Ndlr : Dans cet article, le Dr Philippe VENTROU fait part d’une expérience personnelle, qui n’a pas vocation à comparer l’efficacité de la buprénorphine et de la méthadone. Néanmoins, devant les difficultés qu’il a constaté avec des injecteurs ‘irréductibles’ de buprénorphine, il a tenté une modalité de prise en charge parmi d’autres, consistant en un passage à la méthadone. Ces passages ne se sont avérés totalement efficaces que dans une moitié des cas . Dans son introduction, il rappelle que la buprénorphine lui donne, ainsi qu’à une grande partie de ses patients, entière satisfaction.
A partir de mars 1996, l’introduction de la buprénorphine dans la pharmacopée allopathique m’a permis de me lancer avec enthousiasme dans un accompagnement, que j’espérais moins chaotique qu’auparavant, des patients dépendants aux opiacés. D’une dizaine de consultations mensuelles déprimantes (pour les deux parties), demandées par des individus le plus souvent en errance thérapeutique, je suis passé à une bonne centaine de consultations mensuelles pour autant de patients recevant un médicament de substitution (environ 130 actuellement).
Un nombre non négligeable me fréquentent depuis plus de 5 ans. J’ai donc eu un grand nombre d’occasions pour constater, commettre ou me rendre involontairement complice de “mésusages” (nomadisme médical, prescriptions de benzodiazépines sauf celles qui sont justifiées, trafic et injections du médicament de substitution), mais aussi me réjouir des magnifiques et très nombreux succès de cet accompagnement. Certes, une amélioration qualitative de la formation des médecins, l’utilisation d’une plus grande rigueur dans la prise en charge ainsi qu’une amélioration du contrôle par les organismes payeurs, permettraient de limiter l’importance de ces mésusages.
Par ailleurs, je pense que les patients recevant un médicament de substitution auraient besoin en priorité d’un ‘coach’ (un éducateur spécialisé formé au ‘coaching’), présent obligatoirement et plus ou moins quotidiennement auprès d’eux. Il serait le pivot d’un programme de reconstruction existentielle, basé sur un travail de développement personnel, la recherche d’un travail digne et d’un toit personnel accueillant, et coordonnerait l’implication de professionnels de santé sociale, médicale et psychologique pour les parties spécifiques du programme de substitution, et seulement en cas de besoin.
La pratique de l’injection du médicament de substitution, qui concerne presque exclusivement des anciens injecteurs réguliers d’héroïne, expose à des accidents parfois graves et semble être un frein à l’exploration de nouvelles défenses intra psychiques permettant au patient de lutter contre sa souffrance psychologique primaire ou secondaire, et finalement de progresser vers plus de bien-être et de qualité de vie, qui sont des objectifs de soin que je partage avec les patients. Dans ma clientèle de patients recevant un médicament de substitution, le problème de l’injection s’est posé de manière dramatique avec le décès d’un jeune homme de 24 ans (péricardite purulente), 5 septicémies dont 3 avec spondylodiscite, 2 avec endocardite ayant conduit à la pose de prothèses valvulaires et 1 avec un anévrisme cardiaque.
Dans cette liste noire ne sont, bien entendu, pas comptabilisés les abcès nécrotiques parfois spectaculaires, les oedèmes des membres supérieurs fixés et terriblement stigmatisant (je crois qu’il est commun de les dénommer “gants de boxe” ou ‘syndrome de Popeye’), ainsi que la détérioration préoccupante des voies d’abord veineux (bien utiles pour surveiller, par exemple, les effets indésirables d’un traitement anti-viral contre le VHC ou le VIH). Sans compter enfin les hypothétiques effets immuno-allergiques à long terme sur les artérioles pulmonaires, rénales ou ophtalmiques. Pour trouver des solutions thérapeutiques à ce problème vécu comme tel, tant par le médecin que par le patient, il est nécessaire d’en connaître les raisons. Celles invoquées sont de manière générale issues du registre psychanalytique tant pour les injecteurs réguliers qu’irréguliers.
L’interrogatoire méticuleux des patients injecteurs réguliers m’a permis de poser l’hypothèse que chez un nombre non négligeable d’entre eux, l’injection pouvait s’expliquer par un phénomène prépondérant de conditionnement simple venant aggraver considérablement une difficulté modérée à explorer de nouveaux moyens de lutte contre les conflits intra-psychiques. La conséquence immédiate est alors d’en déduire qu’un changement radical de forme galénique et de nom commercial sans modification fondamentale du cadre d’accompagnement pourrait permettrait de régler simplement la situation de certains patients injecteurs quotidiens refusant de passer de la buprénorphine en moyen-seuil à la méthadone en haut-seuil d’exigence.
En effet, pourquoi imposer un haut-seuil d’exigence à un patient par exemple âgé de 30 ans, sous buprénorphine depuis 5 ans en délivrance mensuelle et bien gérée, possédant un logement stable, jouissant d’une vie affective et relationnelle satisfaisante, établissant une relation thérapeutique satisfaisante avec son médecin, sans souffrance psychique notable ni consommation excessive de psychotropes licites ou illicites ? Cette situation est loin d’être rare ! Jusqu’en 2002, il n’était pas possible d’imaginer une telle possibilité puisque le changement de traitement devait obligatoirement se faire dans un CSST dont le protocole est souvent identique pour tous les patients, quel que soit leur histoire et leur situation.
En 2002, une circulaire de la DGS a permis d’élargir aux médecins hospitaliers la primoprescription de la méthadone afin d’augmenter l’accès jugé trop faible par rapport à la buprénorphine. Il s’agissait en fait de créer des lieux de primo-prescription de méthadone dans les hôpitaux dans des conditions assez proches de celles existantes dans les centres de soins spécialisés. Cette disposition n’a pas eu l’effet attendu, en raison notamment du manque d’implication des services hospitaliers, de leur manque de moyens humains et/ou financiers, ou encore de leur position idéologique et thérapeutique par rapport à la substitution opiacée.
Dans mon département, le résultat est le suivant : officiellement, aucun service n’a profité de cette nouvelle disposition !
Devant la détresse de certains patients et leur difficulté, que je trouvais légitime, de tout remettre en question pour le simple fait qu’ils s’injectent leur traitement, j’ai décidé de proposer à trois collègues hospitaliers (un chef de service et son vacataire qui a travaillé pendant 6 mois, puis un praticien hospitalier d’un autre service qui lui a succédé) un programme expérimental –qui fonctionne encore- consistant en un relais ultra court de la primo-prescription de méthadone. L’intervention du médecin hospitalier consiste en une seule consultation avec prescription de méthadone à l’issue de celle-ci, en cas d’accord sur l’indication de la méthadone.
Les critères d’inclusion des patients furent choisis de telle manière à éviter d’éventuels accidents : en résumé, le patient devait être jugé très stable depuis une période significative. Le protocole de suivi ne fut pas très différent de celui utilisé en centre méthadone à l’exception de l’obligation de prise du traitement devant un professionnel de santé, d’un élargissement de la délivrance assez précoce (2 à 3 semaines après stabilisation posologique et psycho-adaptative). La posologie de méthadone de départ était adaptée à la posologie antérieure de buprénorphine sur la base d’une équivalence approximative connue entre les deux molécules.
Dans la pratique, 5 patients qui ne correspondaient pas exactement aux critères d’inclusion mais dont j’avais les preuves renouvelées de leur loyauté (plusieurs années pour en juger) ont été inclus pour des raisons “humanitaires” et avec l’accord des médecins hospitaliers, moyennant une surveillance accrue. Dans tous les cas, les patients en qui je ressentais de la confiance ont été inclus.
J’ajoute enfin qu’un autre médecin généraliste de ma ville a profité de cette dynamique pour inclure 2 patients.
Sur les 17 patients inclus dans ce programme expérimental :
- 3 sont sortis définitivement et rapidement, à leur demande : crises d’angoisse (2), injection de méthadone diluée dans l’eau (1). Tous sont retournés à la buprénorphine. 1 patient déclare avoir arrêté les IV et a d’ailleurs diminué de moitié sa posologie de buprénorphine ; 2 de ces 3 patients ont été orientés vers le centre méthadone pour une demande d’inclusion.
- 4 font l’objet d’une demande d’évaluation par le centre méthadone malgré l’arrêt des injections et la “propreté” des urines : absences répétées aux rendez-vous, absence d’amélioration de la situation sociale ou psychique.
- 1 a présenté une séroconversion VHC suite à une période de consommation dite nasale de cocaïne. La survenue d’une grossesse actuellement bien suivie a entraîné l’arrêt total de la consommation de cocaïne mais aussi d’alcool et de cannabis ainsi qu’un arrêt après diminution progressive de son traitement de méthadone, avec l’accord de son obstétricien !. Sans cela, la patiente aurait fait l’objet d’une demande d’évaluation par le centre (avec une probabilité assez importante de refus de sa part).
9 patients n’ont posé absolument aucun problème et se déclarent totalement satisfaits
- durée moyenne de traitement en mois = 11 mois
- posologie moyenne initiale de buprénorphine : 12,2 mg
- posologie moyenne de méthadone à stabilisation = 67 mg
- posologie moyenne actuelle de méthadone = 52,2 mg
Pour les 4 patients encore en rétention mais orientés vers le centre méthadone :
- durée moyenne de traitement en mois = 15,5 mois
- posologie moyenne initiale de buprénorphine : 16 mg
- posologie moyenne de méthadone à stabilisation = 97,5 mg
- posologie moyenne actuelle de méthadone = 90 mg
Parmi les 2 patients orientés vers le centre méthadone pour une demande d’inclusion,1 a préféré rompre sans drame la prise en charge et 1 m’a demandé d’expérimenter (en cours de discussion actuellement) la prise de buprénorphine devant son pharmacien sur une longue durée.
Parmi les 4 patients orientés vers le centre pour une évaluation (donc avec une inclusion possible mais pas systématique), 1 a préféré rompre sans drame la prise en charge et est actuellement suivi par un autre médecin.
Les 5 patients inclus pour des raisons humanitaires se retrouvent parmi les 8 patients ayant posé un problème mais tous ont globalement amélioré leur état de santé : diminution des oedèmes, traitement d’une hépatite C, amélioration de l’état psychologique, diminution de la consommation d’alcool. 3 acceptent sereinement de se soumettre à une évaluation au centre méthadone, 1 a rompu la prise en charge et 1 été positivement transformée par sa grossesse !
Bien entendu, il est impossible de tirer des conclusions valides et solides de cette expérience dont le but était avant tout de mettre le plus grand nombre possible de patients, dont je respectais et comprenais leur refus d’une orientation systématique au centre méthadone, à l’abri des risques morbides liés à leurs injections. Les effectifs sont trop petits, l’analyse statistique est plus que sommaire, le “protocole” est certainement truffé de biais en tous genres, les analyses urinaires n’ont pas été faites avec la régularité la plus scrupuleuse car c’est l’effet sur l’IV que je cherchais à obtenir chez des patients loyaux et qui me l’ont prouvé sur plusieurs années.
Cependant, il me paraît cependant tout à fait possible, à la lumière de ces résultats, d’affirmer que certaines questions, évoquées ici pêle-mêle et de manière très littéraire, mériteraient la mise en place de véritables essais cliniques à grande échelle et d’une réflexion sur l’organisation des soins :
- 1. Est-il préférable ou non de prescrire d’emblée de la méthadone aux patients injecteurs réguliers d’héroïne ?
- 2. Est-il souhaitable ou non de prescrire rapidement de la méthadone aux injecteurs réguliers ou irréguliers de buprénorphine ?
- 3. Un changement de molécule nécessite-il forcément un changement de cadre de soin ?
- 4. Est-ce le choix de la molécule qui doit conditionner le cadre thérapeutique ou la situation globale du patient ? La définition précise de critères sélectifs d’inclusion et d’évaluation (sous la forme notamment d’un programme préparatoire), mais aussi la clarification des objectifs du soin basée aussi sur une réflexion pragmatique devrait aider les prescripteurs de traitements de substitution à mettre un peu d’ordre dans leur pratique, énormément conditionnée par des concepts théoriques qui n’ont jamais été validés réellement que par leurs propres pratiques.
- 5. Un médecin généraliste bien formé et rigoureux est-il capable, dans son cadre d’exercice, de prescrire de la méthadone en primo-prescription, dans certaines conditions liées à la situation du patient et à son histoire avec le prescripteur ?
Pour éviter le problème des prescriptions anarchiques de méthadone en ville, il suffirait d’accorder aux médecins généralistes volontaires, formés et acceptant de passer un contrat de collaboration, un statut de vacataire au centre méthadone de référence. Une partie de sa rémunération serait libérale (consultations) et l’autre serait salariée (réunions de synthèse). Ce système aurait donc l’avantage d’être simple et peu coûteux ; il entre, d’autre part, totalement dans la logique des micro-structures, telles qu’elles sont proposées en Alsace (cf. Flyer Hors-série N° 2, décembre 2003).