Les opioïdes faibles et forts appartiennent à une catégorie de médicaments faisant l’objet d’une actualité particulièrement riche. De façon régulière, études, recommandations ou autre rapports viennent s’intéresser à ces molécules, que ce soit en termes d’efficacité, de tolérance ou de mésusage.
Point culminant de l’actualité, la publication en février 2019 d’un rapport de l’ANSM sur les usages problématiques des antalgiques opioïdes. La situation outre-Atlantique inquiète quant à une possible crise des opioïdes en France. Le document de l’agence de sécurité sanitaire dresse un tableau récent de la situation française, mettant particulièrement l’accent sur les risques trop souvent négligés des opioïdes faibles (tramadol, codéine, poudre d’opium, etc.).
Nous avions, dans le passé, amorcé un travail de réflexion sur la place respective des opioïdes faibles et forts.
Ce premier article, publié en 2017, nous semble désormais mériter une mise à jour tenant compte des données les plus récentes. Cette publication signée par 3 de ses auteurs en est le prolongement.
Introduction
Depuis la création des 3 paliers de l’OMS en 1986, destinés à améliorer la prise en charge de la douleur cancéreuse, un distinguo a été imposé entre 2 catégories d’opioïdes, les faibles (palier 2) et les forts (palier 3). Depuis plus de 30 ans, on apprend aux étudiants des facultés de médecine et de pharmacie, que la prescription des opioïdes doit répondre à un algorithme laissant penser que les médicaments à base de codéine ou de tramadol d’une part (palier 2) et de morphine, d’oxycodone ou de fentanyl d’autre part (palier 3, pour ne citer que les principaux) doivent être prescrits dans un ordre précis.

En effet, en cas d’échec avec les traitements dits de palier 1 (aspirine, paracétamol, AINS, etc.), la prescription doit s’orienter d’abord vers les paliers 2 puis, seulement, en cas d’échec de ceux-ci, vers les paliers 3. Cependant, l’intensité de la douleur peut parfois orienter le choix : en cas de douleur sévère, un traitement opioïde fort d’emblée peut s’imposer tandis que l’opioïde de palier 2 sera choisi pour des douleurs modérées.
Au-delà de l’aspect pédagogique de cette classification par paliers, il est intéressant de reprendre quelques repères historiques :
- Cette classification initialement conçue pour la prise en charge de la douleur cancéreuse s’est imposée au fil du temps dans la pratique pour toutes les douleurs, y compris rhumatologiques;
- Elle avait également pour vocation initiale d’ouvrir l’utilisation d’opioïdes non classés comme stupéfiants, dans des pays où ceux-ci étaient très encadrés, voire prohibés, pour des raisons culturelles ou sociétales ;
- Elle avait comme principe une croissance de la puissance des effets antalgiques avec son corolaire d’effets indésirables (palier 3 > palier 2).
Cette stratégie est désormais remise en cause, notamment par la classification de Beaulieu (1). Celle-ci faisait référence au mécanisme sous-jacent de la douleur, permettant d’intégrer des médicaments nouveaux qui n’avaient pas leur place dans la classification de l’OMS.
Cette nouvelle classification s’adapte à tout type de douleur, chronique ou aiguë, cancéreuse ou non cancéreuse et permet ainsi d’élargir la vision thérapeutique au champ complet des différentes étiologies douloureuses, sans se cantonner aux douleurs purement nociceptives.
En voici les principales caractéristiques :
- elle intègre tous les médicaments, y compris ceux initialement développés dans d’autres indications notamment neuropathiques,
- elle évite la corrélation quantitative entre intensité douloureuse et opioïdes forts,
- elle classe les médicaments en fonction de leur mécanisme d’action,
- elle permet d’optimiser la prise en charge thérapeutique après analyse du mécanisme de chaque douleur,
- c’est une classification évolutive permettant d’intégrer de nouvelles molécules.
Malgré ces réflexions récentes, les recommandations de l’OMS en 3 paliers continuent d’imprimer leur marque. Si l’on s’intéresse spécifiquement aux opioïdes, les données épidémiologiques nous montrent une population française particulièrement exposée aux opioïdes faibles (2) :
En 2017, près d’un français sur 5 (17 %) a reçu au moins une prescription d’opioïde faible sur l’année. La prévalence des opioïdes forts est en comparaison de 1,1 %.
En dehors de l’oxycodone commercialisé courant 2004, les opioïdes faibles sont les médicaments ayant connu les plus fortes progressions entre 2004 et 2017 : tramadol + 103 %, codéine + 124 % et + 212 % pour la poudre d’opium. Morphine et fentanyl n’ont quant à eux augmenté « que » de + 22 % et + 71 %, respectivement.
Cette augmentation de l’utilisation des opioïdes s’est accompagnée d’une augmentation d’un facteur 7 des intoxications accidentelles aux opioïdes, et d’une augmentation de 172 % des décès en lien avec ces intoxications.
Les données épidémiologiques ainsi que les publications récentes et/ou recommandations de Sociétés Savantes – concernant notamment les bénéfices-risques des opioïdes faibles et forts – incitent fortement à reconsidérer la ‘vieille’ stratégie de l’OMS et les conduites de prescriptions qui en découlent.
Elles orientent les cliniciens à préférer une faible dose d’opioïde fort plutôt qu’une dose normale ou élevée d’opioïde faible.
Nous en avons sélectionné quelques- unes ci-dessous.
Dès 2012 : Les recommandations des Sociétés Savantes…
- Recommandations en 2012 de l’EAPC (European Association for Palliative Care) (3)
- Recommandations en 2018 de l’ESMO (European Society for Medical Oncology) (4)
Elles concernent toutes deux la prise en charge des douleurs cancéreuses et proposent les opioïdes forts à faible posologie comme une alternative aux opioïdes faibles. On peut lire dans les recommandations de l’EAPC “Alternatively, low doses of a step III opioid may be used instead of codeine or tramadol”.
L’ESMO va dans le même sens : “As an alternative to weak opiods, low doses of strong opioids in combination with nonopioid analgesics should be considered”. Dans leur actualisation de 2018, la société savante ajoute “There is no evidence of increase in adverse effects from the use of low-dose strong opioids instead of the standard step 2 approach with weak opioids”.
En France, en 2017, des recommandations communes à 4 sociétés savantes : SFAP (Société Française d’Accompagnement Palliatif), SFGG (Société Française de Gériatrie et Gérontologie), SFETD (Société Française d’Etude et Traitement de la Douleur) et AFSOS (Association Francophone des Soins Oncologiques de Support) ont porté plus spécifiquement sur la douleur de la personne âgée (5).
Ce consensus d’experts est revenu sur la place des différentes catégories d’antalgiques. Si ces recommandations reconnaissent une efficacité aux opioïdes faibles, celle-ci “ est contrebalancée par des problèmes de tolérance, chez le patient âgé. Les opioïdes forts, mieux tolérés et plus maniables, sont parfois préférés aux opioïdes faibles.”
2015 : Un article de la revue Prescrire sur les antalgiques opioïdes ‘dits’ faibles
En 2015, la revue Prescrire, qu’on ne peut soupçonner de sympathie avec les firmes qui commercialisent des opioïdes (forts ou faibles), déclare que lors de la prescription d’opioïdes ‘dits’ faibles, malgré de grandes différences de réputation et de réglementation, il est prudent d’être au moins aussi vigilant qu’avec la morphine (6). Le terme ‘dits faibles’ est intéressant, car on peut se demander s’il correspond à une véritable faiblesse d’effets ou à un positionnement marketing et légal, permettant d’éviter le statut ‘stupéfiant’ limitant leur utilisation.
Les auteurs de cette revue de la littérature concluent : « En pratique, en 2015, quand un opioïde apparaît justifié, il n’est pas démontré que la codéine, la dihydrocodéine ou le tramadol exposent à moins de risques que la morphine à dose minimale efficace. Par rapport à la morphine, leur efficacité est plus variable d’un patient à l’autre et ils exposent à des interactions pharmacocinétiques nombreuses, difficiles à gérer, avec risques de surdoses graves parfois imprévisibles ».
2016 : La HAS et l’American Academy of Pediatrics disent ‘NON’ à la codéine chez l’enfant
En 2016, à la suite de décès par surdose de codéine chez des enfants métaboliseurs rapides, la HAS produit des recommandations mettant en garde contre l’utilisation de la codéine (7).
En préambule, elle précise :
« La codéine, antalgique de palier 2, était indiquée chez l’enfant à partir de 1 an dans les douleurs d’intensité modérée à intense ou ne répondant pas à l’utilisation d’antalgiques de palier 1 utilisés seuls. Les décès et événements indésirables graves rapportés après son administration, principalement en post-amygdalectomie, ont conduit l’ANSM à recommander en avril 2013 :
- de n’utiliser la codéine chez l’enfant de plus de 12 ans qu’après échec du paracétamol et/ou d’un anti-inflammatoire non stéroïdien (AINS) ;
- de ne plus utiliser ce produit chez les enfants de moins de 12 ans ;
- de ne plus utiliser ce produit après amygdalectomie ou adénoïdectomie ;
- de ne plus utiliser ce produit chez la femme qui allaite. »
Dans les alternatives à la codéine, au chapitre des opioïdes (quand ceux-ci sont nécessaires), la HAS propose :
- « Le tramadol, antalgique de palier 2, peut être recommandé en alternative à la codéine chez l’enfant de plus de 3 ans, dans certaines situations cliniques de prise en charge d’une douleur intense d’emblée, ou en cas d’échec du paracétamol et de l’ibuprofène. Cependant son métabolisme suit en partie la même voie que la codéine par le cytochrome P450 2D6, et des événements indésirables graves peuvent survenir.
- La morphine orale est recommandée dans la prise en charge des douleurs intenses ou en cas d’échec d’antalgiques moins puissants. Elle est la molécule de choix pour ce type de douleurs. Des formes galéniques adaptées à l’enfant doivent être mises sur le marché, en particulier pour les enfants les plus petits et les traitements de courte durée, car les flacons actuels avec compte-gouttes contiennent de grandes quantités de morphine. Les enfants doivent être surveillés par un soignant pendant 1 heure, en particulier après la première administration. De faibles doses doivent être proposées initialement (0,1 mg/kg/prise) pour les enfants de moins de 1 an chez qui la surveillance sera renforcée. Ces posologies faibles (de morphine) pourront aussi être utilisées devant des douleurs modérées. »
La HAS considère comme bénéfique l’utilisation de la morphine en lieu et place de la codéine, y compris dans des douleurs modérées. Si le tramadol est également proposé comme une alternative à la codéine, la HAS rappelle qu’il subit les mêmes voies de métabolisation de la codéine et expose donc aux mêmes risques.
À quelques semaines d’intervalle, l’American Academy of Pediatrics publiait un retentissant « Codeine : Time to say NO » témoin historique de la détermination des experts qui ont signé ce ‘position paper’(8). Les raisons sont les mêmes que celles invoquées par la HAS.
La question des variations du métabolisme des opioïdes qui empruntent le cytochrome P450, notamment 3A4 et 2D6 (codéine, tramadol et également oxycodone) et du risque plus élevé d’interactions pharmacocinétiques revient dans les positions de la HAS comme dans celles de l’American Academy of Pediatrics. Un article récent dans la revue Le Flyer a fait le point sur ce sujet (9).
2018 : Publication de l’enquête nationale 2016 : En France, le tramadol est la molécule principalement impliquée dans les décès directs par antalgiques
La publication en 2019 de l’enquête nationale « Décès Toxiques par Antalgiques – 2017 » (10) a montré une augmentation de décès liés à l’oxycodone passant de 9 à 18 %. D’autre part, l’enquête de 2017 a également confirmé que, malgré sa réputation de dangerosité moindre en lien avec l’appellation ‘opioïde faible’, le tramadol arrivait en tête des molécules incriminées avec 46 % des décès. Avec les décès liés à la codéine (18 %), ce sont près de 2 décès sur 3 qui impliquent les opioïdes faibles.

Si ces données quantitatives brutes, non mises en lien avec la taille des populations exposées, ne sont pas à prendre au pied de la lettre, elles confirment toutefois ce qui est observé dans d’autres pays :
- Fin 2016, en Irlande du Nord (11), une alerte a été lancée sur l’augmentation du nombre de décès en lien avec le tramadol (33 décès en 2015). Il est responsable de plus de décès qu’aucune autre drogue (héroïne et cocaïne incluses). Les commentaires font état d’un risque sous-évalué par les personnes qui prennent du tramadol, pensant qu’il est peu dangereux.
- Début 2017, l’Australie décide de retirer les médicaments à base de codéine de la vente libre en pharmacie, et ce dès 2018 (12). Selon les Autorités, cette mesure a pour but de combattre l’épidémie d’addiction aux opioïdes qui règne en Australie.
En France, les cas fréquents d’abus et de mésusages conduisent à restreindre l’accès à la codéine
L’année 2017 a été marquée par l’attention particulière portée aux nombreux cas d’abus et de mésusages constatés avec la codéine. Cette dernière, en cocktail avec des antihistaminiques et des sodas, était particulièrement prisée par certains adolescents sous le nom de « purple drank ».
Pour endiguer ce phénomène, et suite à des notifications de décès, la ministre des Solidarités et de la Santé, a signé le 12 juillet 2017 un arrêté à effet immédiat inscrivant tous les médicaments dérivés de l’opium (dont la codéine) sur la liste des médicaments disponibles sur ordonnance. Si la décision peut sembler juste au regard de la population concernée (des adolescents), on peut déplorer une prise de décision en pleine période estivale et dans un temps trop court, mettant en difficulté la population des usagers de drogues s’auto-substituant avec de la codéine, parfois depuis plusieurs années.
2016 et 2018 : Deux études cliniques viennent confirmer la préférence pour une faible dose de morphine plutôt que des opioïdes faibles dans les douleurs cancéreuses modérées
En 2016, une équipe italienne a publié dans Journal of Oncology (13) une étude contrôlée randomisée comparant 2 groupes de patients traités pendant 28 jours, soit avec de la morphine à faible dose (30 mg/jour), soit avec du tramadol ou de la codéine à des posologies allant respectivement jusqu’à 400 et 300 mg/jour.
Sur l’ensemble des critères principaux et secondaires en lien avec la réduction de la douleur, la morphine a été statistiquement plus rapide et plus efficace (p<0,001), sans différence significative en matière d’effets indésirables.
Les auteurs concluent que la classification de l’OMS doit être reconsidérée. Pour un meilleur contrôle de la douleur, la solution qui consiste à initier un traitement opioïde fort est envisagée.
Plus récemment (2018), les résultats obtenus par une équipe chinoise et publiés dans Supportive Care in Cancer (14) vont dans le même sens.
Dans cette étude rétrospective, des patients atteints de douleurs modérées d’origine cancéreuse étaient suivis au long cours (27 semaines). Deux groupes de patients ont été comparés :
- 1 groupe de patients traités par de faibles doses de morphine (posologie moyenne de 47 mg/jour)
- 1 autre groupe recevant du tramadol (posologie moyenne de 310 mg/jour).

Que ce soit à 9, 18 ou 27 semaines, la réduction de la douleur a été statistiquement supérieure avec la morphine, avec une tolérance comparable entre les 2 groupes de patients. Sur le plan des effets secondaires, la constipation tendait à être plus fréquente sous tramadol que sous morphine (p=0.026).
La conclusion de cette étude, à l’image de celle de Bandieri et al., montre que dans les douleurs cancéreuses modérées, l’utilisation de faibles doses de morphine pour des traitements au long cours permettait une meilleure prise en charge de la douleur.
Février 2019 : un rapport de l’ANSM portant sur les usages problématiques des antalgiques opioïdes (15)
Début 2019, l’ANSM, avec la participation du réseau des CEIP (Centres d’Evaluation et d’Information sur la Pharmacodépendance – Addictovigilance) et de l’OFMA (Observatoire Français des Médicaments Antalgiques), a rendu public un rapport sur la consommation d’antalgiques opioïdes en France et leur usage problématique.
Bien que la situation ne soit en rien superposable, le contexte nord-américain interroge sur une potentielle crise opioïde en France. Le rapport revient, entre autres, sur les niveaux de consommations d’antalgiques :
- La France est le 4ème consommateur d’antalgiques opioïdes après le Royaume-Uni, l’Allemagne et l’Espagne, mais au 3ème rang pour la consommation d’opioïdes faibles.
- Pour ce qui est des opioïdes forts, la France et l’Italie sont en queue de peloton.
Parmi les opioïdes faibles, dix fois plus utilisés que les opioïdes forts, le tramadol est le plus consommé avec une augmentation de + 68 % entre 2006 et 2017. Il est aussi le premier antalgique rapporté dans les notifications d’usage problématique du réseau d’addictovigilance.
Dans un article relatif à ce rapport, publié dans The Conversation, le Pr Nicolas Authier, président de la commission nationale des stupéfiants et psychotropes écrit « Les opioïdes faibles sont aujourd’hui 18 fois plus utilisés que les opioïdes forts. Or, s’ils sont moins puissants, les risques de mauvais usage sont comparables. » (16)
En conclusion de son rapport, l’ANSM propose plusieurs mesures pour prévenir la survenue d’une crise similaire en France : renforcer la formation des professionnels de santé, améliorer le parcours de soins, améliorer la diffusion de l’information, mieux prendre en compte les risques de mésusage (notamment avec des recommandations sur le bon usage des opioïdes dits « faibles ») et mettre à disposition de la naloxone auprès des patients.
Conclusion
En France, comme dans d’autres pays, la prescription d’opioïdes dits faibles, à base de codéine, de tramadol ou encore d’opium représente un marché pharmaceutique considérable avec des firmes qui cherchent à conquérir de fortes parts de marché. Le retrait du Di-Antalvic® a aiguisé leurs appétits. La tentation est probablement grande pour ces firmes de présenter les opioïdes faibles comme plus sûrs, mieux tolérés, moins addictifs et aussi efficaces que les opioïdes forts.
A contrario, cette ‘bonne’ réputation des « faibles » en banalise l’usage et les patients ne sont pas, de ce fait, conscients des risques qu’ils prennent. Cette promotion des opioïdes dits faibles, au sens large du terme (y compris par une réglementation plus souple) rencontre un écho d’autant plus favorable qu’elle s’adresse parfois à des médecins qui depuis leurs études médicales ont été beaucoup plus sensibilisés aux risques des opioïdes forts (jadis résumés à la morphine) qu’à leur utilisation et bénéfices. La frilosité à prescrire, voire à délivrer ces derniers est un fait établi dans de nombreux pays, dont la France. Ces craintes ancestrales perturbent encore aujourd’hui également la prescription des traitements de substitution pour des patients dépendants aux opiacés et celle de traitements antalgiques adéquats, notamment les opioïdes forts.
La prescription des opioïdes forts doit rester encadrée pour éviter des catastrophes sanitaires comme celle qui a touché l’Amérique du Nord, à la suite notamment de campagnes marketing banalisant à l’extrême la prescription d’oxycodone (17), mais elle doit s’imposer quand l’indication est justifiée.
Pour les patients présentant des douleurs cancéreuses évolutives, les opiacés forts ont toute leur place avec un service médical rendu satisfaisant [meilleures conditions d’efficacité (posologie adaptée) et de sécurité (respect des contre-indications et précautions d’emploi)]. Lorsque les douleurs sont séquellaires du cancer et ce dernier en rémission ou guéri, il importe d’en reconsidérer les indications et de réévaluer son bénéfice.
Pour certains patients présentant des douleurs sévères non cancéreuses : douleurs arthrosiques des membres inférieurs, lombalgies chroniques réfractaires (discopathies dégénératives, spondylolisthésis, hernie discale ou canal lombaire étroit), douleurs neuropathiques périphériques ou centrales, les opioïdes forts ont montré une efficacité modérée dans le soulagement de la douleur. Leur introduction ne peut se faire qu’après une évaluation précise du diagnostic, après échecs des traitements de première intention, et dans le cadre d’une évaluation globale bio-psycho-sociale professionnelle et rééducative. La poursuite au-delà de 3 mois ne se fera que sous réserve d’un soulagement significatif en termes de douleur, fonction et qualité de vie. Pour toute posologie dépassant 150 mg/j d’équivalent morphine, un avis d’expert est recommandé (18).
La codéine ainsi que le tramadol doivent garder leur place dans les stratégies thérapeutiques antalgiques, mais en connaissant leurs spécificités et leurs risques. Le tramadol possède un mécanisme d’action qui lui est propre et il peut être intéressant dans les douleurs neuropathiques, mais avec des effets secondaires supplémentaires liés à son action monoaminergique. Une publication récente (19) fait le point sur le rapport bénéfices-risques de cette molécule. Quant à la codéine, très utilisée, y compris en automédication (en France notamment jusqu’à récemment), gardons à l’esprit qu’elle n’est pas analgésique en tant que telle et que son activité analgésique est liée à son métabolite principal… la morphine ! L’opioïde codéine ‘dit’ faible est donc antalgique via son métabolite morphine, ‘dit’ fort.
Les messages à retenir :
- La classification en 3 paliers de l’OMS devait être spécifique du cancer. En pratique, elle a été utilisée pour tous types de douleurs. On préfère utiliser les termes d’opioïdes ‘faibles’ ou ‘forts’ plutôt que palier 2 ou 3…
- Si les opioïdes faibles ont leur place dans la prise en charge de la douleur, les recommandations et études comparatives les plus récentes indiquent qu’en cas de douleur modérée, l’utilisation de morphine à faible posologie est préférable à celle du tramadol ou de la codéine.
- Malgré leur réputation d’être « plus sûrs », les opioïdes faibles ne sont pas mieux tolérés que la morphine à faible posologie. À efficacité antalgique équivalente, il n’est pas démontré que leur risque addictif soit moins important.
- Codéine, tramadol mais aussi oxycodone sont métabolisés par les cytochromes, ce qui peut entrainer des effets imprévisibles. Suite à des décès survenus chez des métaboliseurs rapides, la HAS a restreint début 2016 l’utilisation de la codéine chez l’enfant. Les variations de métabolisme avec des effets imprévisibles concernent également l’oxycodone (20) et le tramadol (19).
- L’efficacité des opioïdes forts est comparable quelle que soit la molécule. En pratique, mieux vaut privilégier la morphine, moins sujette aux variations de métabolisme et aux interactions pharmacocinétiques (9).
- La SFETD, dans ses dernières recommandations, précise : « Tous les opioïdes forts semblent similaires en termes d’efficacité quelle que soit l’indication. À ce jour, il n’est pas recommandé d’utiliser un opioïde fort plus qu’un autre (preuves modérées). Toutefois, le choix doit prendre en considération, la facilité de titration, le coût, les effets indésirables présentés par le patient, les données actuelles de la science, les AMM, le remboursement du traitement. (Accord fort). (18) »
- Dans son rapport de février 2019 (15), l’ANSM dresse un bilan de la consommation d’opioïdes en France et de leur usage problématique. Les opioïdes dits « faibles » (codéine, tramadol, opium) ressortent comme fortement prescrits dans notre pays, 18 fois plus que les opioïdes forts, sans pour autant prévenir du risque de mésusage. Le tramadol (tout comme la codéine), bien qu’ayant une réputation d’être plus sûr que les opioïdes forts, est le premier opioïde rapporté dans les notifications d’usage problématique, de décès liés aux antalgiques et dans les falsifications d’ordonnances.
- Et enfin, il n’y a pas de crise des opioïdes en France. La crise nord-américaine est largement médiatisée en France, alors que la situation y est sans commune mesure. Cette surmédiatisation, parfois grand public, vulgarisée parfois à l’extrême, n’induit-elle pas une peur disproportionnée à l’égard des opioïdes forts ? Il serait pourtant regrettable que la prise en charge de la douleur recule dans notre pays pour une crise dont les déterminants sont absents de la réalité hexagonale.
Bibliographie
- (1) Actes du Congrès de la SFEDT, Lille, 21-24/11/2012. Communications orales – Rhumatologie.
- (2) RESPADD (2018) Médicaments antalgiques opioides
- (3) Caraceni et al. Use of opioid analgesics in the treatment of cancer pain: evidence-based recommendations from the EAPC. Lancet Oncol. 2012 Feb;13(2):e58-68.
- (4) Ripamonti et al. Management of cancer pain: ESMO Clinical practice guidelines.
- (5) Capriz et al 2017
- (6) Prescrire. 1er novembre 2015. Les opioïdes faibles pas plus sûrs que la morphine à faible dose
- (7) HAS. 13 janvier 2016. Prise en charge médicamenteuse de la douleur chez l’enfant : alternatives à la codéine. Recommandation de bonne pratique
- (8) Tobias et al. Codeine : time to say “NO” Pediatrics, October 2016
- (9) Annequin et al. Opioïdes, métabolisme et métabolites, soyons plus clairs ! Quels sont les risques ? Quelles sont les précautions ? Le Flyer n° 66 (Février 2017)
- (10) ANSM, Décès Toxiques par Antalgiques – Résultats 2017
- (11) ITV. Prescription painkiller tramadol ‘claiming more lives than any other drug’, 6 October 2016
- (12) Newscientist. 3 January 2017. Australia bans non-prescription codeine to fight opioid crisis
- (13) Bandieri et al. Randomized trial of low-dose morphine versus weak opioids in moderate cancer pain. J Clin Oncol. 2016 Feb 10;34(5):436-42.
- (14) Zheng et al, Long-term low-dose morphine for patients with moderate cancer pain is predominant factor effecting clinically meaningful pain reduction (2018) Supportive Care in Cancer
- (15) Rapport ANSM Février 2019 : Etat des lieux de la consommation des antalgiques opioids et leurs usages problématiques
- (16) The conversation. 21/02/2019. Crise des opioïdes : comment l’Agence du médicament compte éviter l’emballement en France
- (17) Courrier International. 09/02/2017. Enquête. OxyContin, un antidouleur addictif à la conquête du monde
- (18) SFETD. Utilisation des opioïdes forts dans la douleur chronique non cancéreuse chez l’adulte : Recommandations de bonne pratique clinique par consensus formalisé, janvier 2016.
- (19) Miotto et al. Trends in tramadol : Pharmacology, metabolism, and misuse. Anesth Analg. 2017 Jan;124(1):44-51.
- (20) Samer et al. Genetic polymorphisms and drug interactions modulating CYP2D6 and CYP3A activities have a major effect on oxycodone analgesic efficacy and safety. Br J Pharmacol. 2010 Jun; 160(4): 919–930.
- (21) Astruc et al. Opioïdes et risques addictifs : quelle est la situation en France ? Que faire pour limiter les risques ? Revue Douleurs ; avril 2019