Introduction
Les conduites addictives connaissent depuis la fin du XVIIIème siècle de nombreuses tentatives pour être appréhendées sous le prisme de la maladie. Elles ont d’abord été considérées, dans une perspective univariée, comme une « maladie par intoxication » où ce serait la substance qui serait responsable du déclenchement de la consommation incontrôlée de celle-ci. Puis on a expliqué que certaines personnes réagissaient moins bien que d’autres au potentiel des substances psychoactives : c’est la naissance du modèle bivarié de l’addiction. Avec la mise en évidence du rôle du contexte social et de l’environnement, l’addiction est à partir des années 1970 envisagée dans un contexte trivarié et biopsychosocial. En parallèle de ce processus de médicalisation s’est enclenché un processus de déstigmatisation à l’égard des personnes addictes : si l’addiction est une maladie, qui plus est une maladie où l’on perd sa « liberté de s’abstenir », alors on ne peut reprocher aux personnes leur addiction.
Au milieu des années 1990, grâce aux progrès des neurosciences et de la neuroimagerie, l’approche médicale de l’addiction se voit fournir des preuves là où certains « sceptiques » pouvaient remettre en cause le diagnostic de pathologie à partir des seuls symptômes de perte de contrôle décrits par les patients (Fingarette, 1988 ; Davies, 1992). C’est la naissance de ce que certains chercheurs appellent l’approche « orthodoxe » de l’addiction à savoir la théorie de la maladie cérébrale.
Selon cette théorie, l’addiction serait un trouble primaire, chronique, avec possibilité de rechute, lié à un dysfonctionnement du cerveau, qui n’aurait absolument rien à voir avec une quelconque agentivité des personnes. Portée par les chercheurs du National Institute of Drug Abuse, fortement subventionné par l’État américain dans la mesure où une telle théorie implique la possibilité de soigner l’addiction de manière médicamenteuse, la théorie de l’addiction comme maladie cérébrale s’inscrit dans un mouvement global de normalisation des maladies mentales et de déstigmatisation des personnes qui en souffrent. En effet, la théorie de la maladie cérébrale envisage les conduites addictives comme des conduites essentiellement compulsives, ce qui nie chez les personnes addictes la possibilité d’agir autrement et donc de ne pas consommer, ce point étant essentiel pour atténuer la responsabilité et le jugement négatif à leur égard. Selon une métaphore commune, le cerveau de l’addict serait kidnappé par la drogue, détruisant sa capacité de choix volontaire ou de contrôle de la consommation de la substance. Bien qu’il n’y ait pas de consensus clair sur la définition du concept de compulsion, il est de façon standard compris comme consistant en un besoin, une impulsion ou un désir qui est irrésistible, tellement fort qu’il est impossible aux personnes d’y résister.
A priori, cette théorie apparaît fortement séduisante, dans la mesure où elle implique des avantages sur les plans à la fois sociétal (atténuation du jugement social) et clinique (promesses de soin efficace). Pourtant, la théorie de l’addiction comme maladie cérébrale va très rapidement donner lieu à de nombreuses critiques, émanant du champ scientifique comme du champ clinique.
Parmi ces critiques, nous avons choisi de nous intéresser à celles émises par Hanna Pickard, qui est à la fois philosophe et clinicienne de formation, et qui s’intéresse aux maladies mentales en général et à l’addiction en particulier. Les thèses qu’elle défend à propos de la définition des troubles mentaux et de la psychopathologie expliquent son « rejet » de l’approche orthodoxe de l’addiction : pour elle, il n’y a pas lieu de nier toute agentivité chez les personnes addictes mais seulement d’admettre une capacité amoindrie de contrôle sur ses actes.
Avant d’expliquer ce qu’est une bonne théorie de l’addiction pour Hanna Pickard, nous voudrions ici revenir sur l’analyse par cette dernière de la conception orthodoxe de l’addiction ; il s’agira d’abord de comprendre avec elle les raisons expliquant l’attachement à une telle conception et le fait qu’elle reste un point de référence encore aujourd’hui malgré toutes les critiques qu’elle subit.
Ensuite, il s’agira de comprendre pourquoi il est nécessaire, selon Hanna Pickard, de refuser une telle théorie, c’est-à-dire pourquoi il est nécessaire de réinjecter de l’agentivité dans la compréhension des troubles mentaux, en particulier dans l’addiction. Enfin, nous reviendrons sur la façon dont Hanna Pickard conçoit l’addiction, dans une perspective plus graduelle de l’agentivité, qui permet de repenser également la notion de responsabilité.
1) Quelles sont les raisons de l’attachement à l’approche orthodoxe de l’addiction ?
Avant toute chose, il s’agit de replacer l’analyse de Hanna Pickard sur l’addiction dans un champ plus large : celui des maladies mentales et de la psychopathologie. La critique effectuée par H. Pickard à propos de la façon dont l’approche orthodoxe de l’addiction comprend le concept de compulsion ne prend tout son sens que par rapport à la critique plus globale de la façon dont on conçoit communément la psychopathologie.
Ainsi, dans l’article « Psychopathology and the ability to do otherwise », publié en 2015, H. Pickard explique que le point commun entre des conditions telles que l’addiction, les TOC, les phobies ou toute autre forme de trouble mental est que l’on considère impossible pour les personnes de faire autre chose que ce qu’elles font, c’est-à-dire qu’elles ont perdu « la capacité d’agir autrement », ce qu’on désigne, en philosophie, comme le libre arbitre. Autrement dit, la psychopathologie est selon H. Pickard fondée sur la supposition selon laquelle il est impossible, pour les personnes qui souffrent de troubles mentaux, d’essayer de choisir d’autres actions alternatives ou même, d’être motivées par d’autres choix possibles : les actions effectuées par ces personnes sont compulsives c’est-à-dire totalement automatiques et obligatoires ; elles ne résultent à aucun moment d’une forme de choix ou de décision de la part des personnes. En mettant au cœur de l’addiction une compulsion, c’est-à-dire des désirs irrésistibles (auxquels l’individu ne peut pas résister même s’il le voulait), l’approche orthodoxe de l’addiction va dans ce sens : l’individu a perdu sa capacité de libre arbitre ou ce que l’on appelle aussi « l’agentivité » c’est-à-dire la capacité d’avoir un contrôle sur ses actes.
A la lumière des travaux de H. Pickard, on peut mettre en évidence au moins deux raisons pour lesquelles il est séduisant d’admettre, comme le fait l’approche orthodoxe de l’addiction, cette perte totale d’agentivité.
D’une part, et c’est une raison valable pour l’ensemble des troubles mentaux : il s’agit de faire preuve de compassion. En effet, lorsque nous sommes face à des personnes souffrant de désordres mentaux, nous sommes le plus souvent animés par une compassion devant la souffrance et le contexte psychosocial souvent très difficile de ces personnes ; nous sommes alors tentés de rendre ces personnes non responsables de leurs actes en affirmant qu’elles n’avaient pas le contrôle de leurs actes et qu’elles n’avaient pas la possibilité d’agir autrement au moment de l’action qui a eu des conséquences néfastes sur autrui. Ainsi, afin de maintenir une attitude de pitié et de compassion, nous avons tendance à nier l’agentivité des patients et à affirmer qu’ils sont forcés de se comporter comme ils le font et qu’ils ne peuvent littéralement pas s’empêcher d’agir autrement.
D’autre part, l’approche orthodoxe a le mérite de résoudre cette énigme (puzzle) que constitue l’addiction : selon le bon sens et la théorie économique classique, les gens ne font que ce qui va dans leur meilleur intérêt : nous avons en nous, de manière consciente ou non, l’idée que l’être humain est un être rationnel, qui agit en vue de ses intérêts, et même un être maximisateur c’est-à-dire qui agit en vue de son meilleur intérêt. Il est donc difficile de comprendre pourquoi des personnes effectueraient volontairement et intentionnellement une action qui entraînerait des conséquences négatives (sur les plans familial, professionnel etc.), comme c’est le cas dans l’addiction. Ces trois caractéristiques – irrationalité, intentionnalité, liberté – coexistent dans l’addiction et c’est leur interconnexion qui semble faire tout le paradoxe du phénomène addictif.
La constitution de l’approche orthodoxe de l’addiction, en mettant au cœur la caractéristique de compulsion, permet de résoudre ce paradoxe : la conduite addictive n’est pas une conduite autodestructrice – car il faudrait qu’elle soit libre pour cela – mais une condition dans laquelle les sujets souffrant d’addiction sont contraints à rechercher et consommer une substance. Les travaux en neurosciences mettent ainsi en évidence des dysfonctionnements au niveau cérébral, qui expliqueraient pourquoi un individu rechercherait activement un produit ou une activité alors que ceux-ci ont des conséquences néfastes pour lui et pour son entourage : c’est notamment parce qu’un des systèmes neuronaux responsables de la motivation à agir, le système de la récompense, serait déréglé et pousserait à une telle recherche, qualifiée désormais de « compulsive ». C’est bien parce que l’addiction est « liée à des changements dans la structure et les fonctions du cerveau » qu’elle est « fondamentalement une maladie cérébrale » déclarait en 1997 le directeur du National Institute on Drug Abuse (NIDA), Alan Leshner. Les neurosciences semblaient ainsi fournir l’explication que l’on attendait au sujet de ces conduites autodestructrices incompréhensibles : ces dernières ne seraient finalement pas libres, mais forcées, compulsives, c’est-à-dire rendues inévitables par cette pression impérieuse à agir, par ces désirs auxquels il est impossible de résister.

Alan Leshner
Il n’y a ainsi plus lieu de parler de paradoxe ni de dire que l’agent se conduit de manière irrationnelle puisqu’en prouvant qu’il y a quelque chose comme une « perte de contrôle », de telles théories montrent que l’action addictive n’est plus libre, voire qu’elle ne mérite peut-être même plus le nom d’action. Telle est la raison principale expliquant, pour H. Pickard, le succès de l’approche orthodoxe de l’addiction. Mais ces avantages n’empêchent pas certaines insuffisances, notamment sur le plan clinique.
2) Pourquoi est-il nécessaire de refuser l’approche orthodoxe de l’addiction ?
A cet égard, la principale critique formulée à l’encontre de la théorie cérébrale de l’addiction est la suivante : cette théorie ne rendrait pas compte de certains éléments expérientiels, notamment des moments où les personnes arrivent à reprendre le contrôle sur leur consommation, même si c’est de manière temporaire. Elle laisse aussi de côté toutes les actions complexes que doivent entreprendre les individus pour se procurer une substance (trouver de l’argent, aller dans la rue trouver le dealer etc.) ou pour organiser la consommation (rituels etc.). Par ailleurs, la théorie de la maladie cérébrale ne semble pas pouvoir expliquer le phénomène du maturing out, selon lequel on peut sortir de l’addiction en faisant principalement appel à des ressources internes, et grâce à un contexte changeant ou plus favorable.
Enfin, on peut dire que, fondamentalement, le fait d’appréhender l’addiction comme une maladie biologique, primaire et chronique, n’ayant absolument lien avec l’agentivité des personnes, semble un contresens total face à l’intervention thérapeutique : « Si les cliniciens abandonnent la croyance que les patients ont le choix et au moins un degré de contrôle sur leur comportement, ils ne peuvent pas rationnellement décider de travailler avec eux pour l’augmenter » (Pickard, 2011, p. 213).
En effet, les programmes de traitement reposent principalement sur l’hypothèse que les patients possèdent une agentivité – même restreinte – et qu’ils ont la capacité de faire autrement, et que c’est précisément le but du traitement que de renforcer cette capacité. Les TCC, en particulier, présupposent l’agentivité des personnes pour être efficaces dans la mesure où elles insistent sur la mise en place de nouvelles routines, censées entraîner de nouvelles croyances cognitives et de nouvelles actions.
C’est le paradigme de « motivation au changement » qui sous-tend la plupart des thérapies actuelles à propos de l’addiction : tout un travail est effectué avec les patients pour les accompagner, étape par étape, d’une prise de conscience théorique des effets néfastes de la conduite addictive, à la mise en place d’actions pour réduire cette conduite et peu à peu la stopper, jusqu’au « maintien de l’arrêt de la conduite ». Ce qui est primordial dans un nouveau schéma, c’est que la diminution ou l’arrêt de l’addiction ne doit pas être imposé depuis l’extérieur (entourage familial ou médical) mais « voulu » par la personne de l’intérieur. Malgré la mauvaise presse dont souffre le concept de volonté actuellement, dont témoigne l’empressement à le remplacer par des termes comme motivation ou choix, il reste que, au niveau philosophique, s’engager dans un changement d’habitude et dans l’effectuation d’actions intentionnelles, mobilise quelque chose comme la volonté. Les termes utilisés (motivation, intention, préparation de l’action etc. sont d’ailleurs empruntés au langage de la philosophie de l’action contemporaine).
Toujours est-il que la conception de l’addiction comme maladie primaire et incurable est notée par les chercheurs comme ayant un impact négatif sur la croyance des personnes qu’elles peuvent sortie de l’addiction. La théorie de la maladie cérébrale est le plus souvent liée à une forme de « fatalisme » à propos de la maladie : si l’agentivité des personnes ne joue aucun rôle à l’entrée et durant le maintien de la maladie, comment pourrait-elle jouer un rôle à sa sortie ?
Ainsi, pour toutes ces raisons, les conceptions de la psychopathologie et de l’addiction fondées sur l’idée que l’agentivité des personnes est totalement détruite, est pour H. Pickard fausse et ne reflète pas la réalité clinique.
3) L’approche non orthodoxe de l’addiction de H. Pickard et l’impact sur la question de la responsabilité.
Pour autant, il ne s’agit pas de dire que les capacités de contrôle des actions des personnes atteintes de troubles mentaux sont intactes mais de dire qu’elles sont altérées ou réduites : il est nécessaire d’admettre que « la réduction n’est pas l’extinction » (Pickard, 2015, p. 211). Un point majeur de la conception de H. Pickard à propos de l’addiction est que le concept de contrôle sur les actes ne doit plus être considéré comme binaire mais comme « graduel » et pouvant évoluer.
En d’autres termes, les comportements des personnes souffrant de désordres mentaux sont loin d’être de simples mouvements corporels réflexes mais constituent bien des types d’action que les individus sont, dans une certaine mesure, conscients d’effectuer, et sur lequel ils exercent un contrôle plus ou moins grand. Ainsi, la recherche et la prise de drogue apparaissent comme des conduites « délibérées », « flexibles » et qui « impliquent une planification et une exécution compliquée et diachronique » (Pickard, 2015, p. 9) : la recherche et la consommation de drogue comportent toutes les différentes caractéristiques de l’action intentionnelle. Dans la plupart des troubles psychopathologiques, en particulier dans l’addiction, il est faux de nier toute intentionnalité au profit du concept de compulsion.
La perte de la liberté réside ailleurs, pour H. Pickard : pour elle, il faut plutôt comprendre les conduites addictives comme une solution intentionnelle trouvée par les personnes pour « pallier une détresse psychologique », dans la veine de ce qu’on appelle l’automédication. Les patients manquent de liberté au sens où ils manquent de « mécanismes d’adaptation alternatifs » c’est-à-dire où ils n’ont pas de meilleure solution, au moment où ils assouvissent l’addiction, pour pallier leur souffrance.
Il semble alors que nous fassions de nouveau le constat d’un contexte de vie difficile des personnes souffrant d’addiction ou de troubles mentaux en général : mais là où la compassion résultant de ce constat était à l’origine d’une méprise théorique (placer au centre de toutes les psychopathologies le concept de compulsion et nier toute agentivité des personnes), H. Pickard nous invite à voir les choses autrement.
Pour elle, ce constat doit mener à une atténuation de la responsabilité, mais par un autre biais. Le constat de la souffrance psychologie des personnes souffrant d’addiction ne doit pas mener à les déresponsabiliser totalement mais à arrêter de les « blâmer ».
Ainsi, il faut pour H. Pickard faire cette distinction conceptuelle entre le « blâme » et la « responsabilité » comme l’annonce le titre de son article de 2011 « Responsibility without blame : empathy and the effective treatment of personnality disorder ». Blâmer quelqu’un, c’est non seulement reconnaître qu’il est à l’origine de l’action mais encore, que son action constitue une faute, une infraction à la loi morale. Il aurait dû agir autrement – agir en vue du bien – et il ne l’a pas fait. Qui plus est, le blâme, comme le souligne H. Pickard, est « affectif » : on blâme quelqu’un parce que l’on ressent profondément qu’il doit être blâmé pour ce qu’il a fait. Reprocher à quelqu’un de ne pas pouvoir s’abstenir de consommer une substance ou d’effectuer un comportement, c’est faire preuve de « blâme affectif » ; c’est considérer que cette personne va à l’encontre de certaines normes morales (et sociales) ; c’est se sentir investi d’un droit de juger moralement une personne. Or, ce blâme-là est préjudiciable pour le soin : de nombreuses études montrent que le blâme empêche en partie l’accès aux soins car les gens ont peur du jugement social.
Mais ne pas blâmer implique-t-il de ne pas admettre la responsabilité des actes commis sous l’emprise d’une addiction ? Pour H. Pickard, il faut dissocier le « blâme affectif » de l’imputation objective de responsabilité, qui consiste à faire prendre conscience aux personnes de l’impact de leurs actions sur elles-mêmes et sur les autres. Le fait de mentir, par exemple ne fait pas, en lui-même, partie de la maladie addictive et on pourrait ainsi établir que les personnes ont un rôle à jouer dans leurs actions, qu’elles peuvent choisir de ne pas mentir à leurs proches, sans réinvestir de l’affect, sans nier que l’addiction soit une maladie.
Conclusion
Reconnaître la souffrance et le contexte de vie difficile des personnes souffrant d’addiction semble une nécessité sur le plan sociétal et clinique, ne serait-ce que pour faciliter l’accès au soin des personnes addictes, la stigmatisation étant souvent citée comme un des facteurs limitant de l’accès au soin. Mais cette nécessité peut pousser à envisager les troubles mentaux et en particulier l’addiction d’une façon non légitime sur le plan théorique. C’est ce que l’on peut reprocher, pour H. Pickard, à l’approche orthodoxe de l’addiction fondée principalement sur le concept de compulsion, qui nie chez les personnes addictes toute agentivité et tout contrôle sur leurs actes. A l’encontre d’une telle approche, afin de capturer certains éléments agentifs importants et d’être en accord avec la finalité de l’intervention clinique, H. Pickard propose une approche non orthodoxe, qui redonne aux personnes addictes, et aux personnes atteintes de troubles mentaux en général, du contrôle sur leurs actes, même si celui-ci est amoindri. C’est cet aspect graduel de l’agentivité qui doit permettre de fonder une distinction importante entre le fait de « responsabiliser » et le fait de « blâmer » les personnes addictes.
Bibliographie
- DAVIES, John Booth. Myth of Addiction: Second Edition. 2 edition. Amsterdam : Routledge, 1997.
- FINGARETTE, Herbert, Heavy Drinking: The Myth of Alcoholism as a Disease. Berkeley: University of California Press, 1988.
- LESHNER, A. I. “Addiction Is a Brain Disease, and It Matters.” Science (New York, N.Y.) 278, no. 5335 (1997).
- PICKARD Hanna
« Psychopathology and the ability to do otherwise », Philosophy and Phenomenological Research, vol. 90, no 1, 2015, p. 135-163.
« Responsibility without blame: empathy and the effective treatment of personality disorder », Philosophy, psychiatry, & psychology, vol. 18, no 3, 2011, p
Théorie des addictions : attention au(x) réductionnisme(s) de tout bord
Par Benjamin ROLLAND
Le Flyer publie ce mois-ci un article de Mélanie Trouessin, Docteure en Philosophie à l’ENS de Lyon, et bien connue dans le milieu addictologique de la région AURA. Son excellente connaissance du sujet, et ses grandes capacités de vulgarisation, nous permettent de comprendre clairement un sujet complexe, et il faut se réjouir de voir un tel article dans le Flyer.
Il faut le reconnaitre d’emblée, les théories neurobiologiques de l’addiction ont parfois été galvaudées par certains de leurs plus éminents représentants. Ceux-là ont choisi de présenter l’addiction comme une maladie du cerveau dont ils avaient bien évidemment trouvé le mécanisme pathologique. Ne soyons pas naïfs, ces discours réducteurs ont surtout pour but d’attirer les médias, et de convaincre les décideurs politiques de donner toujours plus de fonds de recherches à ceux qui les tiennent. Certains laboratoires pharmaceutiques se sont engouffrés dans ce réductionnisme, en distribuant des petites brochures où, avec trois flèches et deux neurones, on est censé avoir tout compris à l’addiction. Tout cela fut aussi du pain béni pour les détracteurs de ces théories, qui n’ont cessé, et parfois malheureusement à raison, d’en dénoncer le simplisme et le caractère inopérant, puisqu’il faut bien le reconnaitre, les travaux neurobiologiques n’ont pour l’instant abouti à aucune avancée thérapeutique majeure dans le champ des addictions. Les recherches en neurosciences restent toutefois cruciales pour avancer sur la compréhension globale des processus addictifs, et elles commencent d’ailleurs à aider de manière concrète certains patients, lorsque l’on voit les progrès actuels de la remédiation cognitive.
La principale théorie neurobiologique contemporaine de l’addiction implique l’axe mésencéphalo-striato-préfrontal (MSP), le fameux circuit dit de la « récompense », alors qu’il est en réalité impliqué dans infiniment plus de comportements complexes que les seules situations de récompense, mais cela nécessiterait beaucoup de développements. La représentation « orthodoxe » d’un système qui serait « cassé » ou « anormal » dans l’addiction reflète à mon sens une mauvaise compréhension de la physiologie du cerveau. Le cerveau est un organe infiniment plastique. Le fonctionnement de cet axe MSP est particulièrement impliqué dans les processus ritualisés de notre vie quotidienne. La surexpression de cet axe dans le processus addictif ne fait probablement que traduire le caractère massif que certains rituels comportementaux ont acquis chez les sujets atteints d’addiction. Il pourrait s’agir d’une adaptation physiologique du cerveau à une contrainte environnementale majeure, et il n’est écrit nulle part que ce processus adaptatif est irréversible, et surtout qu’il est forcément pathologique (au sens de maladie). Certains neuroscientifiques très sérieux contestent d’ailleurs cet aspect pathologique des processus d’adaptation cérébrale dans l’addiction (voir pour plus d’informations l’article de Marc Lewis dans le NEJM que nous avions vulgarisé pour le site Addict’Aide avec mon collègue de l’INSERM Guillaume Sescousse : L’addiction : un apprentissage et non une maladie ? Un article d’opinion dans Le New England Journal of Medicine).
Cette approche très pragmatique reste en phase avec le constat clinique que l’addiction est un processus progressif et hétérogène, et que de nombreux usagers de substances, même réguliers, n’ont pas de critères d’addiction.
Les scientifiques sont par nature des gens qui doutent, et s’ils ne tombent pas dans les affres de la communication médiatique, ils sont souvent prudents sur les résultats des études (souvent contradictoires entre elles) et les sur modèles scientifiques en cours. Ils ne peuvent pas prétendre avoir résolu le puzzle des addictions, pas plus d’ailleurs que les sociologues ou les philosophes. Lorsque Hanna Pickard dénonce le simplisme de la théorie neurobiologique « orthodoxe » de l’addiction pour conclure que l’addiction est « une solution intentionnelle trouvée par les personnes pour pallier une détresse psychologique », ne tombe-t-elle pas elle-même dans un réductionnisme du même acabit que ce qu’elle dénonce ? Il est bien évident que, formulée ainsi, cette explication psychologisante est extrêmement simplificatrice et ne saurait s’appliquer telle quelle à tous les patients atteints d’addiction.
L’approche biopsychosociale de l’addiction parait rester le meilleur modèle actuel du problème. Elle traduit que l’addiction est un trouble complexe et polymorphe, qui peut être envisagé en même temps dans une optique neurobiologique, sociologique, et psychologique. Il n’y a rien de contradictoire à ces différentes approches, d’abord parce que le cerveau est un organe éminemment social, en interaction ouverte et constante avec les autres, et qui nourrit en permanence ses représentations et son fonctionnement par le bain culturel et social dans lequel il est plongé. Ensuite, je rappellerai pour analogie que, en physique quantique, la lumière est considérée à la fois comme une onde et comme une particule, alors que c’est censé être incompatible. Ayons donc une vision « quantique » de l’addiction, phénomène biologique, phénomène sociétal, alchimie complexe qui s’exprime de manière individuelle et unique chez chacun, et prenons garde aux réductionnismes de tous poils, qui cachent souvent, derrière les postures idéologiques, des questions de pouvoir personnel et de rivalités pour l’accès aux financements et à l’espace de parole publique.