Depuis quelques années maintenant, le concept de RdR&D s’est exporté du champ des drogues illicites vers celui des addictions en général, alcool inclus. Pour autant, cette transposition s’est faite en pratique, nous semble-t-il, en occultant quelques préceptes fondamentaux de la RdR, telle qu’elle a été imaginée dans les années 80, depuis les pays anglo-saxons, à destination des usagers de drogues illicites.
En l’occurrence, l’abstinence ne devait pas être une proposition pour tous (même si la possibilité pour certains n’était pas exclue), ni même la réduction de la consommation, concept lui-aussi émergent pour les patients avec un trouble lié à l’usage d’alcool.
La priorité était avant tout de limiter les risques, notamment lors des injections d’opioïdes, et l’idée générale était de rendre ‘sécures’ les injections, fussent-elles pluriquotidiennes, en fournissant le matériel stérile nécessaire à l’usager. La demande d’abstinence, ni même de réduction de la consommation, n’étaient pas un préalable à la remise du matériel stérile, quelle qu’en soit la quantité. C’est encore ainsi que cela se passe dans la majorité des CAARUD (et des CSAPA). La priorité de la RdR&D doit se concentrer sur ses objectifs initiaux : permettre un contact des usagers-patients avec des soignants, sans jugement sur leurs consommations, réduire les risques et les dommages en lien avec les consommations et, autant que possible, améliorer la qualité de vie des usagers, y compris ceux qui ne modifient pas leurs consommations à risque.
Le focus sur les risques réels liés à l’alcool, substance plus toxique que l’héroïne, notamment lors de la mise sur le marché de médicaments permettant d’aider à la réduction de la consommation (nalméfène, baclofène) a produit un syllogisme : la consommation d’alcool est à risque, réduire la consommation réduit les risques, donc la réduction de la consommation est une stratégie de RdR&D.
Si rien n’est faux dans ce syllogisme, il serait extrêmement sommaire de résumer une approche de réduction des risques à la réduction de la consommation. D’autres possibilités existent, notamment pour ceux chez lesquels l’objectif de réduction de la consommation ou d’abstinence n’est tout simplement pas atteignable.
Mais, il est vrai que ces usagers d’alcool, nombreux, ne sont pas vus dans les consultations de médecine ou d’addictologie qui reçoivent plus volontiers des patients en demande de soins et de réduction, contrôle de leurs consommations, voire d’abstinence.
C’est dans cet esprit, et suite à nos échanges avec Matthieu FIEULAINE du Collectif Modus Bibendi, que nous vous proposons cette lecture critique du Dry January ainsi que la charte exposant les principes et objectifs de la RDR Alcool, élaborée par ce même collectif.
Créé en 2017, Modus Bibendi réunit des personnes engagées dans la promotion et la mise en œuvre d’une même idée de la RDR Alcool. Issus d’horizons différents et avec des compétences diverses (médecine, travail social, droit, recherche, journalisme, sciences humaines, etc.), ses membres plaident pour un meilleur accompagnement des personnes en difficulté avec l’alcool, pour la fin des atteintes aux droits, aux soins et à la dignité dont elles sont trop souvent victimes, et pour la pleine reconnaissance de leurs choix, de leurs compétences et de leur autonomie.
Ici, le collectif propose un retour critique sur le Dry January et interroge l’absence de place dans une telle opération, pour celles et ceux qui ne peuvent ou ne veulent pratiquer cette abstention mensuelle.
Dry January : Retour sur une opération pavée de bonnes intentions – Une lecture critique par les acteurs et actrices de la RDR Alcool – Collectif Modus Bibendi
Autant commencer par cette clarification : Modus Bibendi n’a évidemment rien contre l’idée de proposer une pause dans les consommations d’alcool, ni contre les choix individuels, libres et éclairés, d’une abstinence passagère ou définitive.
Pour autant, l’initiative dite « Dry January » (prudemment appelée en français « Le Défi de Janvier » pour éviter la traduction littérale « Janvier Sec ») et la forme prise par sa campagne promotionnelle ont interpellé les acteurs de la RDR Alcool que nous sommes.
Disons-le tout net : valoriser les bénéfices d’une abstention mensuelle, en postulant qu’elle constitue le seul moyen de s’interroger sur ses consommations voire de prendre conscience de ses (mauvaises bien sûr) habitudes, est dans la lignée de tout ce que nous contestons. À savoir : l’injonction à l’arrêt comme seule voie de sortie lorsque l’alcool pose problème, l’abstinence, fusse-t-elle temporaire, comme traitement inévitable des effets négatifs d’un usage.
Cette campagne contrevient aux principes de la RDR : arrêtons de poser l’arrêt comme condition préalable nécessaire à la réorganisation de ses usages pour moins en souffrir. Arrêtons de considérer qu’il est nécessaire de cesser une pratique pour penser ses pratiques.
Nous, qui dans nos activités professionnelles et dans nos engagements, sommes confrontés au quotidien à la souffrance de personnes en difficulté avec leurs consommations, et à qui l’on impose par tous les moyens le devoir d’abstinence ou de tempérance, nous ne pouvons que nous inquiéter des orientations de telles campagnes. Malgré leur ton « cool », elles viennent encore renforcer la stigmatisation de celles et ceux qui ne peuvent ou ne veulent répondre à l’impératif « Boire moins, c’est mieux ». Et voici que, par cette initiative, le mois de janvier aura été, pour certains et certaines, la triste occasion de subir de leur entourage encore un peu plus reproches et stigmatisation :
« Si tu n’en es pas capable, essaie au moins une semaine ! »
« Si tu peux pas arrêter, c’est que tu es alcoolique !!! »
« Si tu ne le fais pas pour toi, fais-le pour les autres ! »
Certains arguments discutables, utilisés en faveur du zéro alcool de janvier sur un mode « pensée positive » (« Madame, sans alcool vous aurez un meilleur teint et une plus belle peau puis vous économiserez de l’argent pour faire les soldes» , « Monsieur, vous serez plus performant et efficace ») (1) semblent dire combien la non-consommation est une panacée (on vit mieux, on dort mieux, on rigole plus, on prend mieux soin de soi, etc.), et donc combien il faut être dénué de bon sens pour continuer à boire (puisque donc on dort mal, on n’a pas d’énergie, on a une sale peau, etc.).
Nous connaissons les souffrances endurées par les personnes ayant des consommations importantes, lorsqu’elles se voient contraintes à ne plus boire. La campagne Dry January, avec sa promotion d’un moi(s) « sobre », choisit de toute évidence de ne pas s’adresser à elles.
C’est ce qui pose ici question : ladite campagne est principalement portée par des intervenants de l’addictologie, dont la mission est justement de venir en aide aux personnes en souffrance avec leurs consommations, alors que dans son contenu, aucun message n’est adressé à ces dernières pour les soutenir dans leur impossibilité d’y participer.
Car ce n’est en fait, qu’aux personnes sans véritable difficulté avec leurs consommations d’alcool que cette campagne s’adresse : à celles et ceux qui boivent de temps en temps, modérément, toutes celles et ceux que la perspective de se passer de boire pendant plusieurs jours ne met pas en difficulté. Les supports et conseils quotidiens produits par la campagne ne laissent d’ailleurs aucune place à l’échec : pas un mot pour aider et soutenir celui ou celle qui ne tient pas le défi ou qui interrompt l’expérience.
Cette campagne « Dry January » ignore une population trop souvent oubliée : les 3 à 5 millions de personnes exposées aux effets négatifs de leurs usages, celles qui ne peuvent suspendre leur consommation parce que l’alcool et ses effets assurent des fonctions, des bénéfices, des aides à la vie ou à la survie, une diminution de souffrances de tous ordres dont la moindre n’est pas le manque.
C’est à elles que l’un des supports de la campagne vient affirmer : « Un mois sans boire, c’est pas la mer à boire ! »
N’oublions pas que si les gens consomment, c’est parce qu’ils ont des raisons de le faire.
Lorsque l’on délivre un message en Santé Publique, soyons également attentifs à ne laisser personne au bord de la route, particulièrement celles et ceux pour qui les recommandations ne sont pas applicables et qui sont le plus susceptibles de solliciter notre soutien.
Nous proposerons, dans un prochain numéro du Flyer, une présentation par Modus Bibendi des fondements éthiques, des principes de base et des applications pratiques d’une approche de Réduction des Risques des usages d’alcool.
Contact : Matthieu FIEULAINE, coordonnateur du Collectif Modus Bibendi, contact@modus-bibendi.org
NDLR : Vous pouvez prendre connaissance de la charte de la RDR Alcool proposée par le Collectif Modus Bibendi à la suite de cet article. Si vous vous retrouvez dans les valeurs et principes qu’elle énonce, vous pouvez la signer et la retourner par mail à l’adresse ci-dessus.
(1) Citations trouvées sur des comptes de réseaux sociaux, animant ou relayant la campagne Dry January.
Charte de la Réduction des Risques Alcool
Considérant la réalité des consommations d’alcool autorisées voire valorisées par nos sociétés, ainsi que leurs conséquences sur la santé et la vie sociale des personnes et des populations,
Considérant le droit de toute personne à définir pour elle-même ses besoins et ses souhaits en matière de qualité de vie et de santé,
Considérant que nul ne peut se voir privé d’une aide ou d’un soin en raison de ses choix de mode de vie et de consommations, sa situation sociale, administrative, financière, sa culture ou sa religion,
Qu’a contrario, nul ne peut se voir imposer par la contrainte, hors du strict cadre de la loi, aucune forme de soin, d’aide et d’accompagnement qu’il n’aurait pas choisie,
Considérant qu’une relation d’aide et de soin ne saurait constituer un droit ni un pouvoir à décider à la place des personnes qui en bénéficient,
Que toute entrave à ces principes produit de la maltraitance, car elle constitue une atteinte à la liberté des personnes qui en sont victimes ainsi qu’à leur dignité entendue comme capacité à décider pour soi.
Considérant la liberté de chacune et chacun à consommer ou non les boissons alcoolisées de son choix, dans le respect de la liberté et de l’intégrité d’autrui,
Considérant enfin que chaque usage est singulier, qu’il s’inscrit dans une logique qui remplit des fonctions et qui escompte des bénéfices et qu’il n’existe donc pas de « bonnes » ou de « mauvaises » manières de boire,
Nous dénonçons :
- Toute discrimination, exclusion ou déni de droit au prétexte de consommations d’alcool, toute attitude qui génère ou aggrave les effets négatifs des consommations d’alcool : stigmatisation, culpabilisation, refus de soins, refus d’hébergement, injonction, chantage, non-accès aux services…
- Tout rapport de domination, tout discours, toute norme ou pratique obligeant la personne à dissimuler ses consommations ou ses difficultés et de ce fait, à se priver de l’aide et du soin auxquels elle pourrait prétendre.
- Toute entrave au pouvoir de décision des personnes en difficulté avec leur consommation d’alcool.
Nous considérons pour toute personne, en difficulté (ou non) avec ses consommations (ou avec celles d’autrui) :
- qu’elle doit pouvoir bénéficier d’une information objective, complète, pertinente et personnalisée au regard de ses pratiques de consommation,
- qu’elle doit pouvoir accéder, lorsqu’elle le souhaite, à un accompagnement à la Réduction des risques et dommages liés à ses consommations, aussi bien dans le maintien, dans la régulation, dans la diminution, ou bien dans l’arrêt de ses consommations, sans exclure aucune de ces quatre propositions,
- que le choix parmi ces propositions non hiérarchisables n’appartient qu’à elle, et qu’il doit être rigoureusement éclairé.
Nous définissons ainsi les principes de la Réduction des Risques Alcool :
- La Réduction des Risques Alcool se fonde en premier lieu sur le choix, les compétences, l’expérience et l’expertise de la personne usagère,
- Elle s’attache à sécuriser les consommations sans contraindre au changement,
- Elle soutient les personnes dans la recherche et la préservation de leur « zone de confort » en accompagnant leurs parcours d’usage, avec pour objectif premier d’agir positivement sur leur qualité de vie,
- Elle œuvre à la juste évaluation des bénéfices, risques et dommages associés à leurs pratiques de consommations, en priorisant les risques et dommages qu’il convient de réduire ou prévenir, y compris en préservant les bénéfices dont la personne ne saurait se priver,
- La Réduction des Risques alcool n’est ni quantification ni tolérance des consommations. Elle ne peut être réduite à la «Réduction des consommations d’alcool »,
- Elle s’adresse à toute personne dont la vie est impactée par l’alcool, à tous les types d’usage et à tous les âges de la vie. Elle ne saurait être une option par défaut destinée uniquement aux personnes ne pouvant se conformer aux exigences thérapeutiques normatives,
- Elle est une approche transversale déclinable aussi bien en prévention qu’en pratiques cliniques, dans le champ professionnel spécialisé comme dans tout espace social où la question de l’alcool est présente.
J’adhère à ces énoncés, je m’engage à les promouvoir et à les mettre en œuvre dans le respect des droits fondamentaux des personnes ainsi que dans la limite du cadre légal en vigueur et/ou de mes obligations professionnelles.
Fait à ………………..….. le …/… / …
Nom : Signature (1)
Profession / objet social :
Email :
(1) Par la signature de cette charte, j’accepte de voir mon nom cité comme adhérant aux valeurs et aux engagements de la Charte.