Depuis quelques années, la question du retour de la consommation des opiacés dans le milieu festif agite régulièrement le secteur professionnel et/ou spécialisé. Un colloque organisé mi-novembre, à Paris, se proposait même de faire le point sur la pratique du shoot en milieu festif.
Pour qui connaît les scènes festives et leurs rituels de consommation de produits psychoactifs, si la consommation d’opiacés fait partie d’une réalité sur laquelle les acteurs de terrain interviennent, cette question ne recouvre pas aujourd’hui une des préoccupations majeures de ceux-ci.
Depuis 10 ans maintenant, Techno Plus intervient sur la scène Techno et observe les pratiques de consommation.
Bien que les opiacés et l’héroïne en particulier ne fassent pas partie des drogues couramment utilisées dans l’espace festif, ceux-ci n’ont jamais été totalement absents. Il s’agissait soit d’utilisation marginale d’héroïne (appelée Rabla) en sniffing, soit plus couramment de consommation de rachacha fumé (1), utilisé pour contrecarrer les effets secondaires lors des descentes de speed. Pour répondre à des demandes spécifiques, les associations de réduction des risques présentes dans les fêtes, distribuent depuis toujours des seringues et sont souvent confrontées aux conditions d’utilisation de ces seringues quand le lieu de fête n’offre ni lieu isolé, ni lumière, ni eau.
Aujourd’hui, sur certaines scènes, cette consommation est plus importante qu’il y a dix ans.
Mais pour autant ce serait une erreur d’en déduire que l’usage des opiacés s’est inscrit dans l’espace festif au même titre que l’ecstasy, le speed ou le LSD. La rencontre avec des usagers d’opiacés dépend avant tout de l’accessibilité des différents publics.
Le mouvement techno est un mouvement culturel qui fédère un public particulier qui se reconnaît dans les valeurs et codes liés à ce mouvement. Or, si l’usage des drogues de synthèse telles que l’ecstasy, le LSD, le speed voire la cocaïne font partie de ses pratiques, il n’en a jamais été de même avec les opiacés et, aujourd’hui encore, cet usage est très marginal.
Les premières observations d’usage d’opiacés par Techno Plus étaient sur des free parties (2), organisées en parallèle de festivals tels que Le Printemps de Bourges ou autres, scènes ouvertes à d’autres publics que ceux issus du mouvement Techno. De même, la consommation d’opiacés dans les grands rassemblements Technos appelés « Teknivals » était très faible quand ceux-ci étaient confidentiels et rassemblaient de 8 à 15 000 personnes. En l’espace de deux ans les Teknivals se sont ouverts à un large public et sont passés de 15 000 à plus de 60 000 personnes et nous rencontrons beaucoup plus d’utilisateurs d’opiacés.
Aujourd’hui encore, l’observation des consommations d’opiacés sur une scène festive dépend de son accessibilité pour un public large et lors d’une free party « confidentielle » cette consommation est quasi nulle. De plus un des éléments importants sur laquelle nous nous fondons pour évaluer les pratiques de consommation, en dehors de la relation que nous avons avec les usagers de drogues qui viennent nous voir, est l’observation de l’offre. Or celle-ci n’existe pas dans les petites free partys et elle est très peu présente lors des grands rassemblements, où les usagers viennent avec leurs produits.
Quant aux produits de substitution de type Subutex® ou méthadone, rien ne vient corroborer leur trafic et usage détourné lors des fêtes : pas de témoignages ou de questions liés à cet usage, aucune demande effectuée lors du testing et aucun indice matériel retrouvé sur le terrain, comme des emballages vides par exemple.
L’espace festif Techno s’est donc, au fil des ans, beaucoup plus ouvert aux consommateurs qu’aux consommations d’opiacés en général et d’héroïne en particulier.
Pour les acteurs de réduction des risques présents sur les scènes festives, l’action a constitué et constitue toujours à offrir à ces consommateurs le matériel et les informations nécessaires à ces pratiques, plutôt qu’à accompagner des nouveaux usagers d’opiacés issus d’une évolution de la consommation des drogues en milieu festif.
Bien sûr, cette réalité d’aujourd’hui ne préjuge en aucune manière de l’avenir. Si, comme pour la cocaïne il y quelques années, se confirme la mise sur le marché d’une héroïne de bonne qualité à des prix abordables, si celle-ci retrouve un pouvoir de « séduction » dans nos sociétés, il est possible que nous assistions à une augmentation du nombre de consommateurs d’opiacés, dans et surtout hors cadre festif. Pour peu que la politique de réduction des risques soit soutenue, renforcée et non fragilisée, le dispositif actuel, des structures de première ligne aux centres de soins, sera à même de répondre aux problèmes liés à certaines de ces consommations.
Mais il est à craindre, et la façon dont cette question est parfois actuellement posée le laisse présager, que cet éventuel retour des consommations d’opiacés s’accompagne aussi du retour à un débat idéologique sur les drogues. Si tel devait être le cas, les mêmes erreurs reproduiraient les mêmes effets meurtriers que nous avons connu dans les années 70-80.
Jean Marc Priez est l’ex-président de l’association Techno Plus. Il est titulaire d’un D.U. de Santé Publique.
Notes :
- (1) Rachacha : Pâte de couleur brun marron, issue du pavot, fumée ou ingérée
- (2) Free Party : soirée Techno totalement gratuite et organisée dans des lieux insolites
Ndlr : l’observation de Jean-Marc PRIEZ semble aller dans le même sens que les observations du dispositif Trend publiées en fin d’année 2004. Sur le sujet, on peut noter les phrases suivantes dans le chapitre concerné :
- « Parmi ses usagers, l’héroïne continue de bénéficier d’une image fréquemment positive, venant peut-être en contrepoint de l’image médiocre de la BHD. Pourtant son usage récent par les usagers de structures de première ligne semble régresser (25 % en 2003 vs 33 % en 2001) sans progresser significativement dans l’espace festif. La voie d’administration dominante varie selon les populations et les espaces : injection dans l’espace urbain et particulièrement chez les plus âgés, sniff dans l’espace festif et chez les plus jeunes. La disponibilité et l’accessibilité semblent se développer dans l’espace festif (soirées privées et free-parties) ».
- « La buprénorphine haut dosage (BHD) continue de souffrir d’une mauvaise image de la part des usagers de produits de l’espace urbain. Son usage au cours du mois écoulé concerne plus de 4 usagers de structures de première ligne sur 10 et reste anecdotique dans l’espace festif ».
- « La méthadone conserve clairement, auprès des usagers, un statut de médicament et donc une image positive. Son usage récent concerne un peu moins d’une personne sur cinq (17 %) parmi les usagers de structures de premier ligne et reste anecdotique dans l’espace festif ».