A partir de l’article Briony Larance & al. The effect of a potentially tamper-resistant oxycodone formulation on opioid use and harm: main findings of the National Opioid Medications Abuse Deterrence (NOMAD) study, January 10, 2018, The Lancet.
On en parle moins que de la situation aux Etats-Unis, mais l’Australie est elle-aussi particulièrement touchée par la crise des opioïdes antalgiques. En 2014, Mundipharma a introduit en Australie une nouvelle oxycodone retard destinée à empêcher le mésusage, en particulier par injection intraveineuse. La nouvelle forme a ainsi rapidement remplacé l’ancienne. Dans The Lancet Psychiatry vient de paraître une étude qui a évalué, à l’échelle de l’Australie toute entière, l’impact de ce remplacement sur les niveaux d’usage d’opioïdes, les niveaux de mésusage, en particulier par injection, et le degré de préférence pour la nouvelle forme d’oxycodone au sein de populations sentinelles particulièrement à risque de pratiques d’injections. Cette étude était financée par Mundipharma.
A l’échelle de la population australienne, les auteurs ont constaté une baisse des ventes de l’oxycodone retard après son remplacement par la nouvelle forme anti-injection, au profit d’autres galéniques qui n’avaient pas été remplacées et qui n’avaient ainsi pas de label « anti-mésusage ». Par ailleurs, le remplacement n’a entrainé aucune modification à l’échelle nationale sur le nombre annuel d’overdose ni le taux de demande de soins. Enfin, les auteurs ont constaté une réduction de l’emploi d’oxycodone retard dans les pratiques d’injection, et une absence de switch vers l’héroïne ou d’autres drogues illicites. L’évolution du taux de mortalité n’a pas pu être étudiée.
La conclusion des auteurs est que l’introduction de cette nouvelle forme « anti-injection » a effectivement permis de réduire les pratiques de mésusage avec l’oxycodone retard, mais n’a eu aucun impact sur l’usage global d’opioïdes, sur les conduites de mésusages, et leurs principales conséquences sanitaires en Australie.
Cette étude confirme d’autres constatations internationales précédentes sur le fait qu’introduire ainsi de manière isolée des opioïdes « anti-mésusage » n’a par vraiment d’effet sur la santé publique, si elle ne s’intègre pas dans une politique globale et cohérente de lutte contre le mésusage des opioïdes et de réduction de risques et des dommages au sein des populations concernées.
Commentaires – Mustapha Benslimane
Nous avions fait un e-dito en juillet 2015 [1] sur ces formes dites abuse-deterrent (qui dissuadent de l’abus) et tamper-resistant (inviolable, non-injectable) et cet article vient confirmer ce que avancions.
Voici quelques extraits de cet e-dito de juillet 2015 :
En premier lieu, les médicaments « abuse-deterrent », terme que l’on pourrait traduire par « qui dissuade du mésusage-abus ». Il s’agit souvent d’ajouter à un morphinique un antagoniste opiacé, la naloxone par exemple, comme c’est le cas pour Suboxone®.
Nous nous sommes déjà exprimés longuement sur le sujet dans nos colonnes et plus précisément dans un e-dito précédent. Outre leur efficacité discutable sur le mésusage, cette solution a pour principal écueil le fait qu’il existera toujours à côté de ces « abuse-deterrent » des médicaments (ou des substances illicites) sans naloxone. Au final, ceux qui ont l’intention de mésuser une substance opiacée vont se détourner des formes « abuse-deterrent ». Et les formes « abuse-deterrent » seront donc prescrites à des patients ne pratiquant pas le mésusage et qui, au lieu de prendre un agoniste opiacé seul, vont se retrouver avec une association de molécule aux effets contraires. L’exemple du lancement de Suboxone® en France, nous renseigne amplement sur le fait que cette « solution abuse-deterrent » n’était pas une réponse appropriée au détournement de la buprénorphine. La méthadone sous forme gélule contenant un agent gélifiant dissuadant de la pratique de l’injection est aussi un exemple d’abuse-deterrent. Elle connait un véritable succès, mais sa mise sur le marché répondait plus à un souci d’améliorer l’acceptabilité du traitement que de répondre à un problème d’injection, plus anecdotique avec la méthadone qu’avec la buprénorphine.
En second lieu, les formulations dites « tamper-resistant », que l’on pourrait traduire par inviolables. Les firmes américaines ‘proposent’ aujourd’hui ce type de médicaments qui résistent aux tentatives d’écrasement et préviennent donc de l’injection et du sniff. Les marchands d’oxycodone sont en pointe sur le sujet, souhaitant probablement maintenir un marché d’analgésiques opioïdes très juteux, en rassurant les Autorités Sanitaires sur le risque de détournement. Notons que ces solutions « abuse-deterrent » ou « tamper-resistant » sont souvent plus couteuses que les médicaments qu’elles se proposent de remplacer et permettent à des firmes en situation dominante de tenter de garder un quasi-monopole par de nouveaux brevets en lien avec des formulations galéniques de plus en plus complexes. Une publication récente dans le « Canadian Medical Association Journal » signée par un groupe de chercheurs de Toronto [2] a attiré notre attention. Elle pointe le fait que la mise sur le marché de formes tamper-resistant est une approche uniquement technique et coûteuse, influencée par des intérêts financiers (ceux des firmes pharmaceutiques). Elle ne résout pas le problème lié aux opioïdes analgésiques et ils proposent plutôt une stratégie multifacette basée sur des preuves, seule capable d’inverser la courbe des dommages liés aux opioïdes. Le bilan de la mise sur le marché aux Etats-Unis de formes « tamper-resistant » est plus que mitigé, hormis pour les firmes. Plusieurs publications récentes relèvent des phénomènes croissants de consommations d’héroïne pour des patients qui se voient prescrire des formes devenues ininjectables et qui se tournent donc vers le marché noir.
Ces formes, comme on le voit, servent surtout les intérêts des firmes qui voient ainsi une occasion de (tenter de) garder ainsi la main sur les marchés qu’elles dominent (ex : Mundipharma pour l’oxycodone, Indivior-Reckitt pour la buprénorphine), en freinant notamment l’accès aux génériques et autres copies de leurs médicaments. Les Autorités de Santé, souvent désemparées, peuvent croire en des solutions pharmacologiques un peu ‘simplistes’ et faussement rassurantes comme ce fut clairement le cas aux Etats-Unis. En effet, la firme Mundipharma, tenue en partie pour responsable de la crise des opioïdes, proposait elle-même une solution à cette crise avec des formes tamper-resistant de leur médicament vedette – Oxycontin®, comme en Australie.
La réalité répond rarement à des solutions aussi simplistes. Ceux qui prennent des opioïdes analgésiques par voie orale (la majorité) ou des médicaments de substitution opiacée sans les mésuser ne sont pas impactés par la mise sur le marché de médicaments non détournables. Pour les autres, ceux qui détournent, sniffent ou s’injectent et à qui on tente d’imposer des formes pharmaceutiques qui, miraculeusement, règleraient leurs problèmes, ils se tournent vers le marché parallèle ou des prescripteurs peu scrupuleux. Ils se procurent alors médicaments détournables ou, pire encore, héroïne et ou fentanyloïdes. C’est exactement ce qui se passe au Canada et aux US. A méditer pour ceux qui seraient tentés de faire de même pour les formes de morphine (Skenan® en l’occurrence) que les usagers détournent par voie veineuse, ici, en France. Le remède est parfois pire que le problème qu’il est censé résoudre.
Notes
- (1) E-dito n° 4 – Mésusage des opioïdes (douleur et substitution) et nouvelles galéniques, solutions ou problèmes !
- (2) Tamper-resistant opioids will not solve opioid addiction problem. PUBLIC RELEASE: 29-JUN-2015. CANADIAN MEDICAL ASSOCIATION JOURNAL