Ndlr : Après l’Italie et l’Inde, c’est au tour de l’Australie. À nouveau, pour Le Flyer, Benjamin Rolland interroge un collègue étranger sur les addictions et leur prise en charge dans son pays, au travers d’une interview standardisée d’une dizaine de questions. Elles portent sur les usages de substances, le système de soins, l’état des réflexions en matière de réduction des dommages et de législation sur les substances. L’occasion de découvrir les différences et ressemblances parfois méconnues avec des pays voisins ou au contraire très éloignés.
Le Flyer : Pouvez-vous vous présenter en quelques lignes ?
Adam PASTOR : J’ai 39 ans et je suis médecin interniste, spécialisé en addictologie. Je travaille à l’hôpital Saint Vincent de Melbourne comme consultant spécialisé et clinicien chercheur. Mon champ d’intérêt actuellement est l’impact de l’usage récréatif d’alcool et de drogues sur la régulation de la glycémie chez les jeunes adultes avec diabète de type 1.

Le Flyer : Quels sont les principales données épidémiologiques en matière d’addiction dans votre pays ? Les principaux centres d’intérêt ou principales causes d’inquiétude actuelles ?
Adam PASTOR : Les principales données disponibles viennent de la National Drug Strategy Household Survey, qui évalue en détails, tous les trois ans, chez environ 30 000 sujets de toute l’Australie, leurs usages de tabac, d’alcool et de drogues. En gros, la proportion de fumeurs de tabac est de 12,2 %, le taux de sujets qui boivent plus que 20 grammes d’alcool par jour est de 17,1 %, le taux de sujets qui ont bu 4 verres (1) ou plus lors d’une même occasion au cours du dernier mois est de 25 %. Pour ce qui concerne l’usage de substances illicites, l’usage au moins une fois par mois est de 10,4 % pour le cannabis, 2,5 % pour la cocaïne, 2,2 % pour l’ecstasy et 1,4 % pour la méthamphétamine. Tous ces taux sont considérablement plus élevés dans les zones rurales, chez les sujets avec troubles mentaux, et au sein des populations indigènes.
Le Flyer : Quelles sont les substances légalisées, dépénalisées, ou interdites, dans votre pays ? Quel est l’état du débat sur la question de la dépénalisation ou légalisation de certaines substances comme le cannabis ?
Adam PASTOR : L’alcool et le tabac sont légalisés, avec un âge minimum pour l’achat de 18 ans, tandis que les autres drogues sont interdites dans le cadre d’un usage récréatif. Il reste illégal de vendre de la nicotine liquide, y compris pour l’usage de e-cigarette, ce qui suscite un débat intense dans le pays. D’une manière générale, l’usage de l’e-cigarette augmente lentement malgré son interdiction, mais de toute façon les poursuites pour usage de substances illicites sont extrêmement rares. Après un long débat, les produits à base de codéine sont passés sous ordonnance depuis seulement février 2018, alors qu’auparavant ils pouvaient être achetés en pharmacie sans ordonnance.
Il existe des tentatives notables pour autoriser les prescriptions de cannabis thérapeutique, et les moyens de le faire ont été relativement éclaircis en Australie, bien qu’en pratique, ce type de prescriptions demeure assez rare. Dans certains états d’Australie, la possession de petites quantités de cannabis destinés à l’usage personnel est dépénalisée, alors que dans d’autres états, cela reste une infraction pénale. Il y a un débat public minimal sur la légalisation du cannabis, et l’essentiel du débat actuel porte plutôt sur la facilitation à l’accès au cannabis médical.
Le Flyer : L’addictologie est-elle structurée et enseignée comme une discipline spécifique ? Si ce n’est pas le cas, estimez-vous que cela pose problème et pourquoi ?
Adam PASTOR : Le Royal Australasian College of Physicians supervise la formation des spécialistes en addictologie. Le programme de formation dure trois ans et s’adresse à des médecins ayant une formation initiale d’interniste ou de psychiatre.
Au niveau des soins, y a-t-il des spécificités de prise en charge « produit par produit » ou bien au contraire un système intégrant toutes les addictions de manière globale ?
Le système de soins varie considérablement d’un état (2) à l’autre. En général, toutefois, la prise en charge de la dépendance aux opioïdes représente une filière spécifique, en raison des traitements particuliers qui sont utilisés. La prise en charge des autres substances est souvent considérée au cas par cas par le gouvernement local ou par des prestataires de soins non-gouvernementaux.
Le Flyer : Comment se fait l’articulation entre soins ambulatoires et soins hospitaliers ? Est-ce un élément important de l’organisation des soins ?
Adam PASTOR : Cela est variable selon les structures. Il existe un effort de plus en plus marqué pour mieux coordonner les soins hospitaliers (sevrages hospitaliers ou programmes de 28 jours ) (3) et le suivi ambulatoire. Toutefois, ces efforts d’articulation ne sont pas toujours efficaces et les mécanismes de financement des soins ne permettent pas toujours de favoriser une prise en charge de long cours adaptée.
Le Flyer : Quels sont les médicaments de substitution aux opiacés autorisés ? Quelle est leur place respective en termes de prescription, et pouvez-vous nous dire comment ces différentes molécules sont perçues globalement par les soignants ?
Adam PASTOR : Les traitements de substitution aux opiacés sont considérés comme un standard de soins pour les troubles d’usage d’opioïdes. Dans l’ensemble de l’Australie, il y a près de 50 000 patients recevant de la méthadone, de la buprénorphine ou de la buprénorphine-naloxone. La méthadone représente environ 60 % des prescriptions, mais les taux de prescription de buprénorphine-naloxone sont en augmentation actuellement.
Le Flyer : Quelles sont, de manière très globale, les conditions légales d’accès aux différents MSO dans votre pays ?
Adam PASTOR : Cela varie considérablement selon les juridictions. Dans certains états, il est nécessaire d’adresser le patient à un centre spécialisé, souvent avec une liste d’attente importante. Dans d’autres états, les médecins généralistes peuvent prescrire de la buprénorphine jusqu’à un maximum de 5 patients sans formation complémentaire. Avec une formation en plus, ils peuvent prescrire de la buprénorphine et de la méthadone à leur cabinet. Certaines juridictions possèdent des structures particulières pour dispenser de la méthadone. Dans d’autres, tout se passe en pharmacies de ville. Les recommandations et réglementations sur la prescription et la gestion à domicile varient également d’un état à l’autre.
Le Flyer : Quelles sont les dispositifs de réduction des risques et des dommages dans votre pays ? Quelles sont leurs principales missions ? Quelles interactions ont ces structures avec les structures de soins ?
Adam PASTOR : L’Australie est l’un des tous premiers pays à avoir mis en place des programmes d’échange de seringues, lesquels restent assez étendus dans le pays. Ces programmes peuvent parfois avoir lieu dans les structures de soins (en médecine générale ou bien en zones rurales dans les services d’urgence des hôpitaux), ou bien dans des centres spécifiquement dédiés à la réduction des risques et des dommages. Il existe aussi des distributeurs automatiques qui permettent l’échange de seringues. Ces distributeurs sont généralement placés en dehors des structures mentionnées au-dessus. Ils délivrent toutefois également une information sur les structures de soins.
La naloxone individuelle est également disponible hors-ordonnance même si elle coûte moins chère sur prescription. Il y a une bonne adhésion lorsqu’il existe un « champion local » pour cet antidote.
L’Australie permet l’accès universel au traitement contre le VHC avec les nouveaux traitements antiviraux directs. Cela a amené un nombre important de sujets qui s’injectent des drogues à se faire traiter et le fait d’éradiquer le VHC en Australie est désormais un objectif sérieux.
Le Flyer : Existe-t-il des sites d’injections supervisées ou structures similaires dans votre pays ? Si oui, combien en existe-t-il et quel est le ressenti global du politique et de la population vis-à-vis de ces structures ? Si non, est-ce en projet ou objet de débat dans votre pays ?
Adam PASTOR : Depuis 2001, la structure du quartier Kings Cross à Sydney est le seul site d’injections supervisées en Australie. Une loi vient juste d’être adoptée pour autoriser un second site à Richmond, Melbourne, qui devrait s’ouvrir au second semestre 2018 pour une période d’essai de deux ans. Le salle de Sydney ne suscite désormais plus vraiment de controverses et a un financement pérenne. Après de longues luttes, les deux structures ont aujourd’hui le soutien de la population locale, de la police et du corps médical.
Le Flyer : Question supplémentaire : comme en France, il existe une pratique de prescription de baclofène dans le trouble d’usage d’alcool en Australie (4) . Pouvez-vous nous dire si elle est répandue et comment elle est considérée par les spécialistes ?
Adam PASTOR : Bien qu’il y ait une attention des addictologues sur le baclofène comme un traitement potentiel du trouble d’usage d’alcool, il existe des divisions sur est-ce qu’il faut l’utiliser, et si oui, quand, comment, et à quelles doses. Donc, bien qu’il n’y ait pas de restrictions spécifiques sur la prescription de baclofène, son usage n’est pas très fréquent. La place du baclofène en addictologie est le sujet de débats passionnés dans des conférences récentes en Australie.
Interview et traduction par Benjamin Rolland (Service Universitaire d’Addictologie de Lyon, 69)
Remerciements à Mustapha Benslimane pour son aide logistique.
Notes
- (1) Le verre-standard en Australie est de 10 g, tout comme en France.
- (2) Le Commonwealth d’Australie est une fédération composée de six États et de dix territoires.
- (3) Ces programmes de 28 jours ressemblent beaucoup dans leur principe aux « cures-type » françaises.
- (4) Adam Pastor et son équipe ont publié en 2012 un article international sur une série de patients en échec des traitements autorisés, et traités avec succès par hautes doses de baclofène : Pastor A, Jones DM, Currie J. High-dose baclofen for treatment-resistant alcohol dependence. J Clin Psychopharmacol. 2012; 32(2):266-8.