Depuis de nombreuses années, on note une augmentation de la prescription d’opiacés analgésiques, traduisant une meilleure prise en charge de la douleur.
Malheureusement, lors d’une utilisation prolongée d’opiacés, apparaît une tolérance qui oblige à augmenter la posologie pour obtenir le même effet. La tolérance ne se manifeste pas de la même manière pour tous les effets pharmacologiques.
Ainsi la tolérance aux effets analgésiques est plus importante que celles aux effets respiratoires expliquant le décès par dépression respiratoire en cas de surdosage.
Il apparaît donc évident que la compréhension des mécanismes conduisant à la tolérance est indispensable à la découverte de nouvelles stratégies permettant de réduire cette tolérance.
L’action de la morphine passe par l’activation du récepteur opioïde mu (MOR). Ce récepteur fait partie de la superfamille des récepteurs à sept domaines transmembranaires couplés aux protéines G (RCPG). Le MOR est principalement couplé aux protéines Gi/o qui inhibent l’adénylate cyclase et donc la production d’AMPc (adénosine monophosphate cyclique).
Pour de nombreux RCPG, la stimulation par un agoniste va provoquer une phosphorylation du récepteur qui va permettre la fixation d’une protéine, la bêta-arrestine.
L’interaction entre le récepteur et cette protéine entraîne d’une part le découplage fonctionnel du récepteur aux protéines G (désensibilisation) et d’autre part l’internalisation du récepteur.
Une fois internalisé, le récepteur peut suivre deux voies : la voie de la dégradation (ce qui potentialise la désensibilisation en réduisant le nombre de récepteurs actifs à la surface membranaire) ou la voie du recyclage vers la membrane plasmique dans un état actif permettant ainsi une resensibilisation (qui contrebalance la désensibilisation) (Marie et al., 2006, Le Flyer N°45).
De nombreux mécanismes, pouvant expliquer la tolérance observée in vivo, ont été proposés.
Un de ces mécanismes, issus des travaux de Whistler et collaborateurs, est basé sur la spécificité de la régulation du MOR par la morphine (Martini and Whistler, 2007).
En effet, cet opiacé contrairement à d’autres ligands du MOR comme la méthadone, est incapable d’induire une internalisation du MOR (Kieffer and Evans, 2002; Koch et al., 2005).
Ainsi, lors d’un traitement prolongé à la morphine, ces auteurs proposent que la stimulation continue du MOR, du fait de sa présence persistante à la surface membranaire, va recruter de nouvelles cascades de signalisation responsables de la mise en place de la tolérance et de la dépendance (Kieffer and Evans, 2002).
On peut citer par exemple, une augmentation de la production d’AMPc et le recrutement de systèmes opposants comme l’activation des récepteurs glutamatergiques de type NMDA.
A partir de ces observations, une stratégie consistant à co-administrer la morphine avec un autre agoniste connu pour induire une internalisation du récepteur permettant ainsi une réduction à la surface du complexe morphine-MOR et donc d’arrêter la signalisation provoquée par ce complexe (Kieffer and Evans, 2002), a été proposée.
Ainsi, la co-injection de méthadone et de morphine réduit la tolérance aux effets analgésiques de la morphine, comparée à un traitement à la morphine seule (He and Whistler, 2005).
Cette co-administration diminue également les signes physiques d’un sevrage provoqué par l’injection d’un antagoniste suggérant un rôle bénéfique de ce traitement dans la dépendance aux opiacés (He and Whistler, 2005). Ces données suggèrent donc qu’un agoniste capable d’induire une internalisation puis un recyclage suivi d’une resensibilisation du MOR induirait une tolérance moins importante.
C’est cette hypothèse qui a été testée dans cet article récent de l’équipe de Whistler en comparant la méthadone et la morphine.
Afin de comparer ces deux molécules, les auteurs ont traité pendant 6 jours des souris à des doses équianalgésiques et mesuré l’effet analgésique (test du retrait de la queue) après une injection aigüe de méthadone ou de morphine. Dans ces conditions, le traitement chronique à la méthadone induit une tolérance moins importante que le traitement chronique à la morphine.
L’étude montre également l’absence de dépendance (évaluée par mesure des signes de sevrage physique après injection de naloxone) chez des souris ayant reçu le traitement chronique à la méthadone.
Enfin, chez des animaux dont le MOR sauvage a été remplacé par un MOR capable d’être dégradé après stimulation par un agoniste (Enquist et al., 2011), la méthadone induit une tolérance importante qui serait due à une diminution du nombre total de récepteurs.
Ceci renforce l’idée que dans le cas du MOR sauvage, la méthadone induit une internalisation suivie d’un recyclage et d’une resensibilisation qui contribue à réduire la tolérance.
La méthadone est actuellement utilisée comme analgésique dans des protocoles de rotation des opiacés, mais jamais en première intention. Ces données suggèrent donc que l’utilisation de méthadone comme premier traitement dans un protocole de rotation des opiacés pourrait être intéressant car elle différerait l’apparition de la tolérance aux effets analgésiques.
L’augmentation de la consommation d’opiacés utilisés comme traitement de la douleur s’est accompagnée d’une augmentation constante de problèmes d’abus et de dépendance chez ces patients douloureux (Manchikanti et al., 2011). Ce travail suggère que la méthadone a un bénéfice plus important que la morphine car induisant moins de dépendance physique.
Néanmoins, d’autres tests permettant d’évaluer d’autres dimensions de la dépendance, notamment les effets récompensants chez l’animal, devront être réalisés afin de confirmer ces données.
En effet, la méthadone étant un puissant agoniste du MOR, il est peu probable qu’elle n’induise pas de dépendance lors d’une utilisation chronique.
En effet, chez des souris traitées de manière chronique à une forte dose de méthadone, on observe des signes de sevrage physique (Raehal and Bohn, 2011) et chez le rat, la méthadone est capable d’induire une préférence de place conditionnée (Steinpreis et al., 1996).
Ces travaux suggèrent que la méthadone, parce qu’elle provoque une internalisation/recyclage du MOR – contrairement à la morphine – possède un meilleur ratio bénéfice (=analgésie)/risque (=tolérance, dépendance) que la morphine.
Toutefois, ils méritent d’être approfondis notamment en évaluant ce ratio bénéfice/risque chez des animaux douloureux et traités en continu avec ces opiacés.
En effet, la demi-vie de la méthadone chez la souris est d’environ 2 heures (LeVier et al., 1995) contre 24 heures chez l’homme (Eap et al., 2002) et il est donc possible que la régulation du MOR soit différente en fonction de l’exposition comme dans le cas de la morphine (Le Marec et al., 2011).
Figure 1 : Conséquences de l’activation du MOR par la morphine ou la méthadone. MOR (WT) : récepteur opioïde mu sauvage ; D‐MOR : MOR chimérique capable d’être dégradé après activation d’un agoniste (D’après les résultats de Enquist et al., 2011).
Conflit d’intérêt : Analyse bibliographique réalisée par Nicolas Marie du Laboratoire de Neuropsychopharmacologie des addictions, CNRS UMR 8206, Inserm U 705, Université Paris Descartes. Mr Marie a bénéficié d’une rémunération des Laboratoires BoucharaRecordati pour cette rédaction.
Références bibliographiques
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