canadienne dans le cadre de recommandations professionnelles. Il est désormais diffusé en France.
Les questions concernent en premier lieu les antécédents familiaux d’abus d’alcool, de drogues illicites ou de médicaments sur ordonnance. En second lieu, l’attention est portée sur les antécédents personnels d’abus de ces mêmes substances. Ces antécédents personnels d’abus vont compter pour beaucoup dans le score final (3 à 5 points par item, dont notamment 5 points pour l’antécédent d’abus de médicaments sur ordonnance, homme ou femme).
Puis viennent l’âge, les antécédents d’abus sexuels avant l’adolescence (particulièrement importants chez la femme) et la psychopathologie.
Selon le score obtenu, le risque d’abus et de mésusage sera qualifié de ‘faible’ à ‘élevé’:
- Score < 3 : patient à faible risque
- Score compris entre 4 et 7 : patient à risque modéré
- Score > 8 : patient à risque élevé
Cet outil n’a pas pour objectif de contre-indiquer la prescription d’un opioïde, si l’indication est posée. Sur le plan éthique, ne pas prescrire un opioïde (en l’absence d’alternative valable) à un patient présentant une douleur sévère sous prétexte d’un risque addictif est très ‘discutable’. Par contre, cela impose d’être vigilant et incite à prendre des précautions, comme par exemple :
- Eviter absolument les fentanyl transmuqueux, sauf indication indiscutable, et préférer les formes à libération prolongée plutôt qu’immédiate pour les autres opioïdes.
- Adapter la posologie au strict besoin du patient « ni trop, ni trop peu ». Une posologie insuffisante, outre le fait qu’elle ne soulagera pas le patient, pourrait le conduire à un abus. Il en prendra plus que le prescripteur ne l’a envisagé ou il lui en demandera plus. On parle alors de pseudo-addiction. Dans le pire des cas, le patient pratiquera un ‘shopping médical’ qui ne lui évitera pas de devenir accro. La relation médecin-patient n’en sortira pas renforcée.
- S’assurer de la prise en charge de comorbidités psychiatriques ou sociales qui sont autant de passerelles pouvant mener à l’addiction.
- Recourir à une délivrance fractionnée : quelques jours de traitement plutôt que plusieurs semaines. L’addiction ayant comme corollaire une perte de contrôle de la consommation, il semble imprudent de prescrire 28 jours de traitement à un patient pour lequel on aura estimé que le risque addictif est élevé.
- Tenir compte des spécificités de chaque molécule. S’il s’avérait que l’oxycodone était plus addictive que la morphine, comme cela semble le cas (9), et que l’expérience des cliniciens devait le confirmer, alors il faudrait préférer la seconde dont le recul dans son usage semble moins problématique. Les pays les plus ‘en crise’ avec les opioïdes analgésiques en termes d’addiction et d’overdose sont ceux qui ont vu la diffusion de l’oxycodone être la plus spectaculaire (USA, Canada, Australie).
- Ne pas se retrancher vers une prescription plus large des opioides faibles (codéine, tramadol, opium). Si effectivement certains médecins limitent leur prescription d’opioïdes analgésiques à ces médicaments dits de palier 2, il n’y a aucune preuve que ceux-ci soient moins addictogènes que des opioïdes forts. Le mensuel Prescrire, connu pour son indépendance vis-à-vis des firmes pharmaceutiques, concluait dans une revue de la littérature (4) : « il n’est pas établi que, à efficacité antalgique équivalente, un opioïde ‘faible’ expose à un moindre risque de dépendance et d’addiction que la morphine à doses faibles ».
Quelles précautions prendre pour éviter qu’un scénario à l’américaine se produise chez nous ?
En premier lieu, ne pas reproduire les erreurs que les Autorités de Santé de ces pays, FDA en tête, ont commises.
Avant que tout le monde ne prenne conscience du drame qui se jouait aux Etats-Unis, il aura fallu attendre que le nombre de décès par overdose d’opioïde dépasse celui des accidentés de la route ou par arme à feu. Il a fallu aussi que des (méga-) stars comme Prince ou Philippe Seymour Hoffman décèdent d’une overdose par opioïde antalgique. Il a fallu enfin que la littérature et le cinéma américain émaillent leurs scénarios de personnages complètement insérés, souvent blancs, parfois professionnels de santé, mais accro à l’« Oxy » ou à d’autres opioïdes antalgiques.
Alors, comment éviter la « Crise Française des Opioïdes » que de nombreux journalistes prédisent sur le mode « La France a peur ! », plus vendeur et créateurs de « buzz » qu’une information rationnelle et raisonnée ?
La création de l’OFMA (Observatoire Français des Médicaments Antalgiques), animée par le Pr Nicolas Authier et créé en 2017 a été une excellente nouvelle. Cet observatoire publie très régulièrement des études très intéressantes sur la consommation des antalgiques opioïdes et les conséquences sur les populations exposées. Elles permettent d’avoir une vision plus scientifique de la situation française éloignée des scénarios catastrophes journalistiques. Il y a en France quelques centaines de décès par antalgiques recensés dans les dispositifs de surveillance. Sans faire de comparaison approximative, l’alcool tue près de 50 000 personnes chaque année. Nous avons en France déjà notre « crise », 5 à 6 fois plus mortelle que la crise américaine des opioïdes compte-tenu du différentiel de population. La différence de traitement médiatique et d’intervention publique est elle-aussi sans commune mesure…
A côté de la formation des professionnels de santé et de l’information aux patients et d’autres mesures proposées par les Autorités de Santé, nous proposons ici 3 solutions simples, applicables rapidement et qui nous semblent de nature à participer à l’évitement de la catastrophe sanitaire vécue outre-Atlantique :
1. Utiliser de façon optimale les médicaments non opioïdes, notamment le paracétamol et les AINS comme l’ibuprofène
Il suffit d’aller sur les blogs et autres sites web ou de rencontrer quelques patients dans les centres de soins et cabinet de médecine, pour entendre ces histoires de patients non soulagés par 500 mg de paracétamol deux fois par jour ou 200 mg d’ibuprofène deux fois par jour et qui sont passés très (trop) vite au tramadol ou au Codoliprane®, voire Izalgi®, très à la mode pour cause de promotion active. Il parait raisonnable, avant la prescription d’opioïdes faibles, d’essayer une posologie efficace et sûre de ces deux médicaments. La posologie de paracétamol peut aller jusqu’à 3 à 4 g par jour (1 g par prise maxi) et celle de l’ibuprofène jusqu’à 1 200 mg (400 mg par prise), même s’il est raisonnable de démarrer le traitement en deçà. Il est même possible d’associer les 2 molécules.
Une des raisons pour lesquelles l’épidémie d’addiction s’est installée aussi facilement aux Etats-Unis est que l’oxycodone a pris la place d’antalgique de premier recours dans les armoires à pharmacie. Il ne s’agirait pas de remplacer le paracétamol dans les armoires à pharmacie française par du tramadol ou Izalgi®. Il faut rappeler que 17% de la population française a eu au moins une prescription d’opioïdes faibles en 2017, ce qui parait énorme (3).
Là-aussi, les professionnels de santé ont pu être alertés de façon excessive sur les dangers du paracétamol ou de l’ibuprofène. La prescription trop précoce de tramadol, de codéine ou d’opium, associés dans la plupart des cas à du paracétamol, avant la prescription à des doses efficaces et sûres de paracétamol ou d’ibuprofène seuls, voire les deux associés, n’est sûrement pas la bonne alternative en termes de sécurité sanitaire.
2. Interdire les bonus basés sur les ventes aux représentants médicaux des firmes qui mettent à disposition des médicaments avec des potentiels d’abus, d’addiction et de mésusage
Le succès de certains médicaments antalgiques opioïdes, à l’étranger comme en France, est en partie lié à l’agressivité de certaines firmes et l’octroi de généreux bonus pour ceux qui dépassent leurs objectifs de ventes de boites (6) ! Il parait urgent d’imposer aux firmes une information de qualité sur les médicaments à risque d’abus, d’addiction ou encore de mésusage, complètement déconnectée d’objectifs commerciaux, pouvant inciter des ‘chasseurs de primes’ à promouvoir la vente de leurs médicaments plutôt que le bon usage. Même si une firme affiche un code éthique auprès des Autorités de Santé, elle n’empêchera jamais ses propres représentants, primés sur des volumes, de s’asseoir sur des messages visant à la prudence lors de la prescription. Cette règle devrait concerner en priorité les médicaments antalgiques opioïdes, les médicaments de substitution opiacée, et toutes les substances potentiellement addictives. A vrai dire, elle pourrait à terme concerner l’ensemble des médicaments remboursés par la solidarité nationale !
3. Ne plus rembourser les prescriptions de fentanyl transmuqueux en dehors de leurs indications de l’AMM
Les fentanyls transmuqueux sont apparus il y a plus de 10 ans. Chaque année, de nouvelles présentations ont été promues très activement auprès des professionnels de santé. Dans près de la moitié des cas, ils sont prescrits en dehors des indications de l’AMM qui sont, rappelons-le, le traitement des accès paroxystiques (ADP) chez les patients adultes recevant déjà un traitement de fond opioïde pour les douleurs chroniques d’origine cancéreuse.
Il parait assez facile de ne plus rembourser les patients sans ALD et sans traitement de fond associé, en prévenant le médecin du danger de la prescription de médicaments extrêmement addictifs, en lien avec une pharmacocinétique proche de celle du crack (pic rapidement atteint, élevé et de courte durée), qui est le modèle de la substance addictive par excellence.
Ce n’est pas l’utilisation en tant que traitement des douleurs liées aux soins qui est visée ici, bien qu’il existe des alternatives comme l’oxycodone ou la morphine à libération immédiate (Oxynorm®, Sevredol®, Actiskenan®), équi-analgésiques, dont le seul inconvénient est qu’il leur faut 30 minutes à 1 heure avant d’agir (il faut donc planifier la prise avant le soin douloureux).
Cette utilisation hors-AMM n’est pas celle qui pose le plus de problèmes. C’est bien la prescription des fentanyls transmuqueux dans des douleurs chroniques non cancéreuses, migraines, fibromyalgies, lombalgies chroniques, etc… qui peut engendrer des comportements addictifs d’installation très rapide et très difficile à prendre en soin.
Et, ce qu’il ne faut sûrement pas faire
Ne pas commettre les mêmes erreurs, comme celles commises ailleurs. Devant l’urgence sanitaire aux États-Unis, les Autorités de Santé ont accepté des solutions proposées par les mêmes firmes que celles qui avaient leur part de responsabilité dans la crise. La mise sur le marché d’une forme non détournable d’Oxycontin® a eu un effet désastreux sur le nombre de décès par overdose (7).
Dès 2015, depuis la France, on pouvait imaginer un tel scénario (10). Cette mise sur le marché aventureuse, les restrictions drastiques et les appels catastrophés à la non-prescription, voire à la dé-prescription des opioïdes analgésiques, ont ainsi conduit à multiplier par 2 le nombre d’overdoses en 2 ans. L’arrivée sur le marché d’une héroïne mexicaine de piètre qualité coupée par des fentanyloïdes la rendant plus attractive et le manque d’offre de soins en substitution opiacée, notamment pour les patients devenus ‘addicts’ de leur oxycodone et autres antalgiques comme le Vicodin® (hydrocodone), ont apporté leur pierre à ce sombre édifice.
Conclusions
La lecture récent d’un article publié dans la Revue de médecine interne, « La crise des overdoses américaines : une menace pour la France » (11) nous a incité à la rédaction de cet article. Les auteurs concluent par « …la meilleure réponse pour réduire la prévalence des overdoses reste la prévention. Elle doit s’effectuer à plusieurs niveaux et reposer sur l’usage raisonné des opioïdes, l’éducation des patients et le dépistage des troubles de l’usage des opioïdes ». Nous partageons les conclusions des auteurs.
Fort heureusement, en dehors de situations très à risques, l’addiction aux opioïdes analgésiques ne concerne qu’un petit nombre d’individus. Elle résulte de la conjonction de plusieurs facteurs : individus (plus ou moins vulnérables), substance (plus ou moins addictive) et environnement (plus ou moins favorisant). Elle survient principalement lors d’une prescription mal évaluée, ou d’une indication non conforme aux recommandations des Sociétés Savantes.
Pour ceux qui présentent des vulnérabilités individuelles et un risque de mésusage ou d’abus, elles sont identifiables à l’aide d’un outil simple comme l’Opiod Risk Tool. Il permet de faire des choix, limitant alors le risque d’installation d’une addiction. En particulier, le choix de molécules ou de galéniques dont on pressent ou suppose qu’elles sont moins à risque.
Mais d’autres mesures peuvent être prises. Elles concernent le remboursement des fentanyls transmuqueux en dehors de leurs indications. Les firmes doivent être également mises à contribution en supprimant toutes rémunérations variables basées sur des ventes, incompatibles avec une information scientifique de qualité en faveur du bon usage.
Et, enfin, la promotion du bon usage des antalgiques non opioïdes, les fameux « palier 1 », doit être renforcée comme l’a fait l’OFMA récemment (8). Pour les 2 premières mesures, il suffit d’une volonté politique au plus haut niveau, comme celle qui s’est manifestée à l’occasion du retrait de la codéine en vente libre à l’été 2017.
Et, bien sûr, la prise en charge de la douleur doit rester une priorité.
Dans tous les cas le soulagement de la douleur doit rester une préoccupation centrale. La persistance de douleurs chez des patients devenus dépendants est fréquente. On doit autant prendre en charge les douleurs chez des patients déjà usagers de drogues et dépendants des opiacés que prendre en charge la dépendance ou l’addiction de patients initialement douloureux.
L’évaluation la plus précise possible de l’étiologie de la douleur et ses caractéristiques temporelles (quand, chronique ou aigue…) ainsi que l’évaluation du risque addictif doit rester la pierre angulaire des prises en soin avant même la prescription.
Quel que soit le cas de figure, un sevrage brutal et une prise en charge non empathique peuvent conduire à une rupture de soin, une automédication, du nomadisme médical et, au bout du compte, le risque d’une aggravation de l’addiction.
Bibliographie
- (1) Robinet S. Benslimane M. E-dito du Flyer n°5, Octobre 2015, Addiction aux opioïdes analgésiques, sommes-nous américains ?
- (2) Le Figaro, 29/08/2018. Aux États-Unis, les opioïdes tuent plus que les armes à feu
- (3) Chenaf et al. Prescription opioid analgesic use in France : Trends and impact on morbidity-mortality. European Journal of Pain 2018.
- (4) Prescrire Rédaction. Stratégies. Les antalgiques opioïdes dits faibles. Codéine, dihydrocodéine, tramadol : pas moins de risques qu’avec la morphine. Rev Prescrire 2015 ; 35 (385) : 831-838.
- (5) Webster LR, Webster RM. Predicting aberrant behaviors in opioid treated patients: preliminary validation of the Opioid Risk Tool. Pain Med 2005;6(6):432 42.
- (6) Julia Lurie. “I Was Directed to Market OxyContin”: A Purdue Pharma Rep Tells How He Was Paid to Push Opioids, Motherjones, MAY 4, 2018
- (7) Evans et al. How the Reformulation of Oxycontin Ignited the Heroin Epidemic. Research Briefs in Economy Policy; aug 15, 2018. https://object.cato.org/sites/cato.org/files/pubs/pdf/research-brief-126.pdf
- (8) Flyer de l’OFMA. JE PRENDS DES MÉDICAMENTS ANTIDOULEURS À BON ESCIENT
- (9) Sichère et al. Opioïdes et risques addictifs, comment les prévenir ? Douleurs ; 2017 (18).
- (10) E-dito du Flyer n°4, Juillet 2015, Mésusage des opioïdes (douleur et substitution) et nouvelles galéniques, solutions ou problèmes!
- (11) Vodovar et al. La crise des overdoses américaines : une menace pour la France ? La Revue de médecine interne ; 2018. 10. 389