Préambule
La sexualité des patients héroïnomanes est rarement abordée en pratique clinique. Leur situation d’indifférenciation liée à la pratique addictive, nie l’individu au profit d’une image d’Epinal, celle du ‘toxicomane’ comme sujet asocial.
La clinique des usagers dépendants des opiacés présente majoritairement des conduites liées à l’appauvrissement de la vie fantasmatique et des carences identificatoires.
L’élaboration du désir reste de fait très pauvre par l’absence d’opération imaginaire.
Si la dysfonction sexuelle est un effet secondaire du traitement par la méthadone, fréquemment rapporté dans la littérature anglo-saxonne, les études françaises à ce sujet sont rares.
A la lecture des articles internationaux, nous souhaitions avoir un regard très large sur la sexualité des patients sous traitement méthadone, en s’intéressant aux deux sexes car l’essentiel des travaux se focalise sur la problématique masculine et peu s’intéressent aux femmes (Brown et al.). Pourtant, il existe une particularité féminine de la pratique toxicomaniaque.
Nous avons voulu enrichir ce travail d’une perception subjective de l’activité sexuelle des patients, par l’intermédiaire de questions ouvertes, ce qui met en lumière des préoccupations différentes selon le sexe et permet d’avoir une lecture alternative de ce que nous considérons comme lié à un effet secondaire du traitement méthadone. La partie plus subjective de cette enquête devrait nous permettre d’être plus attentif aux carences dans nos prises en charges.
Nous pensons notamment à la survenue des grossesses accidentelles chez des femmes, en aménorrhée depuis de nombreuses années, qui avaient fini par se convaincre de leur stérilité et qui n’utilisaient pas de contraceptifs oraux.
Cette absence de règles leur convenait par ailleurs, leur permettant de faire l’économie des questionnements relatifs à leur féminité.
L’approche de la sexualité masculine semble être plus simple car elle est évoquée par les patients sur le registre de la performance. Elle est aussi plus facilement abordée car le trouble de la fonction érectile touche précisément à la mise en valeur de la virilité.
Cette sexualité n’en reste pas moins pauvre lorsque l’individu présente une carence socio-éducative avec un milieu familial peu propice à l’échange et, de fait, à l’éducation de la sexualité (nous retrouvons fréquemment dans cette population des non dits, de l’inceste ou des abus sexuels).
Cette double entrée scientifique et humaine illustre bien notre pratique clinique et pourrait nous permettre de mieux évaluer la problématique sexuelle et la part iatrogène de la survenue de dysfonctions sexuelles.
La population des patients héroïnomanes présente de fréquents troubles de la personnalité essentiellement marqués par des carences narcissiques ou plus simplement par des carences précoces affectivo-éducatives.
Le manque d’assurance qui résulte des troubles psychiques leur permet de se satisfaire d’une situation d’altération de leur sexualité et peut expliquer le manque d’intérêt pour aborder leur dysfonction sexuelle lors des consultations de renouvellement du traitement méthadone.
À l’occasion de cet état des lieux, nous avons intégré des paramètres qui peuvent aussi influer sur la fonction sexuelle comme :
- certains traitements,
- des consommations de substance,
- une perturbation psychique ou métabolique.
Nous nous sommes particulièrement intéressés au statut sérologique pour l’hépatite C car le virus, par son tropisme cérébral, altère les fonctions sexuelles ainsi que les traitements antiviraux et notamment l’interféron.
Le dosage sanguin de la testostérone et de la prolactine permettraient de pouvoir réaliser une corrélation objective entre la dysfonction sexuelle énoncée et une perturbation métabolique et de proposer éventuellement une correction des taux des hormones sexuelles. Nous nous sommes questionnés sur le fait de systématiser le dosage hormonal pour chaque patient, mais nous devions nous organiser autour d’un seul laboratoire d’analyse. Le bilan a été proposé aux patients souffrant d’une anomalie. Très peu ont honoré leur prescription de dosage hormonal.
Données de la littérature
La dysfonction sexuelle est un effet secondaire du traitement méthadone fréquemment rapporté et elle a été essentiellement étudiée sur des échantillons d’hommes. Selon les différentes études, on observe des taux de prévalence des troubles de la sexualité très variable de 30 à 100% sans qu’il n’y ait eu d’examen précis du type de dysfonction sexuelle.
Nous savons que la testostérone joue un rôle majeur dans les fonctions sexuelles et qu’un taux sérique inférieur à la normale peut entraîner une réduction de la libido et une dysfonction érectile chez l’homme.
La relation entre opiacé et testostéronémie implique de multiples mécanismes dont une inhibition de la sécrétion hypophysaire de FSH et LH, une modification de la sécrétion pulsatile normale de GnRH, une interaction avec l’habituelle médiation dopaminergique du taux de prolactine (augmentation du taux entraînant une diminution du taux de testostérone) et, chez l’homme, une action directe des opiacés sur le tissu testiculaire inhibant la production de testostérone.
Au sujet des médications hormonales, il a été démontré qu’une normalisation de la testostéronémie par supplément provoque une réponse sexuelle accrue dans les deux sexes.
La posologie de méthadone ne semble généralement pas être corrélée à la sévérité de la dysfonction cependant, l’étude de Mendelson et al. a montré une relation entre la posologie de méthadone et la concentration sérique de testostérone.
Cette étude est d’autant plus intéressante qu’une réduction des posologies de méthadone a été associée à un rétablissement de la testostéronémie.
En test thérapeutique à la dysfonction, les auteurs nous proposent une réduction de la posologie journalière de méthadone ou un traitement transdermique ou parentéral par testostérone. La bromocriptine, induisant une régulation des taux de prolactine, semble être également une piste thérapeutique.
Situation au CSAPA Baudelaire
Il s’agit d’un regard sur une population venant en consultation de renouvellement de leur traitement méthadone, en préambule à un travail de recherche prospectif. Soixante patients ont répondu aux questions concernant leur sexualité. Cet aperçu a l’intérêt de ne pas avoir cherché à poser des critères d’exclusion et la proportion des femmes est pertinente car elle concerne un tiers de l’échantillon et correspond donc au ratio homme-femme observé chez les héroïnomanes.
Chez les femmes (n= 21) :
- Moyenne d’âge : 31,5 ans.
- Dosage moyen : 56,9 mg/j (10 sous traitement méthadone gélule avec une moyenne de 53 mg/j).
- Comorbidité psychiatrique (11/21) : Trouble grave de la personnalité (de type majoritairement abandonnique, narcissique)
- Psychose : 2
- Trouble anxieux de type obsessionnel : 1
Nous observons que la moitié de ces patientes (52,38%) souffrent de troubles psychiques, ce que constatent la plupart des études sur les comorbidités psychiatriques en addictologie.
- Hépatite C active : 1 sans prise en charge thérapeutiques (type Ia, score de fibrose 1).
Activité sexuelle
- Seize ont un compagnon régulier (76,2% de l’échantillon),
- six déclarent une absence de sexualité depuis plusieurs mois et concerne des femmes seules ainsi que pour une situation ou la libido est fortement altérée.
- Une pratique sexuelle à risque chez une patiente seule.
Contraception et suivi gynécologique
- Implant : 3 dont deux hors délai (supérieur à trois ans)
- Stérilet : 1
- Contraception orale : 5
- Absence de contraception : 13, dont deux femmes enceintes, 4 dans un désir de l’être et un retour de couches
- Suivi gynécologique régulier : 5 (majoritairement activé par la situation de grossesse)
Trois quarts de ces femmes (76,2%) n’ont aucun suivi gynécologique et très peu bénéficient d’une couverture contraceptive alors que seulement 6 femmes ont mis en berne leur sexualité.
Menstruations
- Règles régulières : 13 (61,9%)
- Spanioménorrhée : 3
- Aménorrhée : 5
Pour les situations d’aménorrhée, il existe des éléments associés comme : une co-consommation d’héroïne dans un cas, un traitement psychotrope lourd pour une psychose, un implant hormonal à usage contraceptif, une consommation d’alcool autour de 300 g. Un seul cas est imputable à la méthadone : une patiente avec un traitement de plus de six mois à 60mg/j, associé à des galactorrhées en cours d’exploration.
Globalement, les perturbations du cycle sont d’origines multi causales et il est difficile de pouvoir, sur cet échantillon, déterminer le rôle du traitement méthadone. Pour la majorité des patientes, les perturbations du cycle ne les questionnent pas, ce qui va dans le sens des constats du peu de suivi gynécologique et de la négligence de leur contraception.
Dysfonctions sexuelles
Altération de la libido : 11
11, mais 9 relatent une nette amélioration par rapport à la période de consommation d’héroïne, une seule constate une aggravation mais cette patiente est également sous antipsychotique à haut dosage, introduit durant la même période que la méthadone.
Dysfonction orgasmique : 12
Les femmes relatent souvent une altération des sensations pour expliquer ce fait. Certaines font un parallèle avec la prise d’alcool pour illustrer leurs troubles.
Dysfonctions de la libido et orgasmique : 8
8 dont 4 ont également une perturbation du cycle menstruel.
Généralement, la période de consommation d’héroïne constitue une parenthèse pour leur sexualité. Elles emploient des qualificatifs forts pour illustrer le moment de leur pratique toxicomaniaque comme : « l’héroïne, ça tue… ça me coupait tout… j’avais pas de libido ». Nous constatons cependant que la dysfonction sexuelle concerne la moitié des femmes même si elles admettent avoir eu une amélioration de leur sexualité depuis l’introduction de la substitution.
Altération de la libido et trouble mental : 7/11
Seulement la moitié (4/8) des patientes souffrant de troubles graves de la personnalité se plaignent d’une altération de leur sexualité sous méthadone (posologie moyenne de 77,5 mg/j contre 41,25 mg/j pour celles qui ne perçoivent pas de dysfonction). Le dosage moyen de méthadone moins élevé dans le groupe des femmes indemnes de trouble pourrait expliquer cette observation.
Cependant, pour les patientes ayant une problématique narcissique et se plaignant de perturbation de leur sexualité, 2/4 ont d’autres facteurs pouvant intervenir sur leur sexualité (hépatite C active, prise régulière d’héroïne, consommation massive d’alcool).
Mais, dans le groupe des femmes ne souffrant pas de dysfonction sexuelle, deux ont également une thérapeutique susceptible d’interférer sur leur sexualité (antidépresseur et antipsychotique). Sur l’échantillon, le constat semble plus être en faveur du dosage élevé du traitement méthadone comme paramètre lié à leur trouble sexuel. Pour les deux patientes psychotiques (dosage à 75 mg/j) et pour la patiente anxieuse (10 mg/j).
Dosage des hormones sexuelles
Nous avons eu beaucoup de mal à convaincre nos patients de pratiquer un dosage sanguin malgré notre expérience et notre travail au sujet de l’hépatite C.
- P : 26 ans, 60 mg/j, alcool 300g/j et tabac 20 paquets-année, personnalité narcissique, sous antidépresseur. Les taux de LH, FSH, testostérone et prolactine sont dans les valeurs habituelles.
- S : 46 ans, 40 mg/j, tabac 20 paquets-année. Les valeurs sont dans les normes.
- C : 36 ans, 80 mg/j, psychose, sous traitement antipsychotique, antidépresseur, anxiolytique, tabagisme de 30 paquets-année, les taux de LH, FSH, testostérone et prolactine sont dans les valeurs habituelles.
Chez les hommes (n= 39)
- Moyenne d’age : 35,5 ans
- Dosage méthadone moyen : 69,7 mg/j
- Double morbidité psychiatrique (17/39) : trouble grave de la personnalité de type narcissique ou psychopathique
- Psychose : 6
- trouble de l’humeur de type cyclothymique : 1
- trouble anxieux de nature phobo-obsessionnel : 3
Nous constatons une fois encore une forte représentation du double diagnostic maladie mentale et toxicomanie (43,59%).
- Hépatite C active : 5 (sans prise en charge thérapeutique).
Activité sexuelle
- Compagne régulière : 22,
- absence de sexualité : 12, dont un patient avec une activité masturbatoire quotidienne et un autre ayant une compagne mais compensant par les plaisirs autoérotiques).
Dysfonction sexuelle
- altération de la libido, avec globalement une restauration par rapport à leur période sous héroïne : 16
- dysfonction érectile : 13
- dysfonction orgasmique, par modification de la sensibilité, difficile éjaculation et parfois anorgasmie : 20
Nous remarquons une forte proportion de dysfonction orgasmique qui, lorsqu’il s’agit d’un simple retard à l’éjaculation, est vécu positivement car il permet une prolongation du coït : « ça dure plus longtemps qu’avant… les filles se contentent de ça… c’est plus contrôlable ». Lorsque la dysfonction devient plus importante, le discours se teinte de souffrance avec des sentiments de frustration, un questionnement sur l’arrêt du traitement pour F, un recours à la cocaïne pour S, une absence de prise de méthadone et une compensation par une petite dose d’héroïne le jour où il souhaite avoir un rapport pour X, une adaptation de posologie de moins 30% pour H.
Les patients relatent cependant une nette amélioration de leur sexualité depuis l’instauration du traitement méthadone, par rapport à la période sous héroïne.
Dysfonction sexuelle et posologie de méthadone
23 estiment présenter une dysfonction avec une posologie moyenne de méthadone de 73,7 mg/j contre 63,94 mg/j pour ceux qui ne présentent aucun symptôme. Les posologies restent tout de même très disparates dans chaque groupe.
Dysfonction sexuelle et trouble mental : Total de 12/17.
Pour le groupe des psychoses
3 sur 6 évoquent un trouble avec une différence notable sur les posologies de méthadone (110 mg/j contre 27,66 mg/j). Les traitements psychotropes sont plus lourds chez les patients ne souffrant pas de trouble de leur fonction sexuelle.
Pour le groupe des troubles graves de la personnalité
5 sur 7 évoquent des troubles, les posologies moyennes de méthadone sont respectivement de 80 mg/j contre 70 mg/j, il n’y a pas de différence notable entre les deux groupes pour les facteurs autres que la méthadone (hépatite, alcool, psychotropes).
Pour le groupe des troubles anxieux de nature névrotique
Les trois estiment souffrir de dysfonction sexuelle, le dosage moyen de méthadone est de 68,33 mg/j mais les doses sont disparates (25 à 100 mg/j), il n’existe pas d’autre facteur en dehors d’un tabagisme.
Pour le patient cyclothymique, la posologie de méthadone est de 80 mg/j.
Dosage des hormones
- J, 35 ans, schizophrénie sous antipsychotique, 80 mg/j sans trouble notable, VHC négatif, testostérone et prolactine dans les valeurs de référence.
- K, 40 ans, VHC négatif, consommation régulière d’héroïne une à deux fois par semaine, 40 mg/j avec une baisse de la libido, des troubles de l’érection, testostérone à 1,5 pour des valeurs habituelles entre 2,8 et 8 ng/ml et une prolactine dans les normes.
- H, 34 ans, état limite, 120 mg/j, dysfonctions sexuelles globales, testostérone libre en deçà des valeurs habituelles (6,9 pg/ml pour une norme entre 8,7 et 54,7).
Conclusion
Les dysfonctionnements de la sexualité de la population des héroïnomanes sont fortement représentés sans que nous puissions dégager une étiologie précise.
Les patients n’évoquent pas spontanément leur sexualité alors que nous parlons plus volontiers des maladies sexuellement transmissibles dans une politique de réduction des risques.
Une étude prospective comprenant une évaluation de la sexualité avec une échelle, un dosage hormonal systématique, permettait peut-être d’avoir une idée plus juste des raisons de la forte pénétration des troubles sexuels chez ces patients, sachant qu’il existe des thérapeutiques efficaces pour les restaurer.
Bibliographie
- (1) Brown R. T. et Zueldorf M. TSO par méthadone et buprénorphine : La dysfonction sexuelle comme effet secondaire du traitement, Le Flyer N° 32, Avril 2008, traduction française de l’article publié sur Heroin Addict Relat Clin Probl, 2007, 9(1) :35-44.
- (2) Kraus M. R., Schäfer A., Bentink T. and al. Sexual dysfunction in males with chronic hepatitis C and antiviral therapy : interferon-induced functional androgen deficiency or depression ?, Journal of endocrinology, 2005, 185, 345-352.
- (3) Mendelson J. H. and Mello N. K. Plasma testosterone levels during chronic heroin use and protracted abstinence, a study of Hong Kong addicts. Clin. Pharmacol. Ther., 1975, 195, 296-302.
- (4) Pagin J-C. et Ressuche B. Prévalence des troubles sexuels chez des patients héroïnomanes traités par la méthadone, Le Flyer n° 14, nov. 2003.