Le gouvernement français, revenant sur sa décision de juin 2014, intègrera dans le calcul du Produit Intérieur Brut (PIB), le trafic de drogues. Il cède en cela aux exigences de Bruxelles qui demande depuis 2014 d’harmoniser les méthodes de calcul de cet indicateur de la croissance économique.
Pour envisager le sens de ce débat qui peut paraître curieux et surtout quelles conséquences pour la société et pour nous autres intervenant dans le champ des addictions, il faut comprendre ce qu’est le PIB et comment il se construit.
Le Produit Intérieur Brut, structure et évolution
D’une façon basique, on considère que le PIB se calcule ainsi :
PIB = Consommation finale + Investissement + Dépenses Publiques + Exportations – Importations
La comptabilité nationale (INSEE) étudie la création de richesses par l’homme, leur répartition et leur utilisation. Les richesses sont créées lors de la production sous forme de biens et services. Ceux-ci peuvent généralement s’échanger sur un marché, si bien qu’ils possèdent une valeur monétaire. C’est cette valeur monétaire qui permet aux comptables nationaux d’agréger des produits de natures différentes et donc de présenter une image synthétique de l’activité économique.
La comptabilité nationale établit une distinction claire entre les activités qu’elle considère productives, c’est-à-dire créatrices de richesse, et les activités qui se limitent à une simple redistribution de richesses. Elle ne tient pas compte d’une multitude d’activités qu’elle considère, malgré leur utilité sociale incontestable, comme ne relevant pas du champ de l’économie (comme le travail domestique des femmes et des hommes dans leur vie privée).
On peut considérer en gros que les activités productives sont celles qui satisfont à trois critères :
- Elles reposent sur le travail humain ;
- Elles représentent une utilité pour la collectivité considérée dans son ensemble ;
- Elles peuvent être évaluées sur une base monétaire.
Le travail est la base de toute activité économique, l’introduire dans la définition du champ de la comptabilité nationale permet d’exclure des activités productives, d’une part toute création de richesse qui ne peut être attribuée à l’homme, d’autre part l’ensemble des opérations financières. Ainsi, tout ce que la nature produit sans intervention humaine, par exemple les poissons de la mer, n’entre pas dans le champ des activités productives, contrairement à la pisciculture. De même, dans le domaine financier, un prêt n’est pas considéré comme une activité productive même s’il est utile aussi bien pour le prêteur que pour l’emprunteur.
Le point de vue de la comptabilité nationale est d’abord celui de la macroéconomie, c’est-à-dire un point de vue global. Ainsi, pour être prise en compte en comptabilité nationale, la richesse doit correspondre à une utilité sociale pour la société prise dans son ensemble et non à une utilité pour quelques-uns qui serait annulée par une nuisance pour d’autres.
La comptabilité nationale doit pouvoir décrire toutes les économies, y compris celles où le marché apparaît secondaire face au secteur public ou au secteur informel.
Ainsi, le vol n’est pas considéré comme une activité productive car il se fait au détriment de la personne volée. En revanche, les activités illégales comme le trafic de drogues ou la prostitution peuvent être intégrées dans le champ de la production car considérées comme réalisées sur une base volontaire, si bien qu’elles peuvent être effectivement évaluées par les comptables nationaux malgré les difficultés pratiques évidentes liées à l’absence de sources fiables.
Dans quel but ?
Le PIB figure parmi les principaux indicateurs permettant de mesurer la croissance économique. Il constitue une base de comparaison « universellement » organisée et la méthodologie mise en œuvre pour le calculer fournit de nombreuses informations (consommations intermédiaires, impôts, salaires, épargne brute, etc.). Afin de pouvoir analyser l’ensemble des économies nationales, les comparer et organiser le marché international, un Système de comptabilité nationale (SCN) a été mis en place, défini par les Nations-Unies en 1953. Son guide méthodologique et sa structure (un pavé de 600 pages) est réactualisé tous les 15 ans, sa dernière version adoptée par l’ONU est le SCN 2008, résultant d’un travail mené principalement par les services des USA depuis 2004-2005.
L’Europe a transposé cette dernière en 2010 dans le Système européen de comptabilité nationale (SEC), qui devait entrer en vigueur dans tous les Etats de l’UE en 2014. EUROSTAT, l’équivalent de l’INSEE, est chargé de vérifier les comptes nationaux des états et de veiller à la bonne mise en œuvre du SEC. Des inspecteurs européens d’EUROSTAT sont en charge de vérifier la bonne exécution du calcul du PIB et ont compétence pour adresser des « observations » qui, si elles ne sont pas prises en compte, permettent à l’UE de faire payer des pénalités aux états.
En effet, la détermination de ce PIB sert de base à différentes contributions internationales dont, pour l’Europe celle des Etats au fonctionnement de l’UE, ce qui rend sensible pour Bruxelles la fiabilité et l’harmonisation des indicateurs qui servent à construire le PIB des Etats.
Les premières projections de l’évolution des PIB des Etats de la planète à l’aube du XXIème ont permis d’anticiper la forte évolution de la Chine qui passera devant les Etats Unis à l’horizon 2025. Les USA ont donc, dans la dernière version du SCN de 2008, demandé et obtenu l’introduction de nouveaux éléments dans le calcul du PIB, parmi les plus importants, la vente d’armes lourdes, l’intégration dans les investissements des dépenses de Recherche et Développement, mais également les retombées économiques du trafic de drogues et de la prostitution. En effet le chapitre 3.96 du SCN précise « Les actions illégales qui correspondent aux caractéristiques des transactions (notamment un accord mutuel entre les parties) sont traitées de la même manière que les actions légales. La production ou la consommation de certains biens ou services, tels que les stupéfiants, peut être illégale, mais les transactions commerciales de ces biens et services doivent être enregistrées dans les comptes ».
Ces changements méthodologiques permettaient aux USA de conserver encore de l’avance sur les Chinois, d’autant que tous ces changements, afin de conserver la comparabilité des PIB d’une année sur l’autre, sont rétroactifs sur les exercices antérieurs obligeant les comptables nationaux à reprendre toutes leurs données des années antérieures. Si la conséquence pour l’Europe n’a pas été sensible, la situation des pays européens a changé, notamment pour la Grande Bretagne qui est passé en 5ème position des PIB devant la France, principalement du fait de l’intégration de la R et D et des droits sur la propriété intellectuelle (rôle important de la BBC dans la production culturelle), entraînant ipso facto une très forte augmentation de sa contribution au budget de l’UE, contribuant ainsi au désir de certains britanniques de sortir de l’UE.
Place dans le PIB de l’économie… souterraine
Mais comment mesurer les activités illégales ? Jusqu’où faut-il les intégrer dans le calcul du PIB ? A quel « prix de marché » les intégrer ?
Jusqu’à présent, la France estimait que certaines activités illégales ne relevaient pas d’activités « librement consenties » (prostitution forcée, dépendance à la drogue), et donc ne devaient pas être intégrées dans le PIB, à l’exception des activités de type « Escort girl » qui ont été intégrées dans la comptabilité nationale. Exit donc pour le PIB la part de la prostitution de rue car principalement fondée sur les réseaux mafieux (quid de la prostitution sur internet qui se développe considérablement ?), restait donc à intégrer le trafic de stupéfiants.
Notre pratique clinique nous permet de connaitre de l’intérieur la vie de certains quartiers populaires par la proximité que nous avons avec nos patients et leurs familles.
Elle nous permet également de connaître au plus près la réalité de l’économie souterraine et ses effets sur la société. Nous pouvons constater que le trafic permet de « structurer » et « faire vivre » un très grand nombre de personnes. Comme le lierre ronge par ses racines les façades de vieilles bâtisses mais leur assure une cohésion qui leur permet de rester debout, l’économie souterraine gangrène la vie de ces quartiers mais demeure une réalité économique pour la plupart des habitants.
L’INSEE a annoncé en février dernier qu’elle le ferait pour le prochain PIB en mai (2018).
La méthodologie retenue s’appuie sur la valeur du produit vendu dans la rue, multiplié par la quantité consommée. Toutes ces données sont principalement issues des travaux des chercheurs de l’OFDT et de l’INHESJ (Institut National des Hautes Etudes de la Sécurité et de la Justice). Un ouvrage de référence a été publié par la MILDECA (« L’argent de la drogue en France : estimation des marchés de drogues illicites en France ») en 2016 mais avec des données datant pour l’essentiel de 2010. Les auteurs reconnaissent aisément qu’il ne s’agit là que d’une « approche exploratoire » d’une « estimation des chiffres d’affaires » en « déconstruisant le fonctionnement des organisations de trafic afin d’obtenir les principaux coûts que doivent prendre en charge les trafiquants ».
Les auteurs du rapport sont plutôt mesurés sur le rôle que l’INSEE entend donner à leurs travaux car « rien que sur la consommation de cannabis, qui pèse près de 50 % du marché des drogues (suivi par la cocaïne avec 39 %), elle a fortement augmenté depuis 2010. Sur la seule période 2005 à 2010, ce marché a augmenté de 30 %, qu’en est-il depuis 2010 ? »
« En 2016, l’expérimentation du cannabis concerne 42 % des adultes de 18 à 64 ans. La consommation dans l’année s’élève à 11 % (15 % pour les hommes et 7 % pour les femmes), cette proportion s’avérant stable par rapport à 2014. L’usage régulier estimé en 2014 concernait 3 % de la population », détaille l’OFDT dans sa dernière étude « Drogues, Chiffres clés« , publiée en 2017.
La consommation semble rester stable mais les prix flambent. Un autre rapport de 2016 de l’Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants (OCRTIS), confirme la tendance. D’après ce service de police spécialisé dans les stups, on y apprend que le gramme d’herbe était vendu « 5,50 € en 2006, 6,50 € en 2007, 7,50 € en 2011, 8,50 € en 2013 ». Le « chiffre d’affaires » du marché est donc largement orienté à la hausse et dépasserait les « 2 à 3 milliards d’euros » aujourd’hui intégrés par l’Insee dans les comptes nationaux.
Au total, avec la non intégration des revenus du commerce de sexe clandestin et la seule intégration des revenus du trafic des stupéfiants sur la base des données de 2010, c’est une augmentation de l’ordre de 0,1 % du PIB que propose l’INSEE. Cela n’aura donc pas d’impact significatif. On reste ainsi assez loin de ce que pèse l’activité dissimulée, c’est-à-dire l’ensemble des activités légales, mais non déclarées, dont le poids sur l’économie française « oscille entre 3 et 4 % du PIB ». Soit entre 60 et 80 milliards d’euros.
Conséquences possibles
Ces données évolueront obligatoirement du fait d’une approche plus fine qui accompagnera cette intégration dans le PIB.
Si le poids économique apparaît au premier abord très limité, son impact sociétal risque d’être beaucoup plus important.
Il est une réalité constatée par tous les statisticiens : le seul fait de mesurer quelque chose entraine une modification de l’indicateur observé. Un peu comme en physique quantique, « plus l’intensité d’observation est grande, plus l’influence de l’observateur sur ce qui se produit est importante ».
Lorsque les Etats Unis décidèrent d’intégrer le trafic de stupéfiants dans le PIB, il s’en est suivi une évolution des législations des Etats vis-à-vis du plus important produit : le cannabis.
Si au niveau fédéral, l’usage, la vente, la possession, la culture ou le transport de cannabis sont illégaux, chaque état peut à son niveau légiférer sur la dépénalisation de la marijuana pour un usage récréatif ou médical, et si un système de réglementation était mis en place.
Nous assistons ainsi depuis ces 15 dernières années à une évolution considérable vis-à-vis du cannabis, de la législation des 50 états des USA avec 9 états qui l’ont légalisé, 10 qui l’ont dépénalisé et 14 qui l’ont légalisé pour un usage thérapeutique. C’est la période au cours de laquelle le travail sur l’évolution du SCN et l’adoption des mesures d’inclusion du trafic de stupéfiants dans le PIB ont eu lieu.
Ainsi l’intégration du trafic de stupéfiants, plus particulièrement du cannabis qui en représente la moitié, n’apportera pas dans l’immédiat une visibilité économique déterminante à travers le PIB, il est très probable qu’il représente la première étape d’un changement de regard de la société française et de nos élu-e-s et dirigeant-e-s sur la relation pour le moins au cannabis.
Note de la Rédaction
Afin de donner suite aux propos de notre ami Richard, nous reproduisons ici une ‘news’ publiée sur le site de « Libération » le 5 juin 2018.
L’institut statistique estime que l’apport du trafic de stupéfiants au PIB est de 2,7 milliards d’euros en 2017. Soit 0,12 % de la richesse nationale produite.
L’Insee a effectivement intégré les activités liées à la drogue (production, vente, consommation) dans le calcul du PIB 2017. Ce choix répond au souhait de s’aligner sur les pratiques la pratique des autres pays européens.
Selon l’institut statistique, l’impact sur le PIB de la prise en compte du trafic de stupéfiants s’élève à 2,7 milliards d’euros en 2017 (0,12 % de la richesse nationale produite). Il s’agit du total de la consommation de drogue (3,1 milliards d’euros) minoré des importations (400 millions d’euros).
Comment l’Insee a calculé?
La base de ce chiffre est le rapport 2016 « L’argent de la drogue en France » publié par la Mission Interministérielle de Lutte contre les Drogues et les Conduites Addictives (MILDECA) et l’INHESJ (Institut National des Hautes Etudes de la Sécurité et de la Justice). Lui-même est basé sur les résultats d’enquêtes auprès des ménages (proportion de consommateurs, fréquence et intensité de la consommation) et des estimations sur le prix médian de vente au détail des stupéfiants.
En s’appuyant sur les données de ce rapport, qui sont celles de l’année 2010, l’INSEE a d’abord évalué l’apport de chaque drogue au PIB, en additionnant les marges du commerce (qui vont dans la poche des revendeurs), les marges du transport (qui vont dans la poche des transporteurs) et l’autoproduction (dans le cas du cannabis seulement).
Ainsi, pour le cannabis, l’impact global sur le PIB était estimé en 2010 à 1 milliard d’euros. Pour la cocaïne, il est de 800 millions, et 0,2 Md€ pour les autres drogues.
Ces montants, calculés sur des données de 2010, ont ensuite été « vieillis », en prenant en compte divers effets, comme l’évolution des quantités, de la qualité et du prix des drogues consommées, les habitudes de consommation.
C’est ainsi que l’INSEE arrive à quelques 2,7 milliards.