La dépendance aux opiacés (héroïne principalement) est toujours la première cause de décès par utilisation de drogues illicites. Néanmoins, l’introduction en France des traitements de substitution dans le milieu des années 90 a permis de réduire considérablement la morbi-mortalité due à la consommation d’héroïne.
Il n’existe que deux traitements de substitution utilisés en France dans le cadre d’une AMM (Autorisation de Mise sur le Marché) : la buprénorphine haut dosage – Subutex® et ses génériques – et la méthadone.
Alors que dans notre pays la buprénorphine haut dosage est majoritairement prescrite (3 patients sur 4), la situation est inversée dans le reste du monde où la méthadone est largement majoritaire, exceptions faites de la Finlande et de la République Tchèque.
Cependant, on note depuis quelques années une augmentation des patients substitués par la méthadone en France.
En effet, le rapport 1 pour 10 (1 patient sous méthadone pour 10 patients sous buprénorphine) en 2000 est devenu 1 pour 3 en 2011 et le nombre de patients traités est passé de 10 000 à 45 000 sur la décennie passée.
Spécificités pharmacologiques de la méthadone qui pourraient expliquer son intérêt thérapeutique
1) Propriétés pharmacodynamiques
Le récepteur opioïde mu (MOR, cible de la morphine – métabolite actif de l’héroïne – et des traitements de substitution) est un récepteur à sept domaines transmembranaires couplé aux protéines G (RCPG), notamment couplés aux protéines Gi/o. L’activation de ce récepteur va moduler différents effecteurs intracellulaires comme l’adénylate cyclase ou les canaux ioniques et conduire in fine à une diminution de l’activité neuronale. Une fois activés par leurs agonistes les RCPG vont être phosphorylés par des kinases spécifiques des RCPG (GRK), ce qui va permettre la fixation d’une protéine, la beta-arrestine. La beta-arrestine va provoquer un découplage fonctionnel entre le récepteur et les protéines G, conduisant ainsi à une désensibilisation, qui est la diminution de réponse du récepteur suite à sa stimulation prolongée. Cette protéine va également permettre une internalisation du récepteur qui va ensuite être recyclé dans un état actif (resensibilisation) ou dégradé.
Dans ce cas, la diminution du nombre de récepteurs (ou « downregulation ») contribue à la désensibilisation (Marie et al., 2006) (Fig. 1).

Figure 1 : Régulation des récepteurs couplés aux protéines G. La fixation de l’agoniste sur son récepteur entraîne un changement de conformation qui permet l’activation des protéines G qui vont aller moduler différents effecteurs intracellulaires (étape 1). Le récepteur activé par son agoniste est ensuite phosphorylé par une GRK et devient substrat pour la β-arrestine. La fixation de cette protéine au récepteur va non seulement provoquer un découplage fonctionnel récepteur/protéine G permettant la désensibilisation (étape 2), mais aussi l’internalisation du récepteur (étape 3). Une fois internalisé, les récepteurs sont, soit dirigés dans les lysosomes où ils seront dégradés (étape 4a), soit dirigés dans les endosomes pour y être déphosphorylés puis recyclés dans un état actif à la membrane plasmique (étape 4b).
Même si la méthadone est, comme la morphine, un agoniste du MOR, elle diffère de cette dernière en de nombreux points. En effet, la méthadone possède une meilleure affinité que la morphine pour ce récepteur (Raynor et al., 1994). Ces deux molécules se fixent sur des sites différents du récepteur (Bot et al., 1998) et induisent des cascades de signalisation intracellulaire différentes comme par exemple l’activation d’isoformes différents des protéines G (Saidak et al., 2006).
Lors d’une utilisation prolongée d’opiacés, il se développe un phénomène de tolérance se caractérisant par l’obligation d’augmenter les doses pour obtenir le même effet pharmacologique. Comme la désensibilisation et la tolérance sont des diminutions de réponse après stimulation prolongée, il est tentant de faire le lien entre ces deux phénomènes. Chez des rats rendus tolérants à la morphine, une désensibilisation des récepteurs µ (mesurée sur l’adénylate cyclase) dans des régions cérébrales telles que le thalamus et la substance grise périaqueducale (deux structures connues pour jouer un rôle clé dans le contrôle des messages douloureux) a pu être démontrée (Noble and Cox, 1996).
Plus récemment, Bohn et collaborateurs ont pu montrer une absence de tolérance aux effets analgésiques de la morphine ainsi qu’une absence de désensibilisation (mesurée par le couplage du récepteur aux protéines G) des récepteurs opioïdes µ chez des souris invalidées pour le gène codant pour la β-arrestine-2 (Bohn et al., 2000).
La désensibilisation des récepteurs n’est cependant pas le seul mécanisme expliquant la tolérance ; comment expliquer que la morphine, qui induit une faible désensibilisation des récepteurs µ (Whistler et al., 1999), provoque une forte tolérance ?
L’équipe de Whistler a proposé de résoudre ce paradoxe en posant l’hypothèse que ce serait l’incapacité de la morphine à internaliser le récepteur µ (Martini and Whistler, 2007) qui serait à l’origine de cette tolérance. Dans ce cas, la présence à la membrane plasmique d’un récepteur µ constamment activé pourrait induire des mécanismes de compensation tels que la superactivation de l’adénylate cyclase ou le recrutement de systèmes opposants comme l’activation des récepteurs glutamatergiques de type NMDA (He and Whistler, 2005).
Une stratégie permettant de mettre fin à cette stimulation excessive, en internalisant le récepteur, pourrait réduire la tolérance. Ces auteurs ont pu vérifier cette hypothèse en co-injectant avec la morphine, des agonistes capables d’internaliser le récepteur µ comme la méthadone. Dans ce cas, la co-injection de morphine avec de la méthadone réduit la tolérance aux effets analgésiques de la morphine ainsi que la superactivation de l’adénylate cyclase (Finn and Whistler, 2001) chez le rat.
Cette co-administration d’opiacés diminue également les signes physiques d’un sevrage provoqué par l’injection d’un antagoniste opioïde (He and Whistler, 2005) démontrant que les mécanismes à l’origine de la tolérance et de la dépendance aux opiacés sont en partie communs.
En plus d’être un agoniste du récepteur mu, la méthadone a été décrite comme antagoniste des récepteurs glutamatergiques de type NMDA (Gorman et al., 1997), des récepteurs nicotiniques α3β4 (Xiao et al., 2001) et de canaux potassiques (Matsui and Williams, 2010).
Néanmoins, l’action sur ces différentes cibles n’a été décrite qu’in vitro et, in vivo, il est peu probable que ces effets contribuent à l’action de la méthadone. En effet l’affinité de la méthadone pour ces différentes cibles (Ki > 1 µM) ne semble pas compatible avec une concentration de méthadone dans le LCR, inférieure au µM (Kreek, 2000).
Ces données montrent que la morphine et la méthadone peuvent réguler de manière différente le récepteur µ. Ceci aurait pour conséquence d’induire des neuroadaptations différentes en fonction de l’agoniste, qui pourraient expliquer les différences mesurées dans certains comportements chez l’animal (Taracha et al., 2008).
En revanche, chez l’homme, il est difficile de mettre en évidence des différences dans les effets pharmacologiques de la méthadone ou de la morphine en raison de nombreux facteurs comme par exemple les comédications et les poly-consommations de drogues.
Néanmoins, certains cliniciens notent qu’ils ne leur arrivent jamais d’être en situation d’augmenter les posologies de méthadone au cours des suivis à long terme de leurs patients (sauf situation exceptionnelle et interactions médicamenteuses), ce qui pourrait traduire une relative absence de phénomène de tolérance. A contrario, dans les expériences passées et hors-AMM de substitution opiacée avec la morphine (Moscontin® et Skénan®), il n’était pas rare d’être confronté à une inflation de la posologie nécessaire à une substitution opiacée efficace.
Ce ne sont que des observations de cliniciens, certainement influencées par des contextes d’usage et de prescription, mais qui mériteraient d’être elles aussi investiguées.
2) Propriétés pharmacocinétiques
Les consommateurs d’opiacés, mais aussi d’autres drogues, recherchent un effet de bien-être et d’euphorie important et rapide qui va être procuré par des produits ayant un pic plasmatique important et une demi-vie courte.
Parmi les opiacés, l’effet renforçant est ainsi maximal pour l’héroïne intraveineuse (voie privilégiée par les usagers de ce produit, même si la pratique de l’injection semble reculer au profit du sniff et de l’inhalation), dont l’administration en bolus et la pénétration cérébrale rapide occasionnent un «flash» intense.
La morphine injectée (faible passage de la barrière hématoencéphalique) ou l’héroïne en « sniff » ont par contre un effet de pic moins important. Il faut donc qu’un traitement de substitution ait des propriétés pharmacocinétiques qui ne reproduisent pas l’effet de l’héroïne par voie intraveineuse, en donnant toutefois aux usagers demandeurs d’un traitement une sensation opiacée perceptible objectivement.
C’est le cas de la méthadone par voie orale, qui possède un faible pic plasmatique (Eap et al., 2002), ce qui en fait une molécule faiblement euphorisante contrairement à l’héroïne. De plus la méthadone possède une demi-vie d’élimination longue de l’ordre de 22 heures (Eap et al., 2002) permettant une imprégnation continue et réduisant ainsi le « craving » (envie irrépressible) pour d’autres opiacés pendant au moins 24 heures.
Ceci permet une observance du traitement plus facile, puisqu’une seule prise journalière est nécessaire, pour la plupart des patients. Une partie d’entre eux, les métaboliseurs rapides, peuvent recourir à une bi-prise afin d’obtenir des concentrations plasmatiques plus stables sur 24 heures (Adinoff, 2007) comme on peut le voir sur la figure 2.

Figure 2 : La courbe bleue correspond à la variation cinétique pour 24 heures pour un patient métaboliseur rapide. Le pic est élevé, avec des signes de surdosage possibles (sédation, confusion), pour une durée d’action inférieure à 24 heures et des signes de manque qui apparaissent avant la prise suivante. La bi-prise (courbe rouge) permet d’éviter un pic plasmatique trop élevé et de maintenir sur les 24 heures le taux sanguin de méthadone dans la fourchette thérapeutique (400 à 600 ng/ml), sans l’apparition de signes de manque. Elle permet de limiter un effet pic-vallée trop important.
Quelles peuvent être les contraintes à l’utilisation de la méthadone ?
La biodisponibilité orale de la méthadone est bonne, mais très variable d’un individu à un autre, puisqu’elle peut être comprise entre 40 et 95% (Eap et al., 2002). Ainsi après l’administration de doses identiques, les concentrations sanguines en méthadone seront différentes selon l’individu. Cette variation doit être gardée à l’esprit lors du choix de la dose initiale de méthadone, ainsi que dans la mise en place de la dose optimale pour le traitement de maintenance.
Différents facteurs peuvent être à l’origine de la grande variabilité dans les posologies de méthadone. Tout d’abord, la méthadone est majoritairement métabolisée par le cytochrome P450 3A4 (CYP3A4) (Foster et al., 1999) qui est peu spécifique et prend en charge de nombreux xénobiotiques expliquant les nombreuses interactions médicamenteuses entre la méthadone et d’autres traitements (Armstrong et al., 2009).
De plus, une étude récente a montré que des variations de posologies journalières de 30 à 280 mg/jour étaient associées à la présence de certains polymorphismes d’une pompe d’efflux (ABCB1) qui joue un rôle dans la distribution cérébrale et l’élimination de la méthadone (Levran et al., 2008). Il pourrait donc être intéressant de rechercher la présence de polymorphismes de certains gènes susceptibles de modifier fortement le métabolisme et/ou la distribution de la méthadone et ainsi d’adapter rapidement la posologie.
Il est évident que la méthadone présente un bon rapport bénéfice/risque en début de traitement avec probablement la nécessité d’une durée minimum de traitement ; une étude réalisée par Kritz et al., 2009, a montré un effet statistiquement significatif de la durée de traitement (p <0,001) et de la posologie de méthadone (p <0,05) en termes d’impact sur les consommations d’opiacés illicites.
On peut néanmoins légitimement s’interroger sur la nécessité de poursuivre ce traitement pendant plusieurs années, comme le font les usagers eux-mêmes et les soignants qui les accompagnent.
En effet, il est important de garder à l’esprit que la méthadone est un agoniste opioïde et on est en droit de se poser la question des neuroadaptations qui peuvent apparaître au long cours sachant que les patients vont recevoir ce traitement pendant des années et souvent à des posologies assez fortes.
Peu d’études s’intéressent au devenir des patients traités au long cours puis ayant arrêté le traitement. Celles qui existent semblent montrer une surmortalité dans les semaines qui suivent l’arrêt du traitement chez ceux qui ont re-consommé des opiacés, probablement liée à une perte de tolérance (Strang et al. 2003 et 2010, résumées dans les Flyer 16 et 42).
L’arrêt du traitement, s’il est souhaité par le patient, doit donc être entrepris dans des conditions de sécurité (continuité du suivi après le sevrage définitif) et pour des patients remplissant des conditions probables de réussite en termes d’abstinence (ré-insertion, prise en soin des comorbidités psychiatriques, traitement des infections virales…).
Des études cliniques et précliniques rigoureuses devraient aider à répondre à cette question essentielle qui est la durée optimum du traitement pour maintenir la balance bénéfice/risque la plus favorable.
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