Pourquoi parle-t-on d’une réduction des risques en addictologie et pas en tabacologie ?
Cette question ne m’était jamais apparue précédemment. J’adhérais à la réduction des risques de façon générale, mais je ne m’étais jamais posé la question concernant la tabacologie. Mieux encore, la réduction des risques en tabacologie était pour moi antinomique ! Ma pratique de terrain (1) me confronte à un décalage entre d’une part les prescrits du FARES (2) et de l’INAMI (3) qui prônent et encouragent l’arrêt (seule rédemption possible pour le fumeur) et, d’autre part, le terrain avec ses fumeurs si différents les uns des autres.
Nous disposons d’une seule voie pour les « petits » fumeurs (1 à 2 cigarettes par jour) et les « gros » fumeurs (30 à 40 cigarettes par jour) : l’abstinence. Cette abstinence m’a déjà poussé à l’erreur. Nous nous retrouvons parfois en décalage avec la demande du patient. Il doit laisser tomber cette « compagne », cette « amie », cette « femme » parce qu’on lui demande. Ce décalage peut provoquer une rupture thérapeutique et éloigner le fumeur des structures de soin.
La réduction des risques
Selon Cataccin, Lucas et Vetter, l’idée présente dans la réduction des risques part de la constatation qu’une société sans drogue est une illusion. L’abstinence ne figure plus comme unique finalité du traitement. On œuvre afin d’obtenir un mieux-être physique et psychique chez la personne dépendante. La diminution des conséquences négatives de la consommation en est l’objectif principal. La prévention en est le mode d’action privilégié. L’information transmise est objective et neutre. On ne cherche pas à menacer ou moraliser (4).
Le dogme de l’abstinence
Cette définition de la réduction des risques est relativement bien intégrée pour les drogues dites illégales, mais aussi pour l’alcool. Pour ce qui est du tabac la question reste taboue. En Belgique, les acteurs de terrains (FARES, tabacologues, médecins, services de santé…) centrent leurs actions sur l’arrêt et l’abstinence.
Ce dogme de l’abstinence peut s’expliquer par le manque de relation franche entre le nombre de cigarettes fumées et l’impact négatif. En effet, « concernant le tabac fumé : à durée égale, quand la quantité de cigarettes double, le risque de cancer est multiplié par 2, alors qu’à quantité de cigarettes égales, quand la durée double, le risque de cancer est multiplié par 23 » (5).
La seule façon efficace de réduire les risques pour la santé serait donc l’arrêt, l’abstinence. Or les taux de réussites sont très bas (de 6 à 15% selon les études) (6). Le corolaire de cette absence de lien entre dose et effets pourrait être le libre choix. Il s’agit d’un des principes de la RDR. Le risque est inhérent à l’existence humaine.
Les données en Europe : ici…
Si je reprends les éléments clés trouvés dans une revue de la littérature (7) je me rends compte de la complexité de cette question. Les données scientifiques sont multiples, variées et souvent contradictoires. D’une part, la littérature européenne met en avant l’absence de relation entre la dose (nombre de cigarettes fumées) et l’effet (impact sur la santé). La durée du tabagisme étant plus nocive que le nombre de cigarettes fumées chaque jour (8). Cette absence de lien justifiant le principe de l’abstinence comme unique gage de sécurité et de santé.
L’autre donnée qui peut également influencer la réduction des risques en tabacologie en Europe est le principe de l’auto-titration. Il s’agit d’une évolution de la manière de fumer chez le fumeur qui se caractérise par des plus fortes et profondes bouffées en un laps de temps plus court afin d’obtenir la quantité de nicotine nécessaire pour éviter le manque physique en cas de diminution du nombre de cigarettes. Le fumeur adapte donc sa façon de fumer afin de trouver sa dose de nicotine. Ce phénomène existe, mais une psycho-éducation reste possible. Nous pouvons conseiller nos patients sur ce principe et mettre en place des stratégies afin de limiter en partie ou totalement cet effet.
La réduction des risques en tabacologie est oubliée. Il s’agit d’un sujet controversé. Pour ce faire, il suffit de prendre la CCLAT (Convention Cadre pour la lutte Anti-Tabac de l’OMS). La lutte anti-tabac étant conçue au travers de « stratégies de réduction de l’offre, de la demande et des effets nocifs ». La CCLAT comprend 38 articles et aucun de ceux-ci n’est consacré à préciser la RDR.
Pourtant, la RDR en tabacologie est possible. Timbre de nicotine, gommes, inhalateurs, pastilles et autres sprays peuvent être utilisés pour diminuer le craving envers la cigarette. Ces substances pourraient être utilisées sur le long terme et être concomitantes à une consommation de tabac. Il existe des contre-indications aussi sanitaires que financières. Il n’en demeure pas moins que la toxicité des substituts nicotinique reste moindre que ceux de la cigarette classique.
…Et Ailleurs : aux États-Unis
Force est de constater que la diminution du nombre de cigarettes fumées s’accompagne d’effets positifs sur la santé (9) et ce, même en cas de diminution minime.
Les résultats étant plus positifs selon les cultures (les résultats américains étant plus favorables à la réduction que les résultats européens) nous pouvons nous poser la question de la mésinformation ou de la désinformation des professionnels actifs dans le domaine de la tabacologie.
Le Harm Reduction Journal en 2011 réalisait un état des lieux sur la réduction des risques en tabacologie, mettait en avant qu’une diminution de la consommation de tabac fumé était associée à un risque minimal de cancer, d’infarctus du myocarde, mais à une légère augmentation des AVC. La balance entre les bénéfices et les risques pour la santé serait positive en cas de diminution de la consommation de tabac fumé. De plus, l’abstinence serait meilleure en cas d’arrêt du tabac. L’ACSH (American Concil on Science Health) parle d’une véritable désinformation à propos des informations scientifiques et médicales concernant la réduction des risques en tabacologie. L’intérêt d’envisager une RDR (10) en tabacologie est de proposer une approche alternative pour les fumeurs incapables ou non intéressés par l’arrêt de la nicotine.
Les substituts
En Belgique il existe des patchs ou timbres, des pastilles, des gommes, des inhalateurs ou encore des sprays. On nous conseille de les utiliser sur une durée de 3 mois maximum. Globalement ces substituts fonctionnent bien, sont gustativement dégoûtants et ont un prix élevé. Fumeurs, vous voilà prévenus : il ne fallait pas commencer ! Aux États-Unis, le snus (forme de tabac à chiquer) côtoie le tabac soluble (poudre à boire), la pâte de tabac (pommade), l’eau de tabac (infusion), la gomme à tabac, la cigarette électronique… le choix et les moyens d’utilisations sont donc variés.
Les avantages des substituts (belges et étrangers) sont vérifiés. Le tabac sans fumée est moins nocif que le tabac fumé. Cependant et de nouveau, ces résultats ne sont pas propagés, relayés auprès des populations et auprès des professionnels. Une étude suédoise (11) nous informe que sur 272 fumeurs, la moitié pense que le tabac sans fumée est aussi nocif que le tabac fumé.
Mieux encore, un tiers pensait que l’utilisation de ces substituts était plus nocive pour la santé que les cigarettes classiques. Cette étude suédoise pointe également le manque d’information disponible pour permettre aux fumeurs de faire un choix éclairé dans leurs consommations et permettre aux professionnels d’informer de façon valable sur les différentes alternatives. Il existerait un courant « anti réduction des risques » qui informerait de façon erronée sur les risques au long terme en cas d’utilisation de tabac sans fumée (12).
Pourtant, les résultats suédois soulignent que ce type de tabac permet une diminution des maladies liées au tabagisme.
La balance coût social-santé est positive et la prohibition du tabac sans fumé est contreproductive et insoutenable. Il est également important de savoir que ces substituts ne constituent pas une porte d’entrée dans le tabagisme. Il semblerait même qu’il soit protecteur vis-à-vis de la cigarette classique.
Un mot de fin et paratonnerre
L’abstinence : la croyance de l’unique solution à l’usage des drogues. Selon Mario Sanchez « l’abstinence ne relève d’aucune conception scientifique sérieuse » (13). Elle nous désoriente. C’est une méthode dangereuse qui peut conduire à la rupture thérapeutique, à « la prolifération de morts et de complications chroniques majeures dans les addictions » (14).
L’abstinence repose sur ce qui semble être évident. Pour soigner, le consommateur n’a qu’à se dégager du produit.
En tabacologie, l’abstinence varie de 6 à 15 pour cent. Pourtant, les recommandations disent que 100 pour cent des fumeurs doivent arrêter.
Que deviennent les 94 à 85 pour cent restants ? L’exception a été acceptée. La règle est l’abstinence. Remettre en question cette règle qui relève du sens commun est d’une grande difficulté. La réduction des risques en tabacologie n’a pas fini de transpirer pour oser et tenter d’être prise en considération. Il ne s’agit pas de l’imposer, mais de la proposer au dispositif thérapeutique existant.