Texte présenté aux journées scientifiques de l’Association des Structures Publiques de Soins aux Toxicomanes qui se sont tenues à METZ les 21 et 22 mars 2002
L’intitulé de cette session est « conduites addictives : du concept aux pratiques de soins ». Nous sommes quelque peu désolés, pas trop, mais nous allons vous proposer notre exposé en inversant le propos, c’est à dire de la clinique aux concepts en passant par les pratiques thérapeutiques. Le service intersectoriel « Alcool – Toxiques » du C.H.U. de BREST comporte actuellement cinq unités fonctionnelles : le service d’hospitalisation – Lasègue, le Centre d’Alcoologie (C.C.A.A.), le Centre Accueil Drogue Information (accueil, appartements thérapeutiques, centre méthadone, CSST ), le Centre Accueil Précarité (P.A.S.S.) et l’Unité d’Alcoologie de Liaison. Ce service centré sur la prise en charge commune des patients étiquetés « alcooliques » et d’autres s’étiquetant « toxicomanes » – en particulier dans le service d’hospitalisation – est donc quelque peu atypique dans le paysage français des soins en alcoologie et toxicomanies. C’est à partir de cette expérience que nous souhaitions interroger la possibilité d’une prise en charge commune, les difficultés et les intérêts d’une telle démarche.
Histoire de la prise en charge commune dans le service
Les différentes étapes : Fin des années cinquante, création du « Service de rééducation des éthyliques légers », il s’agit d’un service issu du service de neuro-psychiatrie de l’époque. La dénomination de ce service ne peut, bien évidemment, que nous faire aujourd’hui sourire, tant sur les termes « rééducation » que « éthylique léger ». En 1981, après avoir rejoint l’hôpital psychiatrique qui s’est créé sur Brest entre 1995 et 1998, le service se modifie : introduction de la mixité du service, différenciation entre « sevrage » et « cure », mise en place d’un contrat de soins…
A la fin des années 80, admissions de patients toxicomanes. Au début des années 90 le Centre ADI, jusqu’alors en gestion DDASS devient hospitalier. Il s’étoffe le centre d’accueil, puis se mettent en place des appartements thérapeutiques, et le centre méthadone. Le CHAA, alors en gestion associative devient hospitalier. En 93, il est rattaché au service. En juin 99, ouverture du Centre Accueil Précarité (PASS). Fin 2001, mise en place de l’unité alcoologie de liaison.
Comment cette évolution
La prise en charge de patients toxicomanes dans un service d’alcoologie ne s’est pas décrétée, il y a maintenant plus d’une douzaine d’années, en suivant une argumentation théorique et/ou idéologique. Notre souci dans la mise en place d’une telle prise en charge a été de suivre au plus près la clinique et l’évolution de celle-ci. Nous avons tout d’abord constaté qu’un certain nombre de patients admis pour dépendance alcoolique étaient des anciens héroïnomanes qui, le plus souvent, s’étaient sevrés sans faire appel à des structures de soins mais substituant le toxique héroïne par le toxique alcool.
La seconde constatation était que de nombreux patients, admis là aussi pour des problèmes d’alcool, consommaient, y compris durant leur séjour hospitalier, abusivement du cannabis. Il faut bien le dire, dans un premier temps, nous avons négligé ce phénomène fermant les yeux sur les problèmes posés par cette consommation, ne fixant notre regard que sur les problèmes posés par leur relation à l’alcool. Cette attitude est rapidement apparue aberrante devant l’extension du phénomène polytoxicomaniaque dans les classes d’âge les plus jeunes. Il est certain qu’à l’heure actuelle, quasiment tous les patients de moins de trente cinq ans – voire plus – sont consommateurs problématiques de plusieurs produits ou ont consommé successivement diverses classes de produit.
Histoire en France
Nous n’allons pas reprendre ici l’histoire de la prise en charge des toxicomanes en France. Vous la connaissez bien. Nous voulons simplement rappeler les clivages entre approche sanitaire et socio-éducative se doublant d’une séparation entre les dispositifs alcool et les dispositifs toxicomanie. Ce clivage est renforcé, entériné, dans un processus autoréférentiel par la séparation des financements. A titre d’exemple, le CHU dispose d’un budget général hospitalier et de trois budgets annexes. Le service « Alcool-Toxiques », à lui seul, émarge à deux de ces budgets annexes – pour le Centre d’Alcoologie et le CSST – et pour les autres structures au budget général. Et ce, sans parler des budgets MILT. Les évaluations de l’activité sont demandées par les financeurs différents, s’intéressant à des items différents. Les patients, les infirmiers et les médecins passent bien évidemment d’une structure à l’autre. L’accueil conjoint de patients toxicomanes et alcooliques en milieu hospitalier.
Dans le service hospitalier, nous accueillons donc des patients alcooliques et toxicomanes pour sevrage et cure. Pour nous le sevrage correspond à une hospitalisation de cinq à dix jours, le but de l’hospitalisation est de franchir la phase de l’état de manque, temps aussi du bilan médical, mais aussi réflexion sur l’utilisation du produit. Le temps de « cure » est celui de la mise en place du traitement de la dépendance psychique, temps de travail sur la fonction du (des) produit(s) dans la vie du patient et des stratégies à mettre en place afin d’en avoir une utilisation non-pathologique. Ce temps de cure de trois semaines est proposé au patient à la suite de la phase de sevrage et se déroule dans le cadre d’un contrat de soins écrit. Les patients sont admis pour des problèmes de dépendance divers : dépendance à l’alcool, aux benzodiazépines, aux opiacés, demande de sevrage aux produits de substitution (méthadone, buprénorphine haut dosage), patient sous traitement de substitution demandeur d’un sevrage à l’alcool…
Quelles difficultés ?
Passer du traitement de la pathologie alcoolique aux addictions aux produits (hors tabac) a entraîné quelques difficultés. Nous voudrions ici en relever quelques-unes de deux types :
- 1 – dans la cohabitation entre « alcooliques » et « toxicomanes ». Les replis sur des identités de groupe étaient souvent fréquents dans les premières années « nous les toxico, vous les alcoolo » pouvant déclencher des réactions agressives ou d’opposition. Ces manifestations s’estompent avec le temps mais peuvent toujours apparaître. Parfois difficiles à gérer sur le plan institutionnel elles sont, aussi, nous le verrons, fécondes dans le travail thérapeutique. Ces réactions sont d’ailleurs, bien souvent, renforcées par des problèmes liés plus à l’âge, aux différences d’âge, qu’au mésusage de tel ou tel produit. Pour quelques patients toxicomanes, la confrontation à des patients alcooliques a été impossible nous pensons aux patients ayant vécu dans le cadre familial des problèmes d’alcoolisation de l’un des parents et plus précisément à ceux qui ont subi dans l’enfance des violences d’un parent alcoolique. Le repérage de tels problèmes a nécessité l’élaboration de modalités de prise en charge thérapeutique différentes.
- 2 – dans la relation au patient, en particulier dans la phase de sevrage. La période de sevrage des opiacés est sur le plan somatique moins difficile à gérer qu’un sevrage à l’alcool – l’état de manque à l’alcool – un delirium tremens – étant potentiellement à risque mortel. Il existe cependant une différence fondamentale dans la prise en charge au quotidien. L’état de manque à l’alcool est marqué par des signes objectifs (tremblements, sueurs, fièvre…) alors que l’état de manque aux opiacés se caractérise par la place première que prennent les signes subjectifs. L’aspect relationnel est donc au premier plan (encore plus) dans la prise en charge thérapeutique les patients se montrant plus demandeurs d’écoute … et de médicaments tant antalgiques que psychotropes.
Quels intérêts ?
En ce qui concerne les intérêts, nous insisterons sur trois points :
- 1 – pour les patients. L’hospitalisation dans un même lieu, un cadre thérapeutique identique, permet de sortir des caricatures identitaires ou des identités caricaturales (identités prothétiques, pseudo personnalité ou personnalité masque). Pour les patients, la confrontation à d’autres histoires avec d’autres produits, des diversités d’histoires avec des produits divers, à la fois banalise – dans le sens où elle peut apparaître comme une expérience partageable par d’autres et donc expérience humaine – la question de leur dépendance et à la fois la singularise, histoire d’une relation singulière entre un sujet et son (ses) produit(s). Ceci permet aussi de sortir de la question du produit ou en tout cas d’une relation causaliste linéaire de type l’alcool rend alcoolique ou la drogue crée le toxicomane et donc de réintroduire la question du psychisme.
- 2 – le second point concerne les modalités thérapeutiques : Comment les compétences, les savoirs, accumulés par les structures alcoologiques peuvent-ils être transférés dans la prise en charge des patients toxicomanes ? et comment les compétences, les savoirs, accumulés par les structures toxicomanies peuvent ils être transférés dans la prise en charge des patients alcooliques ? Il n’est pas inintéressant, à titre d’exemple, de voir la Société Française d’Alcoologie se poser la question de la réduction des risques pour les patients alcooliques.
- 3 – pour penser la question de la dépendance, des dépendances.
Les discours théoriques autour des différences psychopathologiques.
Si les financements ont été, sont, facteurs de clivage, les discours théoriques n’ont pas réellement favorisé un rapprochement entre les points de vue. Chacun des discours s’est construit en ignorant, en faisant rarement référence aux théorisations effectuées dans le champ voisin entre alcoolisme et toxicomanie. Nous allons donc essayer de faire des ponts en reprenant quelques aspects cliniques et psychopathologiques, voire thérapeutiques – il ne nous sera bien évidemment pas possible de développer chaque point, il s’agira plus de têtes de chapitre.
Reprenons différents points considérés habituellement comme antagoniques (plus ou moins antagoniques) entre alcoolisme et toxicomanie : Personnalité : sur cette question – existe-t-il une personnalité alcoolique et/ou une personnalité toxicomane – nous retrouvons à dire vrai le même débat. Si Gibier parle de pseudo-personnalité, nous nous référons quant à nous à l’étymologie de ce terme. Personnalité vient de persona et selon le GAFFIOT « persona » c’est :
- 1 : masque de l’acteur
- 2 : rôle, caractère (dans une pièce de théâtre)
- 3 : (fig.) rôle, caractère, personnage (tenir un rôle)
- 4 : caractère, individualité, personnalité.
Identité prothétique : dans une première approche nous pourrions penser que cette histoire d’identité se joue différemment chez l’alcoolique et le toxicomane. Un dit « je suis toxico » l’autre dit rarement « je suis alcoolique » et si dans une réunion une personne se lève en disant « je m’appelle Pierre et je suis alcoolique » vous savez très bien qu’il s’agit d’un alcoolique anonyme (c’est d’ailleurs étonnant cette histoire d’anonymat alcooliques anonymes, boulimiques anonymes, hospitalisation sous x, accueil anonyme) nous disions un alcoolique anonyme c’est-à-dire un buveur d’eau. Donc, différence entre l’alcoolique et le toxicomane. Mais cela demande à y voir de plus près. Nous savons en effet que les alcooliques, en tout cas les hommes alcooliques, et ce quelle que soit la structure ou la symptomatologie sous-jacente, préfèrent se faire hospitaliser dans un service d’alcoologie qu’en psychiatrie. Du coup, en faisant ce rapprochement nous nous demandions si cette question de l’identité prothétique se jouait de la même façon chez l’homme et la femme toxicomane, nous avons tendance à penser que non, si la constatation est plutôt non, peut-être que cela nous permet de poursuivre notre élaboration. Autour de cette question du discours du patient dépendant, vous savez qu’il est fréquemment décrit un discours de groupe et en particulier chez l’alcoolique. Nous sommes de plus en plus frappés par ce même type de fonctionnement chez les patients toxicomanes. Discours marqué par le « on », par le « nous ». Discours de groupe effaçant, masquant, le « je », la singularité du sujet.
De même sur la question de la transgression, il a souvent été considéré qu’il y avait une différence fondamentale entre alcoolisme et toxicomanie. Le toxicomane transgresse, l’alcoolique boit « comme tout le monde ». Sans reprendre la question de la transgression, de la pertinence de ce terme et de la question de l’articulation de ce terme transgression et structures diverses, il nous semble qu’il y a bien un malentendu sur l’usage de produits psychoactifs et qu’il est bien évident que si la transgression a à voir avec la Loi, elle n’a pas grand chose, pas tant que çà, à voir avec la loi pénale. Cette question de la transgression est à articuler avec la question de la Loi – se déclinant en règles – familiale. Ce n’est pas l’utilisation de produits illicites – pas uniquement la question de l’illicité – qui fait la transgression. Ceci nous amène à la question de la répétition transgénérationnelle. Simplement à constater, à repérer, non plus un alcoolisme se répétant de père en fils à travers les générations, mais la fréquence (sans doute plus particulièrement dans notre région) d’un répétition d’un alcoolisme à la première génération vers une (poly)toxicomanie à la seconde. Dans notre population étiquetée toxicomane, nous retrouvons 80% d’antécédents familiaux d’alcoolisme ou de rapports problématiques avec l’alcool.
- Sur le plan clinique, nous pourrions évoquer en terme de similitude tant la fréquence des problèmes de sévices sexuels dans l’enfance, « des histoires plus qu’une histoire », la question du symptôme acte – une « a-diction » (pour reprendre le terme utilisé par Nestor Braunstein in « La jouissance, un concept lacanien », la question de la défonce plus que du plaisir – la suspension de la pensée (« comment ne pas penser ? »).
- Sur le plan du fonctionnement psychique, la problématique binaire en tout ou rien, en noir et blanc (black and white de l’alcoolique – high and down du toxico) voire la question du stade du miroir (Olievenstein – miroir brisé, Lasselin – miroir liquide, Maisondieu – miroir fendu).
- Sur le plan thérapeutique, la même question revient qui est celle de l’abstinence. Question radicalement modifiée par non seulement la réalité des polytoxicomanies mais le regard porté sur la pathologie à travers le prisme de l’addiction. Il est bien évident que ici par exemple est à réintroduire la question du tabac puisque plus de 80 % des alcooliques sont tabagiques et que 60 % d’entre eux décéderont d’un problème lié à leur tabagisme.
En conclusion
Des différences aux similitudes
Nous l’avons déjà dit, les évolutions se font devant l’évolution de la clinique, le passage d’une toxicomanie à un produit aux polytoxicomanies. Les centres d’alcoologie et/ou de postcures alcool sont confrontés à l’usage, l’abus, la dépendance à d’autres produits licites (médicaments psychotropes) ou illicites, les centres de soins aux toxicomanes (par exemple centres méthadone) sont confrontés à l’usage abusif d’alcool voire à la dépendance alcoolique. Il est sans doute nécessaire de repérer un autre type d’évolution qui est celle de la clinique du toxicomane : du toxicomane « héroïque » transgressif au discours « antisocial », au toxicomane au discours « je m’intoxique pour être normal ». La question qui se pose apparaît comme étant bien plus celle du rapport au(x) produit(s), de la fonction de celui-ci (de ceux-ci) dans son interaction avec le psychisme du patient plus que le produit lui-même dans son action pharmacologique spécifique.
Évolution des discours officiels
Cette évolution de la clinique s’est traduite dans les différents rapports officiels de ces toutes dernières années : rapport Roques, Rapport Reynaud-Parquet, Plan triennal de la MILDT, et par une incitation au rapprochement des structures. L’évolution des financements est par contre actuellement nettement moins visible – en particulier dans le champ sanitaire. Reste que rapprochement des structures ne doit pas signifier fusion et con-fusion, ne doit pas signifier non-respect de l’histoire et des spécificités de chaque structure.