Introduction
Depuis près de 10 ans maintenant, 2 camps s’affrontent par médias interposés et prises de position dans les congrès ou autres manifestations ! Ceux qu’il est coutume d’appeler les militants d’une part et les baclo-sceptiques, voire anti-baclofène d’autre part. Les premiers plaident en faveur de l’utilisation de cette molécule pour les troubles liés à l’usage d’alcool et ont envisagé depuis plusieurs années son utilisation à plus ou moins large échelle, publiant pour certains des études de suivi de cohorte ou, tout au moins, faisant état de leur expérience. Les seconds sont plus réservés et expriment, notamment vis-à-vis des premiers, un scepticisme à hauteur de leur enthousiasme. La présentation des études françaises Alpadir et Bacloville à Berlin début septembre 2016 a donné lieu à nouveau à quelques ‘sympathiques’ échanges d’amabilité que nous ne relaierons pas ici.
Les journalistes se régalent, tendant leurs micros ou ouvrant leurs pages autant aux premiers qu’aux seconds. Ils s’intéressent à l’actualité autour du baclofène comme à tout autre sujet. De manière excessive sur de très courtes périodes, puis plus rien jusqu’à un prochain évènement susceptible de satisfaire les impératifs de l’actu. Pas ou peu d’articles de fond. L’objectif étant de faire le buzz, la parole est ainsi donnée à des baclo-sceptiques, devenus parfois ‘anti-baclofène de service’ ou, à l’inverse, à des pro-baclofène fustigeant les premiers, suspectés de rouler pour d’autres médicaments et de mettre des bâtons dans les roues de l’avènement du baclofène…
Quand on y regarde de plus près, il ne s’agit que de quelques professionnels, campant sur des postions extrêmement tranchées et qui donnent l’impression d’une farouche opposition, qui ne serait pas sans rappeler celle qu’on pouvait observer dans le milieu des années 90 sur les traitements de substitution opiacée.
Or, ce parallèle ne nous semble pas pertinent car, entre ces opposants, à la différence de ce qu’il se passait avec la méthadone ou le Subutex©, des centaines de médecins psychiatres, addictologues ou médecins généralistes, ni militants, ni en prise avec des conflits d’intérêt ou tout autre considération, prescrivent le baclofène à leurs patients avant même l’existence d’une AMM et en dehors de toute polémique. C’était beaucoup moins le cas avec les substituts opiacés pour lesquels il n’y avait pas ce cœur de cliniciens, plus neutres dans leurs positions mais déjà investis, plus ou moins largement, dans la prescription du médicament.
La page Facebook du Flyer et les échanges que nous avons par mail avec nos nombreux correspondants ont construit le fil de cet e-dito. Les signataires de celui-ci, étranger(e)s aux polémiques décrites ci-avant, semblent bien représenter la majorité, souvent silencieuse, de médecins et pharmaciens de tous horizons, de toutes spécialités et dans différents lieux de soin.
Pour la plupart de ceux qui s’expriment ici, l’intérêt des patients prime avant tout et le baclofène, à côté d’autres médicaments, apparait comme un traitement pharmacologique devant ou ayant déjà pris sa place dans un arsenal thérapeutique finalement assez pauvre. Au regard des enjeux de Santé Publique que l’alcoolisme représente pour des centaines de milliers de patients et leur entourage, les invectives des uns et des autres (adressées à seulement quelque uns d’entre eux) paraissent bien futiles. La plupart des cliniciens, bien en dehors des débats passionnés entre les uns et les autres, ont bien du mal à en percevoir l’utilité et l’intérêt.
Quelques faits établis
Ce que nous savons et qui, parfois, va à l’encontre des idées reçues sur le baclofène et qui pourrait être considéré comme des faits établis :
Il n’y a pas d’un côté le camp du milieu spécialisé (CSAPA et services hospitaliers) résolument anti-baclofène et de l’autre celui des médecins généralistes, en ordre de bataille pour prescrire le baclofène à leurs patients. C’est trop caricatural pour être vrai. Dans les échanges que nous avons avec nos correspondants, nous voyons bien que la réalité est beaucoup plus nuancée et que de nombreux médecins de services spécialisés (centres ou services hospitaliers) le prescrivent à leurs patients. D’un autre côté, si certains médecins généralistes avec une compétence acquise en addictologie souvent auprès de patients usagers de drogues via la substitution opiacée se sont investis dans la prescription et le suivi des patients sous baclofène, ils sont nombreux à ne pas le faire. Opposer la médecine de ville au milieu spécialisé en imaginant 2 camps retranchés, les pros en médecine de ville et les antis en service spécialisé, ne résiste pas à l’analyse des faits et c’est par ailleurs, nous semble-t-il, un combat inutile.
Il n’y pas de médicament avec lequel le suivi médico-psychosocial est indispensable et un autre avec lequel il est inutile, pour compléter le paragraphe précédent. Définir les ‘anti-baclofène’ comme défendant des structures permettant un suivi psychosocial contre des ‘militants’ comme défendant (pas tous) la notion que ce suivi psychosocial est inutile est une idée bien saugrenue. Les demandeurs de baclofène de ces dernières années, ayant lu le livre d’Olivier Ameisen et fouillé les sites d’information, ce qui en soit est un biais de recrutement considérable, sont probablement les patients les moins fragiles et peut-être aussi les moins touchés par des comorbidités psychosociales. Demain, dans le cadre d’une AMM, de nouveaux patients arriveront au soin et nécessiteront, peu ou prou, un suivi global requérant la participation d’équipes pluridisciplinaires, ou pas. Ce n’est pas le médicament qui définit ce besoin, c’est la situation dans laquelle est le patient qui le conditionne(ra). L’essentiel étant que toute thérapie, qu’elle soit pharmacologique ou non, soit adaptée aux patients, ni plus, ni moins.

Le potentiel thérapeutique du baclofène n’est pas la découverte d’un seul homme à partir d’une seule expérience, celle qu’il a conduite sur lui-même. Olivier Ameisen était un scientifique et avait accès aux nombreuses publications dans lesquelles, depuis des décennies, les chercheurs essayaient d’évaluer l’importance du système GABA dans les addictions et le potentiel thérapeutique du baclofène. Nous avons publié dans un récent numéro du Flyer un article qui fait état de toute la recherche clinique et préclinique autour de cette molécule (1).

L’intuition (d’autres diront le génie) d’Olivier Ameisen fut d’augmenter les doses pour contrôler son craving (jusqu’à 270 mg) et de décrire un état d’indifférence à l’alcool que les publications précédentes n’avaient pas cherché ni identifié. Qu’il n’ait pas su convaincre la communauté scientifique addictologique de l’époque, notamment française, est un fait. Qu’il ait su convaincre des patients et une poignée de médecins, qui au fil des années n’a cessé de croitre, en est un également. Il n’y a plus d’importance aujourd’hui à revenir sur ces deux faits si on se place dans une perspective visant à permettre l’accès du baclofène à ceux qui en ont besoin.
Le baclofène comme traitement des troubles liés à l’usage d’alcool n’est pas arrivé comme arrivent sur le marché les médicaments promus par les firmes pharmaceutiques. Le parcours classique consiste pour les firmes à développer une molécule, préparer un dossier en vue d’une demande d’AMM (Autorisation de Mise sur le Marché), mettre en place des études cliniques dans les services hospitaliers universitaires, et promouvoir le médicament en s’appuyant sur les ‘patrons’ de ces services et de leur expérience nouvellement acquise. C’est ainsi que Selincro© est tout naturellement arrivé sur le marché et c’est ainsi qu’arrivent la quasi-totalité des médicaments dans nos pharmacies. Qu’il y ait dans ce cadre des liens d’intérêt entre les firmes et les médecins n’a rien d’anormal dès lors qu’ils sont transparents et raisonnables, et le dénoncer ne présente pas grand intérêt sauf à remettre en cause un système valable pour tous les médicaments et dans tous les pays. A l’inverse, pour le baclofène, le médicament est venu d’« en bas », c’est-à-dire de patients qui avaient lu le livre d’Olivier Ameisen et qui demandaient à leurs médecins de leur en prescrire.
Il se trouvait par ailleurs que ce médicament était déjà disponible dans toutes les bonnes pharmacies, peu cher et facilement accessible en prescription hors-AMM, ce qui n’est pas le cas habituellement (il n’y a pas eu de prescription de nalméfène avant sa mise sur le marché car le médicament n’y était pas, sous une forme ou une autre). Ce n’est que dans un second temps qu’on a demandé aux services hospitaliers universitaires d’évaluer un médicament sur lequel certains médecins, généralistes, addictologues ou psychiatres, avaient déjà acquis une certain expérience, sinon un conviction (ou non) de l’intérêt du médicament. Cette différence dans le mode d’arrivée du baclofène (et de Selincro© par exemple) nous semble être à l’origine des quiproquos et passes d’armes entre les militants exposés très tôt aux critiques d’une prescription hors-AMM et un milieu hospitalier spécialisé plus habitué à être associé au développement clinique de nouveaux médicaments soutenus par les firmes et à l’origine de leur évaluation. Certains fossés se sont creusés. Mais d’autres ont été comblés, et c’est plutôt dans ce sens qu’il faut aller.
La prescription du baclofène n’est pas simple et nécessite un véritable apprentissage impliquant une participation active du patient dans le choix de la posologie et la gestion des effets secondaires. Contrairement aux traitements antagonistes (naltrexone, nalméfène) qui se prescrivent à une posologie fixe, le baclofène, agoniste, se prescrit comme on le fait pour un traitement de substitution par la méthadone ou un traitement de la douleur par la morphine. On commence bas, on augmente doucement, on tâtonne, on fait des paliers, on adapte la dose par prise, le rythme de ces prises… Entendre un médecin dire, « le baclofène, ça ne marche pas, je l’ai prescrit à 30 mg matin et soir chez des patients et ça n’a rien donné » est encore trop fréquent. Et, comme pour un traitement par la méthadone ou la morphine, chaque patient aura besoin de sa propre posologie. Celle-ci doit se situer dans une fourchette la plus large possible. Il y a assez de témoignages de patients dont la posologie se situe entre 200 et 300 mg/jour avec une très bonne tolérance et à l’inverse de patients ‘stabilisés’ à 30 ou 40 mg pour s’en convaincre. Le débat sur les ‘hauts dosages’ contre les ‘bas dosages’ n’a pas de sens (clinique).
Il y a une bonne et une mauvaise posologie. La bonne est celle qui convient au patient (rapport efficacité/tolérance) et la mauvaise est celle qui est trop faible, trop élevée ou trop vite atteinte. Les termes ‘haut dosage’ ou ‘bas dosage’ devrait être banni de notre vocabulaire pour ne retenir que le terme de ‘dosage adapté’ ou mieux encore de ‘posologie adaptée’. C’est ainsi que nous avons appris à raisonner pour les traitements de substitution opiacée et que nous devrons raisonner pour le baclofène.
L’évaluation clinque en double aveugle contre placebo dans une pathologie aussi complexe que les troubles liés à l’usage d’alcool a peut-être montré ses limites. Ce n’est pas la première fois que se pose cette question (4). C’est d’autant plus vrai pour le baclofène, déjà prescrit à des dizaines de milliers de patients. Ceux-ci se sont présentés à l’inclusion des études cliniques en ayant une connaissance du médicament, des attentes plus ou moins précises (réduction de la consommation, abstinence), des craintes (d’avoir le placebo), des espoirs (d’être débarrassés de leur addiction) et une motivation variable selon les individus. Difficile donc pour un médicament de distancer le placebo quand tous ces facteurs perturbent le suivi du traitement et son évaluation. En tous cas, si les résultats ne sont peut-être pas à la hauteur des attentes des cliniciens et moins spectaculaires que dans les suivis de cohorte, ils vont dans le même sens. Plutôt réduction de la consommation (Alpadir donne une tendance que confirme le résultat de Bacloville) et une réduction du craving suffisamment significative pour donner du sens au concept d’indifférence décrit par Ameisen.
Pas question ici de commenter les protocoles de ces études ni leur rigueur méthodologique, certains s’en sont déjà donnés à cœur joie ….Pas question non plus de trancher ici sur l’efficacité du baclofène dans les 2 études qui serviront probablement à l’obtention d’une AMM, mais de les mettre en perspective avec ce qu’il se passe dans la vie réelle.
Car, et c’est un fait indiscutable, peu de médicaments arrivent sur le marché avec autant de recul en vie réelle. Il est difficile de croire que si ce médicament n’avait aucune efficacité, autant de médecins, spécialistes ou généralistes, addictologues ou psychiatres, exerçant en ville ou en milieu spécialisé, et autant de patients seraient tombés dans le panneau, dans une espèce d’hystérie collective. Le fait que quelques dizaines ou centaines de militants, voire d’activistes promeuvent l’utilisation du baclofène n’aurait pas suffi à en faire un médicament prescrit ainsi, à plusieurs dizaines de milliers de patients depuis 10 ans. Le phénomène aurait tenu quelques mois tout au plus…Il a bien fallu que le médicament soit au moins un peu efficace, voire plus, pour que cela tienne dans la durée et convainc médecins et patients de continuer.
Le fait que de nombreuses équipes, dans différents pays, démarrent des suivis de cohorte ou des évaluations (2), sans le soutien d’une firme, confirme ce qui ressemble bien à un effet boule de neige qui n’aurait pas eu lieu si ces mêmes équipes de cliniciens n’avaient pas observé ‘quelque chose’ d’encourageant….
La conséquence de cette utilisation à grande échelle depuis plusieurs années est qu’une agence du médicament (l’ANSM en France) va probablement analyser une demande d’AMM portée par une firme, pour un médicament dont on dispose de plusieurs dizaines d’années de recul. Dans les contractures spastiques de la sclérose en plaque (à des doses souvent supérieures à 100 mg) d’abord, puis dans les troubles liés à l’usage de l’alcool ces dix dernières années. Les 300 ou 400 patients traités dans les études ne représentent qu’un pourcentage infime par rapport à ceux qui auront bénéficié du traitement, dans les indications neurologiques, puis hors AMM ou dans le cadre de la RTU pour les troubles liés à l’usage d’alcool. Les données de sécurité et effets secondaires des 2 études sont une goutte d’eau dans l’océan des données en vie réelle. Les ‘alertes’ de pharmacovigilance n’auraient pas manqué de se faire entendre si prendre du baclofène était si dangereux, même si bien sûr ce médicament n’est pas anodin et que les effets indésirables sont nombreux.
Mais ils sont connus, et ce n’est pas aussi fréquent de mettre sur le marché un médicament pour lequel on a une telle connaissance de son profil de sécurité. Des décennies d’observation dans des dizaines de pays. C’est peut-être cela qui irrite les militants qui ne comprennent pas toujours pourquoi ce traitement n’a pas la ‘reconnaissance’ qu’il mérite, selon eux ! L’étude Baclophone, qui vise à interroger les patients sur les effets indésirables, confirmera, s’il est encore nécessaire, que les effets secondaires de cette molécule sont connus ! Il faudra aussi mettre en perspective les effets indésirables du baclofène, quels qu’ils soient, avec ceux d’une consommation excessive d’alcool !
S’il y a un critère d’efficacité incontestable et chiffrable, c’est la capacité qu’a eu (et qu’aura probablement) le baclofène à faire entrer les patients dans le système de soins. Probablement plus de 100 000 ces dernières années, avec probablement un biais de recrutement. Des patients ou leurs entourages qui lisent, qui vont sur internet chercher l’information et qui parfois deviennent militants. Sans promotion par une firme auprès des médecins prescripteurs, sans campagne télévisée ou radiophonique, sans congrès internationaux et nationaux où sont vantés les mérites de tel ou tel médicament, aucun médicament n’a jamais autant été prescrit que le baclofène ces dernières années. Finalement ce médicament, avec ses militants, son histoire singulière, son efficacité mais aussi les controverses qui l’entourent régulièrement a une capacité presque intrinsèque à faire venir les patients dans le système de soins, en particulier ceux qui n’y étaient pas ou qui n’y étaient plus.
Pour conclure, cette capacité à faire accéder au Soin devrait satisfaire tous les cliniciens, où qu’ils soient (en ville, à l’hôpital), médecins généralistes, addictologues, psychiatres, qu’ils aient été à l’origine de l’histoire ou qu’ils aient pris le train en marche. Nous ne souhaitons pas ici nous poser comme arbitre des débats inutiles, pouvant être lus parfois comme des querelles d’ego ou de leadership (comme nous le signalait un de nos correspondants lors d’un échange sur notre page Facebook et signataire de cet e-dito).
Même l’entreprise de pacification de la Fédération Addiction (3) a pu être interprétée par certains comme relevant la position d’une chapelle (celle du milieu associatif) en même temps qu’elle a été appréciée par d’autres.
Utilisons le baclofène comme ce qu’il est. Un médicament probablement efficace, pas moins en tous cas que ceux qui existent déjà. Un médicament capable de faire venir dans le soin par sa ‘réputation’ et par les passions qu’il engendre de nouveaux patients …ou d’anciens qui ont rechuté. Accueillons-le comme nous accueillerons demain l’Alcover® ou toute autre solution thérapeutique. Avec pragmatisme et raison, sans passion ni suspicion, ni rejet. Apprenons à le prescrire du mieux possible pour ne pas le disqualifier avec des schémas posologiques hasardeux et contre-productifs. Espérons une présentation adaptée à la pathologie (avec des dosages adaptés pour que nos patients n’aient pas à cachetonner avec des dizaines de comprimés) et pourquoi pas demain, une forme à libération prolongée pour des patients qui sont tiraillés par leur craving toute la journée ! Evaluons son efficacité en vie réelle et apprenons à gérer les effets indésirables. Réfléchissons à des associations pharmacologiques (certains plaident en leur faveurs, d’autres semblent y être opposés…). Laissons nos patients nous dire ce qui leur convient le mieux, celui-là ou un autre…Voilà des sujets qui méritent qu’on travaille ensemble, avec la firme, les Autorités de Santé, les associations de patients, les « leaders d’opinion », les cliniciens, dans le seul but d’accompagner au mieux de leurs intérêts les patients qui sont demandeurs de notre aide.
Dans le cadre de cet article, les signataires n’ont aucun lien d’intérêt avec les firmes qui développent ou commercialisent des spécialités à base de baclofène