Ndlr : Le texte original en anglais, dont est inspiré cet article est disponible sur le site AT Forum. Il précède l’article de Tenore paru récemment sous le titre : “Psychotherapeutic Benefits of Opioid Agonist Therapy” dans J. Addict. Dis. 2008 ;27(3):49-65. L’article publié intègre les éléments bibliographiques soutenant les propos du Dr Tenore
Introduction
Un article récent de la revue AT Forum de printemps 2007, cite quelques extraits d’un article à paraître prochainement, écrit par le Dr Peter L. Tenore, un médecin exerçant au Albert Einstein College of Medicine, Division of Substance Abuse, Department of Psychiatry, dans le quartier du Bronx à New York. Le Comité de Rédaction analyse ici le contenu de cet article. L’éditeur de cette revue, le Dr LEAVITT rappelle au préalable quelques données épidémiologiques concernant la fréquence de comorbidités psychiatriques ; globalement, 3 sur 4 des patients traités par la méthadone ont une pathologie psychiatrique au cours de leur vie, dont plus de la moitié sont des troubles de l’humeur, comme la dépression ou l’anxiété au moment où ils accèdent au traitement par la méthadone.
Cette même revue avait déjà publié un article en 2004, montrant l’impact d’une posologie adaptée de méthadone sur les troubles de l’humeur. Par ailleurs, les propriétés pharmacologiques de la méthadone, comme antidépresseur et anxiolytique ont été mises en évidence, ainsi que l’intérêt que cela représente pour beaucoup de patients. Le Dr Tenore a donc fait une recherche de toutes les études disponibles qui démontrent l’intérêt de la méthadone, dans sa capacité à diminuer les troubles de l’humeur. Il publiera un article dans une revue de qualité en addictologie, dont le titre est « Psychotherapeutic Benefits of Opioid Agonist Therapy ». Des extraits de cet article sont en exclusivité commentés sur AT Forum.
Traitement supplétif en endorphine
Tenore a constaté que les opiacés ont été largement utilisés pour différentes pathologies depuis 3400 ans avant J.C. En plus de leurs propriétés antalgiques, les mixtures à base d’opiacés ont été aussi utilisées pour traiter plusieurs pathologies psychiatriques. Cependant, avec le développement de nouveaux médicaments anti-dépresseurs et anxiolytiques, au début des années 50, les traitements opiacés ont été abandonnés dans ce domaine.
Malgré tout, la recherche sur les propriétés anxiolytiques et antidépresseurs des opiacés a continué.
L’histoire commence avec les endorphines, ligands naturels qui se fixent sur les récepteurs aux opioïdes et qui ont été décrits comme notre morphine endogène. Dans un cerveau déprimé, une relative déficience d’endorphines influence indirectement la baisse d’un autre ligand, la dopamine.
La dopamine est un neuro-transmetteur impliqué dans le circuit de la récompense. Parmi d’autres conséquences, la baisse de la dopamine a pour conséquence une perte de la sensation de plaisir, de joie de vivre, autrement dit une anhédonie, qui est une des caractéristiques de la dépression.
Dans ce qui était le classique traitement opiacé de la dépression, un apport en opiacé comblait le déficit en endorphine, avec comme conséquence une libération de dopamine, une restauration de l’équilibre neurochimique et une amélioration de la dépression. Tenore a retrouvé des preuves cliniques de cet effet bénéfique des opiacés. De façon surprenante, avec des symptômes de dépression plus vite améliorés qu’avec des molécules antidépresseurs comme la fluoxétine ou l’amitriptyline.
Plusieurs études cliniques étudiant la buprénorphine chez des patients dépressifs qui étaient ou non dépendants ont mis en avant un puissant effet sur la dépression. Et un effet équivalent, voire plus important, a été trouvé pour la méthadone. La méthadone a un effet antidépresseur qui lui est propre, et de façon significative, les effets sur l’humeur étaient sans lien avec la baisse des consommations illicites au cours de traitements de substitution.
Enfin, des recherches passées ont montré que des faibles doses de méthadone pourraient entraîner la baisse d’un taux trop élevé de cortisol, et par conséquent améliorer les symptômes d’anxiété et de dépression. La méthadone jouerait ici un rôle de substitut aux endorphines naturelles qui régulent la réponse au stress, en limitant la libération de cortisol. En tenant compte de ce qu’il a trouvé dans ces recherches, Tenore conclut que dans le traitement de l’anxiété et de la dépression, la méthadone, la buprénorphine, et les autres opiacés pourraient être vus au final comme des traitements supplétifs en endorphine.
La méthadone stimule la sérotonine, stabilisatrice de l’humeur
Au delà de cette supplémentation endorphinique, d’autres travaux ont démontré que les médicaments opiacés interagissaient avec d’autres systèmes impliqués dans le contrôle de l’humeur. Parmi eux, les systèmes sérotoninergiques, catécholaminergiques (épinéphrine/norépinéphrine), et le système NMDA, tous impliqués dans les troubles de l’humeur et cibles de médicament psychotropes divers.
Par exemple, les antidépresseurs tricycliques (ex : amitriptyline ou imiprimanine) soigne la dépression (et l’anxiété) en augmentant le taux intra-cérébral de catécholamines, de dopamine et de sérotonine. De la même façon, il a été montré également que la méthadone activait les mêmes sites d’actions des tricycliques et augmentait les taux de catécholamines si l’on en croit la revue de la littérature de Tenore.
Il a également été démontré qu’elle avait des propriétés comparables aux IRS (Inhibiteur de la Recapture de Sérotonine), avec une augmentation des taux de sérotonine. La sérotonine est essentielle pour la régulation de l’humeur, de la colère, de l’agressivité, du sommeil et de l’appétit.
Tenore note que la méthadone est parfois associée avec certains IRS comme la fluoxétine, la paroxétine et la sertraline.
Il y a une interaction pharmacocinétique dont la conséquence est l’augmentation (jusqu’à 26%) des taux sanguins de méthadone. Cela pourrait être utile pour améliorer la bio-disponibilité de la méthadone, tout en augmentant son effet psychotrope sérotoninergique. Cependant si la méthadone est co-administrée avec des médicaments qui par ailleurs ont un fort potentiel sérotoninergique (ex : IMAO), un taux trop élevé et toxique de sérotonine pourrait en résulter. L’association doit donc être évitée.
Limitation du volume neuro-excitatoire
De très nombreuses recherches ont démontré que la méthadone, comme la buprénorphine, s’opposent aux effets du système glutaminergique (récepteurs NMDA) qui entraîne une baisse des effets de la sérotonine. Les récepteurs NMDA (N-Methyl d-Aspartate) situés dans le cerveau aident à réguler la perception de la douleur etde l’humeur, parmi d’autres fonctions.
Quand les récepteurs NMDA sont activés par le glutamate, la production de sérotonine est ralentie et la sérotonine présente éliminée plus rapidement. Comme indiqué précédemment, la baisse anormale des taux de sérotonine influence fortement l’expression des symptômes de dépression et d’anxiété.
Par ailleurs, une sur-excitation glutaminergique augmente le stress neuronal. Cette action dangereuse contribue à l’anxiété, aux crises, et aux troubles compulsifs et obsessionnels. Beaucoup d’opiacés réduisent à la fois les effets du glutamate et également agissent comme des antagonistes des récepteurs NMDA, comme les recherches le montrent. A cet égard, la méthadone s e montre jusqu’à 16 fois plus efficace que la morphine dans le blocage des récepteurs NMDA, exerçant alors une effet antidépresseur et anxiolytique significatif. La buprénorphine dans ce blocage, est équivalente à la morphine.
Une posologie de stabilisation plus élevée est nécessaire
En examinant la littérature sur les DDs (Doubles Diagnostics), Tenore a fait le constat que le mythe habituel du patient, avec une comorbidité psychiatrique, résistant au traitement, n’était pas fondé. En réalité, les patients en TSO avec une pathologie psychiatrique répondent bien au traitement comme le montrent les études, avec des traitements plus longs et une diminution des consommations excessives de drogues.
Cependant Tenore met en évidence que dans ces cas de Doubles Diagnostics, dans de nombreuses études, les patients requièrent une posologie de stabilisation plus élevée. Par exemple, sur une durée de 3 ans, Maremmani et ses collègues ont comparé les posologies de patients avec et sans Doubles Diagnostics (voir schéma ci-dessous).
Après la période d’induction, les patients avec un DD nécessitent une posologie 40 % supérieure, une différence significative qui perdure sur les 3 années de traitement, même s’il est possible de baisser progressivement la posologie sur cette durée. De surcroît, il faut 4 mois de plus pour atteindre la posologie optimale de stabilisation (7 vs 3), avant de pouvoir envisager une baisse de la posologie.
Cette posologie plus élevée pour des patients avec un DD et qui est bien documentée, reflète probablement la nécessité d’une besoin plus grand en méthadone, pour agir efficacement sur plusieurs systèmes neuro-biologiques.
Les patients avec un DD et recevant une posologie appropriée de méthadone réduisent leurs scores de symptômes psychiatriques au niveau de patients uniquement dépendants aux opiacés.
Il en est de même pour les résultats en terme de score sur les comportements addictifs et les durées de rétention en traitement. Les différentes propriétés de la méthadone expliquent pourquoi beaucoup de patients préfèrent ne pas complètement arrêter le traitement. Tenore décrit le cas d’un patient stabilisé à 60 mg/jour sans troubles anxieux qui a baissé progressivement sa posologie jusqu’à 12,5 mg/jour. A ce niveau, un trouble anxieux sévère a émergé. Quand la posologie est revenue à 25 mg/jour, la symptomatologie anxieuse a disparue dans les 2 jours. La méthadone a des effets bénéfiques même aux plus faibles posologies. Les patients avec une pathologie psychiatrique sous-jacente pourraient difficilement arrêter la méthadone (ou la buprénorphine) sauf à envisager des traitements psychotropes en relais ou un suivi psychosocial intense.
Diminuer la souffrance des individus
En résumé pour AT Forum, Tenore observe : « Les nombreux travaux que j’ai examinés démontrent que les patients recevant un traitement par la méthadone bénéficient en fait de l’effet de plusieurs médicaments psychotropes avec une seule molécule – la méthadone, à condition qu’elle soit prescrite à un dosage adéquat. Dans les faits et dans notre expérience, certains patients qui demandent de façon répétée une posologie plus élevée pourraient être porteur d’une comorbidité psychiatrique non détectée par le staff médical ». « Il est clair que la méthadone, comme la buprénorphine et d’autres opiacés, agissent sur les troubles anxieux et dépressifs, par la régulation de la sérotonine, la dopamine et les catécholamines », continue-t-il. «
En même temps, ces opiacés aident au contrôle de la réponse au stress, et bloque les effets négatifs sur l’humeur induits par le glutamate sur les récepteurs et le cortisol ». Il conclut de la sorte : « Les patients avec un Double Diagnostic devrait être exposés aux différents effets bénéfiques de la méthadone, et ne devraient pas être effrayés par des augmentations de la posologie ou des durées de traitement prolongées. L’adaptation de la posologie à la hausse pour ces mêmes patients devrait être ‘agressive’ sans être imprudente, de manière à éviter des sorties de traitement précoces, de soulager les symptômes psychiatriques, de faire baisser les consommations illicites et de limiter la souffrance des individus ».
Commentaire de lecture adressé à la rédaction par le Dr Catherine HERBERT (CSST, CAEN)
Publié dans le Flyer n° 37 (Sept 2009)
L’article du Dr Peter L. TENORE ne m’a pas étonné mais plutôt conforté par rapport à ce que j’ai pu observer dans ma pratique.
En effet, je travaille depuis environ 11 ans dans un CSST et mes premières expériences de suivi d’usagers de drogue m’ont permis d’observer les propriétés pharmacologiques de la méthadone comme antidépresseur et anxiolytique.
A l’époque j’ai pu suivre certains patients qui étaient en traitement par BHD et qui avaient rechuté. Lors de l’entretien, j’ai diagnostiqué chez ces quelques patients (3-4) une anxiété importante et une dépression sous-jacente. J’ai donc décidé de changer leur traitement en leur prescrivant de la méthadone.
J’ai pu alors remarquer que le syndrome dépressif avait complètement disparu et nous avons même pu progressivement diminuer les posologies de MSO, ce qui était inconcevable auparavant.
Depuis j’ai constaté des résultats similaires chez une vingtaine de patients qui présentaient un état dépressif avant la mise en place du traitement par la méthadone.
De ce fait lorsqu’un usager de drogue dépendant aux opiacés se présente au centre, qu’il soit ou non déjà en traitement par BHD, s’il présente des troubles anxieux et/ou un syndrome dépressif, j’instaure immédiatement un traitement par la méthadone.
Je considère que cela est une indication préférentielle à la prescription de méthadone.
Mais prescrire de la méthadone à un patient présentant une pathologie psychiatrique ne suffit pas et c’est ce que rappelle cet article. Il est primordial que la posologie soit adaptée.
En augmentant les posologies, j’ai pu observer que les patients répondaient bien au traitement, avec une diminution des consommations excessives de drogue ou/et de benzodiazépines.
Ainsi, au lieu de prescrire automatiquement un IRS alors que le syndrome dépressif est modéré, et comme la méthadone possède des propriétés comparables, je préfère augmenter dans un premier temps la posologie de méthadone.
Commentaire de lecture adressé à la rédaction par le Dr Abdelhamid SMAIL (CSST HEVEA, Meaux)
Publié dans le Flyer n° 37 (Sept 2009)
Dans notre pratique quotidienne, nous avons remarqué l’importance des propriétés pharmacologiques de la méthadone chez les patients dépendants aux opiacés.
Sur des patients présentant des troubles anxieux majeurs, l’augmentation de la posologie de la méthadone a permis de diminuer cette anxiété de façon importante.
Chez des patients présentant une consommation importante d’alcool, la majoration de la posologie de méthadone a permis également une diminution importante de cette consommation, voire un arrêt.
Ces effets thérapeutiques de la méthadone (sur l’anxiété et la consommation d’alcool) ont été observés sur une trentaine de patients sur une période de six mois.
De façon plus générale, la prise en charge de ces patients présentant des troubles d’allure psychiatrique nécessite la mise en place d’un traitement adapté par la méthadone avec suivi régulier du patient, en parallèle d’une psychothérapie.
Dans les cas où l’anxiété est persistante, malgré l’augmentation de la posologie de méthadone, il s’avère parfois judicieux de compléter le traitement par un IRS et/ou une BZD.
Par ailleurs, médecin à l’UCSA de Chauconin au centre pénitencier de Meaux (77), j’ai constaté dans ma pratique en milieu carcéral une anxiété encore plus importante, évidemment largement expliquée par le contexte. C’est pour cela que nous évitons de baisser trop rapidement la posologie de méthadone, étant donné le risque d’émergence d’un trouble anxieux sévère.
En conclusion, il est important de rappeler que le suivi à moyen et à long terme est indispensable pour apprécier l’état clinique du patient, analyser ses difficultés et donc donner une réponse thérapeutique adaptée aux différents symptômes cliniques (ici, en l’occurrence, des troubles anxieux).
En effet, l’évaluation clinique permet de déterminer la réalité, la nature, l’origine de l’anxiété, et donc d’adapter de façon adéquate :
- mise en place d’un traitement de substitution
- adaptation des posologies (à la hausse le plus souvent)
- mise en oeuvre d’un traitement antidépresseur et/ou anxiolytique
- suivi psychothérapique
Ces commentaires cliniques et pratiques concordent avec l’article du Dr Peter L. TENORE (Flyer 34).