INTRODUCTION
Tout d’abord, nous adressons nos vifs remerciements au Fond HOUTMAN (ONE), pour l’intérêt et le soutien accordés à notre enquête. Nous tenons aussi à remercier les Régions Wallonne et Bruxelloise, ainsi que la Communauté Française qui, depuis plusieurs années, aident notre mouvement. Cette enquête a été réalisée auprès des médecins généralistes du réseau ALTO-SSMG. Ce réseau réunit quelques centaines de médecins généralistes belges francophones (Bruxelles et Wallonie) travaillant pour la plupart en cabinet privé et intéressés par la prise en charge et l’accompagnement des usagers de drogues. Le réseau propose des activités de sensibilisation, de formation, de réflexion et d’intervision (groupes se réunissant régulièrement, soirées de formation, bulletin de liaison, …). Il a aussi pour mission de représenter les médecins généralistes de terrain auprès des institutions, pouvoirs politiques, …
Il était demandé aux médecins généralistes de remplir un questionnaire pour tout patient consultant au moins pour la deuxième fois pour un problème de toxicomanie. La consigne était de remplir ce questionnaire que le patient soit ou non parent. L’objectif de cette enquête était de fournir une base chiffrée à nos réflexions sur la notion de parentalité dans le cadre de la toxicomanie. Elle a été présentée d’octobre à décembre 1995. Les questionnaires retournés jusqu’à fin juin 1996 ont été inclus dans l’enquête.
DONNEES GENERALES
Un total de 515 questionnaires a été recueilli, sur un total supposé de ± 2.000 patients toxicomanes suivis par les médecins généralistes du réseau.
- 84 médecins généralistes ont collaboré à l’enquête (6,1 questionnaires/médecin généraliste).
- 77 patients ont été reçus en centre, par 16 médecins différents.
Les médecins généralistes du RAT (Réseau d’Aide aux Toxicomanes, Bruxelles), déjà fortement sollicités à collaborer à diverses enquêtes, n’ont complété un questionnaire que pour chaque patient parent. Les 45 questionnaires ainsi complétés seront bien sûr retirés des calculs de fréquence* (* : pourcentage) quand nécessaire (par exemple considérations générales sur les toxicomanes suivis par le réseau ALTO, comparaisons population parent/non-parent, fréquence de toxicomanes parents…). Selon le cas, les fréquences seront calculées sur un échantillon de 515 ou 470 patients. La population totale du RAT est estimée à ±350 patients. Les patients des médecins du RAT sont reçus au cabinet privé du médecin. Nous n’avons pas la possibilité de repérer les doubles encodages de patients (patient changeant de médecin en cours d’enquête) ou d’enfants (enfant encodé via son père et sa mère, tous deux toxicomanes repris dans l’étude chez un ou deux médecins généralistes). Nous pensons que ces doubles encodages ne concernent qu’un nombre très réduit de sujets et ne peuvent influer sensiblement les tendances révélées par l’enquête.
CARACTERISTIQUES DE L’ECHANTILLON
NB: – pour faciliter la lecture de la discussion, les principaux chiffres seront repris dans le texte. – ns = non significatif.


DISCUSSION
1° Les patients
Sex-ratio (hommes 78 %, femmes 22 %). On relève un âge de début de toxicomanie (médiane de début = 19½ ans) tardif, comparé à d’autres études. Un âge tardif de début est souvent considéré comme un indice de « moindre » gravité. Une récente enquête relève un recul de l’âge d’entrée en toxicomanie dans certaines régions en Belgique francophone. Nous ne savons donc pas si l’âge tardif observé dans la présente étude est lié à une particularité des patients suivis par le réseau ALTO et/ou participe à une évolution des usages.
2° Spécificité du médecin généraliste
Tout d’abord, il nous paraît important de remercier les nombreux médecins généralistes qui ont accepté de collaborer à cette enquête, à titre entièrement bénévole (515 questionnaires remplis par 84 médecins généralistes, soit 515 patients dont 182 parents totalisant 275 enfants). Nous avons été agréablement surpris par le nombre de questionnaires remplis et par la qualité de l’encodage. Notons un allongement important de la durée des prises en charges. En effet, cette durée médiane, indice de la qualité de l’amarrage soignant-soigné, est passée de 5 ½ mois lors de l’enquête « Drogues & Sida » réalisée en 1994 dans le même réseau ALTO à 11 mois dans la présente étude.
Cela réfute la croyance que la relation thérapeutique se limiterait essentiellement à un « deal légal », tant dans le chef du médecin (prescription sans accompagnement relationnel) que du patient (shopping médical). Il nous paraît important de signaler les médecins généralistes de réseaux comme des partenaires à part entière parmi les divers intervenants prenant les usagers de drogues en charge. Le médecin traitant peut être un élément de stabilité du système familial.
De toute évidence, la gravité de l’usage des toxiques et la désinsertion des patients consultant en cabinet privé sont significativement moindres que celles des patients suivis en centre. L’UD est un patient en difficulté identificatoire. La rencontre, en salle d’attente par exemple, d’une population banale, intégrée, propose au toxicomane un modèle identificatoire a priori plus « normal » et varié. Au contraire, la fréquentation d’un centre spécialisé favorise les cohabitations extravagantes pour les patients pas (encore) aussi déstructurés. L’importance du but premier du mouvement ALTO, à savoir apporter un espace de formation et de soutien aux médecins généralistes prenant en charge des usagers de drogues dans leur patientèle habituelle, nous paraît fortement soulignée par cette enquête.
3° Capacité d’accueil du réseau ALTO
En extrapolant à l’ensemble du réseau ALTO, nous pouvons estimer la population d’enfants d’usagers de drogues suivis par les médecins du réseau ALTO à environ 800 enfants. On considère qu’actuellement, il naît en Belgique ±1.000 enfants d’usagers de drogues (repérés) par an. Nous pouvons estimer que le réseau ALTO accompagne 20 à 25 % des usagers de drogues parents en Belgique francophone (105 enfants de 0-5 ans dans l’enquête, soit ± 450 pour le réseau ALTO soit 9 % des 5.000 enfants d’UD nés en Belgique sur ces 5 dernières années, ou encore 20 à 25 % des enfants d’UD en Belgique francophone). Ce chiffre, bien sûr très approximatif, permet de supposer une capacité appréciable du réseau ALTO à accueillir ces parents usagers de drogues, souvent parents en difficulté.
4° Toxicomanie = indicateur de désinsertion psychosociale
Notre expérience de terrain nous amène à penser que, bien souvent, l’usage de drogues est avant tout un comportement résultant d’un échec d’intégration de l’individu au niveau familial et/ou social. C’est donc malheureusement sans surprise que nous avons pris connaissance de l’ampleur des situations de précarité sociale. De même, les indices de souffrance pendant l’enfance (regroupés dans la variable « exclusion héritée ») se révèlent bien souvent positifs et témoignent de situations dont la causalité échappe au sujet (est considéré comme présentant une exclusion héritée le patient victime d’une ou plusieurs des quatre caractéristiques reprises ci-après. Est considéré comme précaire tout patient sans ressource et/ou sans logis). L’enquête ne permet pas de déterminer dans quelle mesure la toxicomanie est indicateur ou facteur de précarité, ou si le regard social jeté sur ce comportement n’est pas lui-même inducteur d’exclusion.
5° Surprises : présupposés non confirmés par l’étude
Les usagers de drogues qui ont été exclusivement élevés par leur père et/ou mère élèvent euxmêmes (et/ou l’autre parent) leur enfant dans 83 % des cas (contre 80 % pour les usagers de drogues élevés hors père et/ou mère, différence statistiquement non significative). Cette absence de corrélation est confirmée par l’absence de corrélation « patient victime d’exclusion héritée »/ »perte de l’éducation de son enfant » (on tombe de 80 % à 76 %, ns). Nous devons donc mettre en doute une croyance souvent rencontrée du genre « les personnes qui ont été maltraitées ou abandonnées vont probablement être eux-mêmes des parents abandonnants ou maltraitants. » On imagine sans peine les dégâts possibles d’une telle « conviction » (même et surtout cachée) chez le soignant. De même, la variable « séjour en institution » ne semble pas corrélée aux autres indices de gravité.
AU-DELA DE L’ENQUETE
Préambule
Nous avons choisi, délibérément, de dépasser le cadre strict de cette enquête et de ses insuffisances. Donc, nous prolongerons les indications fournies par l’enquête avec les observations issues de nos pratiques de médecins généralistes. En effet, nous avons un accès large à d’innombrables situations familiales, dans tous les milieux sociaux. Nous nous rendons dans les familles pour des motifs divers et souvent banaux, avant même qu’une problématique lourde ne soit identifiée et qu’entrent en scène les premiers intervenants spécialisés (psychiatriques, sociaux, judiciaires, etc….).
1° Préjugé culturel
Il nous semble qu’il existe une croyance répandue selon laquelle les usagers de drogues seraient, a priori, des sujets faisant vivre un risque gravissime à leurs enfants. Certaines mesures sont, de ce fait, prises parfois de façon (quasi-)systématique lors de la découverte d’une toxicomanie : par exemple, signalement au SAJ de toute naissance d’un enfant de mère usagère de drogues, l’idée sous-jacente étant qu’il faut mettre systématiquement les enfants d’usagers de drogues sous surveillance et même, dans certains cas, leur enlever la garde de leurs enfants. Il semble que l’on soit beaucoup plus inquiet face à ces comportements que face à des comportements socialement mieux « camouflés » (p. ex: pédophilie) ou socialement plus « classiques », comme les comportements d’alcoolisme. Pendant ce temps, le dégât parfois aussi sévère lié à l’alcoolisme d’un parent ne suscite qu’une réaction du corps social (population générale et intervenants PMS) beaucoup plus mitigée, signe évident d’une tolérance aux conduites alcooliques, contrastant avec la dramatisation et le rejet violent encore souvent constatés en présence de toxicomanies aux drogues illégales. De même, on laisse des enfants dans des situations à risque de violence physique et/ou d’abus sexuels alors que des interventions ont lieu dans des situations de toxicomanies qui nous paraissent comparativement banales.
Il nous paraît donc important de souligner que l’intensité de la réponse sociale paraît plus liée au côté « non-classique » d’une toxicomanie qu’à l’évaluation du risque qu’elle fait courir aux enfants. L’enquête ne permet malheureusement pas de mettre en évidence si les usagers de drogues sont plus déstructurés que les autres précaires. Elle ne montre pas non plus si ils perdent aussi souvent la garde de leur enfant à cause de leur situation réelle ou par suite de ce préjugé culturel.
2° Regard pervers
En croquant le fruit défendu, le toxicomane attire sur lui le courroux… et le regard. Son regard à lui d’abord, qu’il détourne de sa souffrance existentielle et de l’ensemble de la situation, ainsi camouflée de surcroît, au regard du système familial et social. L’usager de drogues est donc le « patient identifié » ou le « coupable » par excellence, face à l’enfant, paradigme de la victime innocente, vers laquelle convergent tous les regards.
3° Les glissements de parentalité
Les sauts générationnels (enfant élevé par les grands-parents) paraissent très fréquents dans les familles toxicomanes. De toute évidence, l’histoire familiale et le regard social se conjuguent pour instabiliser les usagers de drogues dans leur rôle de parents. Devant ces situations de « rapt » intra-familial, souvent perpétré par des grands-parents qui, après avoir raté l’éducation de leur enfant devenu toxicomane, se prétendent bons parents pour l’enfant de leur enfant, marquons un temps de réflexion : « quelles sont les significations symboliques de cette prise de drogues (transgression…?), de cette « prise » d’enfant (soutien à la mère, nouvelle destruction de celle-ci, réparation d’un échec à travers ce nouvel enfant…?). Dans quels enjeux, largement inconscients, sommes-nous, intervenants, parti-pris ? Quelles sont les significations pour nous de nos prises de pouvoir …? ». Nous pensons que le médecin généraliste, comme les autres intervenants PMS, doit veiller à ne pas disqualifier a priori les parents dans l’éducation de leurs enfants. Les parents sont les racines de l’enfant. L’enfant se sent déstabilisé, dénigré par cette disqualification de ses parents. Il nous faut donc, au contraire, avoir à l’esprit l’importance pour les enfants d’avoir des parents qui restent dans leur place de parents, et l’importance pour la survie de ces parents d’être reconnus et soutenus dans cette place, plutôt que d’aller se sacrifier en se jetant par la fenêtre ou dans la came…
CONCLUSIONS
Cette étude éclaire tout d’abord la place spécifique du médecin généraliste dans la prise en charge des usagers de drogues et ce, dans le cadre de sa pratique habituelle. Elle montre aussi l’importance et la capacité d’accueil du réseau ALTO. L’usager de drogues est d’abord une « victime » par exclusion et par précarité.
S’il est parent, il est en grand danger de perdre son enfant (la moitié des usagers de drogues n’élèvent pas leur enfant), peut-être parce qu’il est toxicomane, nonobstant le fait qu’il peut souvent être un parent acceptable. Il existe probablement une dramatisation des représentations dominantes en matière de toxicomanies. Cette anxiété face à un phénomène largement inconnu fait penser que l’usager de drogues est toujours dangereux pour ses enfants.
On cherche parfois, de façon intrusive, à détecter tout signe minime de dysfonctionnement parental, en contraste avec d’autres comportements à risques beaucoup mieux camouflés. En un mot, on maltraite souvent beaucoup plus la parentalité des usagers de drogues que celle des autres personnes à risques. Nous pensons qu’il convient de nuancer notre regard et d’examiner au cas par cas chaque situation à risques, qu’elle présente, ou non, une toxicomanie aux drogues légales ou illégales. Il convient donc de se questionner sur certaines politiques de placement des enfants d’usagers de drogues et d’envisager de mettre en place des mesures d’accompagnement qui soutiennent les parents dans leur place de parents. Ce point, qui nous paraît prometteur, mérite peut-être une nouvelle enquête…
Responsable de l’enquête et rédacteur de l’étude : Docteur Christian JACQUES, rue de Herve 203 à Grivegnée (Liège) Comité de réflexion : Docteur Christian JACQUES, Docteur Claire REMY, Bruxelles, Docteur Myriam SWARTEBROECKX, Bruxelles, Mademoiselle Marie-France LAFONTAINE, statisticienne à l’IHE.