A Jacques Barsony (1), qui m’a encouragé à écrire
Faut-il renoncer à la liberté pour être heureux ?
Cette question tient lieu de titre à l’un des derniers ouvrages de Roland Gori (2), nouvelle et brillante démonstration humaniste de sa part des dangers de l’hégémonie de la pensée néolibérale dans notre quotidien, à laquelle je tente ici de rendre hommage en l’adaptant au champ des addictions et dépendances.
Dépendance = servitude ?
D‘un point de vue historique, on ne peut pas ignorer la proximité et l’opposition, dans leur étymologie antique, des deux termes, addiction et liberté, l’un venant du latin addictus qui désignait un débiteur réduit à l’état d’esclave par son créancier, et l’autre qui, dans la Bible, avait pour sens premier l’affranchissement des effets de la dette . Sans aller plus loin, on pourrait donc considérer que l’addiction est synonyme de servitude, incompatible avec la notion de liberté qui suppose l’absence de contrainte ou de dépendance. Cela mérite qu’on s’y arrête un peu.
Libres en prison ?
Ne pourrait-on pas soutenir, au contraire, que pour nombre de personnes – considérées parfois comme des « rebelles », des « transgressifs », mais peut-être tout simplement révoltées contre une situation de souffrance sociale – le mésusage de substances psycho-actives constituent un moyen d’échapper à des normes sociales ou morales ou de s’évader d’une situation personnelle ou professionnelle aliénante, en s’inscrivant dans une quête du bonheur par un acte libertaire ? Freud ne dit rien d’autre quand il décrit la fonction des drogues : « On ne leur doit pas seulement une jouissance immédiate mais aussi un degré d’indépendance ardemment souhaité à l’égard du monde extérieur ».
Il y a là, bien sur, un paradoxe de se croire libre dans une prison (c’est par ce qualificatif que beaucoup de patients désignent leur dépendance), de tenter d’échapper au carcan normatif dans la servitude et dans la solitude (conséquence fatale des conduites addictives sévères). Si ce sentiment de liberté se révèle, à terme, illusoire, reste le choix entre deux libertés, sans doute d’inégale valeur : celle de pouvoir continuer à s’autoriser des consommations devenues problématiques, et celle de pouvoir s’en abstenir (liberté perdue par les personnes dépendantes selon Fouquet).
L’alternative pourrait se résumer ainsi : se libérer de l’aliénation sociale par la psychotropie des drogues, ou s’émanciper des addictions par l’assujettissement aux normes, pour trouver sa part de bonheur ?
Encore faut-il essayer de s’entendre sur les notions de bonheur, objectif considéré comme légitime depuis Saint-Just (3) mais qui reste une idée neuve en Europe et ailleurs, et de liberté, la première de nos trois valeurs républicaines, qui peine toujours, comme les deux autres, à s’imposer dans la réalité.
Sécurité et Liberté
J’ai tendance à penser que le bonheur de chacun devrait résulter de la satisfaction de ses besoins (à chacun selon ses besoins (4)), de ceux les plus élevés dans la hiérarchie de la pyramide de Maslow (5) et non seulement des besoins primaires, physiologiques et de sécurité. Or, aujourd’hui, la sécurité (le confort) nous est proposée comme le nouveau visage du bonheur, justifiant la soumission à l’ordre, alors qu’elle n’en est que la condition primaire. Exit, trop souvent, les besoins d’appartenance, d’estime, de reconnaissance ou d’accomplissement personnel.
Quant à la liberté fondamentale, j’adhère à la définition de Roland Gori qu’elle est celle de pouvoir suivre ses désirs et, pourquoi pas, ses rêves. C’est-à-dire la possibilité de choisir d’écouter ou non ses désirs, en acceptant le risque (l’inconfort) de ne pas forcément atteindre l’objectif, l’objet du désir…
Qu’il est bien difficile de trouver librement son chemin vers le bonheur dans notre société actuelle où, de plus en plus, la forme l’emporte sur le fond, les moyens sur la finalité, l’information (instantanée) prend la place de la pensée et de la parole, la technique supplante la culture, la connexion détrône la relation. Une société de l’immédiateté, addictogène, où l’hyperconsommation devenue une norme est la source essentielle des sensations, en lieu et place des satisfactions naturelles. Une société où l’angoisse de la liberté et de l’indéterminé qu’elle porte conduit les sujets politiques à troquer le désir d’émancipation contre la promesse de sécurité, d’abondance et de « bonheur », où l’injonction à la jouissance immédiate devient le plus sur allié de la servitude.
A un « hédonisme de masse », qui confond la jouissance et la sécurité avec le bonheur, s’oppose la véritable quête du bonheur passant par la liberté de désirer, de s’autoriser à expérimenter et donc à prendre des risques ! Cette liberté, contrairement à l’ersatz de bonheur dont la société du paraître fait la promotion, est inséparable de la dignité.
Choisir c’est renoncer ! (6)
Etre libre de pouvoir suivre ses envies, d’identifier ses besoins et de tenter de les satisfaire comme autant de solutions à l’amélioration de sa qualité de vie, de reprendre le contrôle de cette vie et de décider de son sort, c’est le vœu plus ou moins conscient de tout un chacun, et singulièrement de nos patients addicts. Est-ce possible tout en maintenant ses conduites addictives, en poursuivant des consommations aux conséquences médicales, psychologiques ou sociales problématiques et sources de souffrance ? C’est peu probable pour la plupart d’entre eux, et ce d’autant plus que la situation sera plus sévère.
Il s’agit alors de choisir, intuitivement ou en s’aidant de la balance décisionnelle, entre le statu quo et le changement de comportement, entre une situation de dépendance aux multiples inconvénients mais connue, et donc d’une certaine manière « rassurante », et une autre, de mise à l’écart des conduites à problèmes, passant le plus souvent par l’abstinence, mais inconnue, source d’inquiétude. La tentation peut donc être grande de renoncer au changement pourtant désiré, comme le font nombre de nos patients qui ne parviennent pas à appliquer les résolutions prises et à passer à l’acte dans la mise en œuvre de leurs objectifs, restant durablement dans l’intention (Prochaska (7)) jusqu’au jour où, pour certains d’entre eux, ils finissent par passer à l’action en renonçant, par exemple, aux consommations de substances psychoactives…
La liberté ou la mort… (8)
Parfois, il arrive que les personnes en grande souffrance dans leur addiction mais incapable de faire le choix précédemment décrit, malgré (ou peut-être à cause de) leur détresse, se voit dans une impasse, pris entre l’injonction qui leur est faite de changer et leur attachement à la psychotropie ou à la nostalgie de la « lune de miel » qu’ils ont connue il ya bien longtemps. On peut comparer cette « rupture impossible » avec ces relations conjugales destructrices mais dont la fin n’est pas envisageable pour la personne concernée. L’alternative à ce choix considéré comme impossible peut alors être une fuite en avant suicidaire dans les consommations et leur risque vital ou, plus violemment, le suicide comme seule issue à leur mal être.
La liberté guide nos pas ! (9)
Pour les professionnels qui accompagnent les patients dans le domaine de l’addictologie, le choix est heureusement plus clair : il s’agit d’aider une personne dépendante à trouver le chemin de la liberté, à identifier les moyens de s’émanciper de sa (ses) dépendance(s) ou, à défaut, d’en limiter les conséquences (réduction des dommages). Nous nous plaçons donc dans le camp de la liberté, en nous payant le luxe d’y associer un objectif de sécurité (sécurité sanitaire) et en espérant qu’il se crée un équilibre, un compromis, entre ces deux notions, liberté et sécurité, potentiellement contradictoires…
Notre souci de liberté devrait nous pousser, en appliquant l’un des principes aujourd’hui communément admis en addictologie, à respecter les choix de nos patients, qu’il s’agisse de celui entre l’abstinence ou des consommations « contrôlées » (ou pas), ou de celui des solutions qui leur apparaissent comme les plus adaptées à leurs besoins, à leurs envies ou à leurs possibilités. Ce respect du choix de nos patients fait partie d’une pratique relativement consensuelle, quoique…
Le patient (libéré) malgré lui…
Deux cas de figure existent où, en tant qu’accompagnant, il peut nous arriver de prendre des distances avec le respect du choix du patient : le premier dans le cadre des soins sous contrainte et le second quand nous nous laissons aller à endosser notre costume de « supersoignant » qui tente de sauver le patient malgré lui.
Si la situation la plus favorable dans la démarche de soins est un engagement purement personnel du patient en lien avec une motivation intrinsèque, force est de constater que, dans la plupart des cas, il existe une contrainte externe à l’origine des soins : contrainte judiciaire, conjugale ou familiale, patronale ou médicale. Contrairement à une idée reçue, cette entrée dans les soins par « obligation » est heureusement bien souvent l’occasion de susciter une réflexion, une prise de conscience, qui pourront, avec le temps, générer une démarche autonome vers un changement nécessaire.
Sauveur, chaque soignant l’est en germe : la tentation existe en permanence d’influencer le patient, surtout s’il est en position de précarité, d’exercer sur lui une tutelle pour l’amener vers des solutions « clé en main » que nous aurions pensées pour lui, sachant mieux que lui ce qui est bon ou pas, afin de le « guérir » en justifiant par là-même notre statut de soignant. Nous savons que cette attitude directive, même empathique et bienveillante, est vouée à l’échec – échec du soignant mais surtout du patient – car elle ne respecte pas la position de ce dernier dans le processus de changement (7), son niveau de conscience des problèmes et des solutions nécessaires, ses besoins propres, ses limites et ses ressources. Elle ne tient pas compte de ses désirs ni de son libre-arbitre selon Descartes (ou de sa « libre nécessité » selon Spinoza).
Gardons-nous de cette tendance qui peut être la nôtre de vouloir « libérer » nos patients malgré eux, au risque de quitter le soin pour nous transformer en agents de l’orthopédie sociale, en auxiliaires des gardiens de la « norme », tenants des DSM et autres techniques normatives qui prennent le pas sur la parole et l’écoute, seuls outils indispensables en addictologie !
Une pathologie de la liberté
On peut considérer que les addictions, non seulement par leur étymologie mais surtout par leur psychopathologie autant que par les perturbations neurobiologiques qui les sous-tendent, constituent bien une pathologie de la liberté, au même titre que les troubles psychiatriques selon la définition de Henri Ey (10). La guérison pourrait donc se concevoir comme l’acquisition, ou la restauration, de l’autonomie, du libre-arbitre et de la responsabilité.
« Je ne vous abandonnerai jamais si vous faites tout pour me rendre inutile » : cette adresse aux patients formulée de manière provocatrice par Yves Doutrelugne (11) est bien une injonction à l’autonomie et à la prise de responsabilité, c’est-à-dire à la liberté comme seule issue pour sortir des addictions.
Finalement, les addictions seraient-elles solubles dans la liberté ?…
Un long chemin vers la liberté
C’est le titre de l’autobiographie dans laquelle Nelson Mandela écrit cette phrase qui me semble applicable à l’ensemble du genre humain : « nous ne sommes pas libres, nous avons seulement atteint la liberté d’être libres ».
Il nous rappelle que l’important n’est pas forcément d’atteindre le but, l’objectif, mais d’y tendre en empruntant le bon chemin, celui que nous avons choisi, en évitant les impasses ou « les voies de garage » qui nous sont présentées comme les chemins du bonheur.
Ce long chemin qui s’applique singulièrement à nos patients, dont les parcours vers l’autonomie évoluent sur des années ou des décennies de manière plus ou moins chaotiques, avec des hauts et des bas, des retours en arrière parfois, mais qui s’avèrent d’autant plus fructueux que l’objectif, qu’il soit le bonheur ou la liberté ou, pourquoi pas, le bonheur dans la liberté, n’aura pas été perdu de vue.
La liberté libre !
En bon carolomacérien (12), je laisserai le (presque) mot de la fin à Arthur Rimbaud qui, dans une fameuse lettre à son professeur Izambard, écrivait : « je m’entête affreusement à adorer la liberté libre… ». Cet entêtement pourrait bien être contagieux, voire épidémique, si les humains voulaient bien se défaire de l’idée d’une fatalité de leur propre servitude !
C’est un autre poète, Paul Eluard, qui aura le dernier mot : « Il ne faut pas de tout pour faire un monde, il faut du bonheur et rien d’autre ! »
Les termes en italique sont extraits du livre de Roland Gori cité en début d’article