Ndlr : Après différents voyages en Australie, en Italie et en Inde, Benjamin Rolland nous emmène cette fois plus au nord, dans un pays scandinave, la Norvège. Le pays a pu recevoir dans le passé beaucoup de critiques, notamment sur son accès aux MSO, trop contraignant et très peu orienté vers une approche de réduction des risques. Ceux d’entre nous, qui ont fréquenté les éditions précédentes du congrès Europad, se souviennent sûrement des interpellations du psychiatre Marc Reisinger aux intervenants norvégiens. L’article « How to treat the treatment system » traitait entre autres, de la situation dans ce pays. Il est disponible sur le lien suivant : Marc Reisinger, How to treat the treatment system, Heroin Addiction and Related Clinical Problems, vol. 16, N. 1, March 2014, p. 45-48.
Cette interview semble montrer une évolution, comme l’accès prochain à des programmes héroïne (voir plus bas la note : « La Norvège va tester l’héroïne gratuite pour certains toxicomanes »)

Crédit : Marte G. Bramness © 2018
Le Flyer : Pouvez-vous vous présenter en quelques lignes ?
Jørgen G. Bramness : J’ai 57 ans, je suis psychiatre, pharmacologue clinicien, et chercheur depuis 20 ans dans le domaine de la psychiatrie, des drogues et des addictions. Mes principales thématiques sont dans le domaine des addictions aux médicaments, la toxicologie médicolégale, les états psychotiques induits par l’amphétamine et, plus récemment, le champ de l’abus d’alcool et des dépressions associées. Pendant 8 ans, j’ai été le directeur du Centre Norvégien de Recherche sur les Addictions à l’Université d’Oslo, qui bénéficiait d’un important financement du Conseil Norvégien pour la Recherche. Actuellement, je suis professeur à l’Université de Tromsø et directeur de recherche au Centre Expert Norvégien sur l’Association entre Abus de drogues et Troubles Mentaux. Enfin, je suis Secrétaire Général de la Fédération Européenne des Sociétés d’Addictologie (NB : European Federation for Addiction Societies ou EUFAS(1 )). Malheureusement, par manque de temps, je suis beaucoup moins impliqué dans la pratique clinique depuis une dizaine d’année.
Le Flyer : Quels sont les principales données épidémiologiques en matière d’addiction dans votre pays ? Les principaux centres d’intérêt ou principales causes d’inquiétude actuelles ?
Jørgen G. Bramness : La plupart des données épidémiologiques montrent que l’usage de substance est globalement plus faible en Norvège, par rapport à ce que l’on observe dans les autres pays européens. C’est vrai aussi bien pour l’usage d’alcool, de tabac, mais aussi pour les substances illicites et les addictions aux médicaments avec potentiel d’abus. Il y a toutefois des chiffres qui montrent une réalité plus sombre en Norvège. Nous avons une culture du binge drinking avec un usage festif et souvent très important d’alcool le week-end, et très peu voire pas de consommation le reste de la semaine. Cela peut refléter la vieille culture paysanne du pays. Bien sûr, durant les dernières décennies, une culture de consommation de plus en plus continentale s’est propagée en Norvège.
Cela s’est mélangé avec les anciens usages, mais au final, il reste que la consommation moyenne d’alcool en Norvège est peu élevée. Pour ce qui concerne les substances illicites, la Norvège se distingue surtout par un usage élevé d’amphétamines et, pour les opioïdes, il y a une très forte culture des pratiques d’injection. C’est probablement une des raisons pour lesquelles la Norvège est malheureusement leader en matière de nombre per capita de décès par overdose en Europe, avec approximativement 75 morts par million d’habitants et par an, chiffre seulement battu par certains pays baltes.
Le Flyer : Quelles sont les substances légalisées, dépénalisées, ou interdites, dans votre pays ? Quel est l’état du débat sur la question de la dépénalisation ou légalisation de certaines substances comme le cannabis ?
Jørgen G. Bramness : La Norvège n’a jamais été un pays particulièrement libéral en matière de législation sur les drogues. Toutes les substances sont interdites en dehors de l’alcool et du tabac. Jusqu’à il y a environ 10 ans, la politique contre l’usage de drogues était très dure et, même si la rhétorique d’une « guerre contre les drogues »(2) n’a jamais été réellement tenue dans le pays, les politiques en place y ressemblaient en fait beaucoup.
Tout cela a changé au cours des dernières années. D’abord, la police s’est progressivement désintéressée du sujet de la possession et de l’usage de substances interdites. Ensuite, le pouvoir actuel s’est engagé à transférer la responsabilité de l’usage de drogues du secteur judiciaire vers le secteur sanitaire. Cela est un peu flou en réalité sur ce que cela va signifier en pratique. Certains mettent en avant le modèle portugais (3) , tandis que d’autres pensent que cela va davantage consister à une officialisation du système de facto en place dans le pays, c’est-à-dire la dépénalisation effective de la possession et de l’usage au moins de certaines drogues. Comme dans de nombreux pays, le cannabis est au cœur de ce mouvement de libéralisation et il reste à voir dans quelle mesure d’autres drogues vont être concernées par la dépénalisation. Actuellement, un comité gouvernemental travaille sur les détails de cette évolution et va rendre son rapport public l’an prochain, ce qui amènera probablement à des modifications législatives dans un délai de temps raisonnable après cela.
Le Flyer : L’addictologie est-elle structurée et enseignée comme une discipline spécifique ? Si ce n’est pas le cas, estimez-vous que cela pose problème et pourquoi ?
Jørgen G. Bramness : Dans de nombreux pays, l’addictologie est l’apanage des psychiatres, ou bien, en dehors du champ de la médecine, des travailleurs sociaux. En Norvège, ces dernières ont occupé une place centrale jusqu’en 2004, date à laquelle des services d’addictologie ont été intégré à l’offre de soins globale, ce qui a donné aux patients atteints d’addiction des droits en matière d’accès aux soins similaires à tout autre patient atteint d’une autre pathologie.
En 2014, l’Association Médicale Norvégienne s’est vue décernée par le Directoire Norvégien de la Santé la possibilité de conférer aux médecins une spécialisation en addictologie, séparée des autres disciplines médicales, ce qui a fait de la Norvège le premier pays européen avec une spécialité médicale autonome d’addictologie, et pas une sous-spécialisation d’une autre discipline comme la psychiatrie. Jusqu’ici, plus de 130 spécialistes en addictologie ont été diplômés, mais cela reste l’une des plus petites disciplines, de la taille par exemple de la dermatologie ou de la chirurgie plastique. Et, malgré tout, l’enseignement de l’addictologie est pauvre dans les facultés de médecine, avec environ 5 à 10 heures chaque année environ. Les professions paramédicales comme les infirmiers en ont encore moins mais les psychologues probablement davantage.
Le Flyer : Au niveau des soins, y a-t-il des spécificités de prise en charge « produit par produit » ou bien au contraire un système intégrant toutes les addictions de manière global ?
Jørgen G. Bramness : Il n’est pas possible de donner une réponse simple à cette question. Traditionnellement, nous avions beaucoup de centres pour le traitement des troubles de l’usage d’alcool, tandis que l’usage des autres produits était surtout observé dans des populations plus jeunes et pris en charge dans des structures spécifiques pour jeunes. Depuis une dizaine d’année, on observe une tendance à la diversification des classes d’âge au sein de ces derniers types de structures, même si les sujets atteints uniquement d’alcoolo-dépendance se font encore prendre en charge dans les structures traditionnelles d’alcoologie qui ont lien fort avec les AA. Et puis maintenant, il y a les cliniques « MSO » (sur lesquelles je reviendrai plus loin). D’une manière générale, on n’a pas, de toute façon, assez de structure de soins en addictologie dans notre pays et on estime qu’environ 10% seulement des sujets atteints d’addiction sont pris en charge dans une structure appropriée. (4)
Le Flyer : Comment se fait l’articulation entre soins ambulatoires et soins hospitaliers ? Est-ce un élément important de l’organisation des soins ?
Jørgen G. Bramness : Comme dans beaucoup d’autres champs de la médecine, la coopération entre l’hôpital et la ville est parfois difficile. En Norvège, nous avons un problème supplémentaire pour les addictions qui est que l’essentiel de la prise en charge ambulatoire dépend des médecins généralistes et des travailleurs sociaux. Les problèmes de coordination ont été très importants dans le passé, mais le gouvernement actuel a prévu d’améliorer la communication entre les différents niveaux de soins.
Le Flyer : Quels sont les médicaments de substitutions opiacés autorisés ? Quelle est leur place respective en terme de prescription, et pouvez-vous nous dire comment ces différentes molécules sont perçues globalement par les soignants ?
Jørgen G. Bramness : Les MSO ont été introduits tardivement en Norvège. C’est seulement en 1998 que nous avons eu en place dans tout le pays une offre opérationnelle pour les patients dépendants des opioïdes. La méthadone a été introduite en premier et, au départ, lancée dans le cadre d’un projet restreint pour les populations les plus marginalisées. Mais, avec son très haut niveau d’usagers de drogues par injection (peut être 15 000 à 20 000 dans le pays), et son nombre dramatique de décès par overdose, la Norvège a rapidement évolué et actuellement les programmes TSO concernent environ 8 000 patients. Aujourd’hui, la molécule la plus utilisée est la buprénorphine, avec ou sans naloxone. Souvent les patients commencent avec la buprénorphine, et sont switchés vers la méthadone en cas d’échec (ndlr : comme en France finalement).
Quelques patients reçoivent de la S-méthadone en cas de problèmes cardiaques. Il est prévu d’introduire l’héroïne médicalisée à partir de 2019 dans deux villes de grande taille et d’autres médicaments sont considérés pour le futur.
Après un accueil initial des MSO assez sceptique par les soignants communautaires, ces derniers sont maintenant perçus comme ils doivent l’être, c’est-à-dire comme une aide efficace à la prise en charge. Il y a un travail en cours pour l’introduction d’héroïne médicale pour les patients les plus marginalisés. Mais cela reste encore assez controversé (cf. encadré)
Le Flyer : Quelles sont, de manière très globale, les conditions légales d’accès aux différents MSO dans votre pays ?
Jørgen G. Bramness : Les MSO ne peuvent être initiés en médecine de ville, ou par un médecin non-spécialiste. Tous les patients doivent d’abord être évalués dans une clinique d’addictologie. Souvent, cela est réalisé en ambulatoire, mais un séjour hospitalier peut être nécessaire si les symptômes de sevrage sont trop violents. Une fois stabilisé, et en l’absence de problèmes trop importants d’autres usage de drogues, la responsabilité de la prescription est transférée aux soins primaires, et à une pharmacie locale, parfois avec des délivrances hebdomadaires.
Au départ, l’accès aux MSO était très contraignant. Il fallait un certain âge, un certain nombre d’années d’usage d’opioïdes, et avoir échoué aux prises en charge antérieures. Ces règles se sont considérablement allégées au fil des ans. Malgré cela, le maintien sous MSO reste difficile pour les patients qui ont une trajectoire trop chaotique.
Le Flyer : Quelles sont les dispositifs de réduction des risques et des dommages dans votre pays ? Quelles sont leurs principales missions ? Quelles interactions ont ces structures avec les structures de soins ?
Jørgen G. Bramness : Comme mentionné plus haut, les anciennes politiques du pays étaient focalisées vers le sevrage avec l’espoir d’une « Norvège sans drogues ». Mais, au cours des années précédentes, des mesures de réduction des risques et des dommages ont été introduites. D’abord, les MSO, puis nous avons essayé d’éduquer les usagers de drogues à utiliser d’autres voies d’usage que l’injection, et nous avons mis en place des campagnes d’éducation sur l’usage de la naloxone et de premiers secours pour le secours de pairs en situation d’overdose. Nous avons enfin des programmes d’échange de seringues (avec la distribution de kits d’usage de drogues), et aussi des salles de consommation à moindre risque.
Le Flyer : Existe-t-il des sites d’injections supervisés ou structures similaires dans votre pays ? Si oui, combien en existe-t-il et quel est le ressenti global du politique et de la population vis-à-vis de ces structures ? Si non, est-ce en projet ou l’objet de débat dans votre pays ?
Jørgen G. Bramness : Voir la réponse précédente
Interview et traduction par Benjamin Rolland (Service Universitaire d’Addictologie de Lyon, 69)
Remerciements à Mustapha Benslimane pour son aide logistique
Note : La Norvège va tester l’héroïne gratuite pour certains toxicomanes (20 Minutes avec AFP, 10/08/18, La Norvège va tester l’héroïne gratuite pour certains toxicomanes) :
La Norvège, qui compte l’un des taux d’overdoses mortelles les plus élevés d’Europe, va tester la prescription d’héroïne gratuite aux toxicomanes les plus marginalisés pour améliorer leurs conditions de vie, a annoncé vendredi le gouvernement. Jusqu’à 400 toxicomanes pourraient en bénéficier, selon le quotidien Aftenposten.
La Direction norvégienne de la santé et des affaires sanitaires a été chargée de proposer un projet expérimental permettant notamment d’identifier les patients susceptibles de bénéficier du programme, de réfléchir au mode de mise en œuvre et de chiffrer les coûts. «Nous espérons que cela apporte une solution qui permette de donner (…) une meilleure qualité de vie à certains toxicomanes qui sont aujourd’hui hors de notre portée et que les programmes actuels n’aident pas suffisamment», a expliqué le ministre de la Santé, Bente Høie, sur sa page Facebook. Les premiers traitements par injection d’héroïne devraient être expérimentés dans le pays nordique début 2020 au plus tôt, a indiqué le ministère de la Santé dans un communiqué.
La thérapie par héroïne médicalisée est controversée
La Norvège affiche l’un des taux de mortalité par surdose les plus élevés d’Europe avec 81 décès par million en 2015, derrière l’Estonie (132 décès par million) et la Suède (88 décès par million), selon l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies.
Déjà adoptée ou testée en Suisse, aux Pays-Bas et au Danemark, la thérapie par héroïne médicalisée est controversée mais ses partisans font valoir qu’outre une amélioration de la qualité de vie et une baisse de la mortalité, elle permet une réduction de la criminalité et des coûts associés.
Notes
- (1) European federation of addiction societies.
- (2) La politique de « War on Drugs » remonte à l’administration Nixon aux USA au début des années 1970. Richard Nixon lui-même avait prononcé un discours en 1971 dans lequel il déclarait que l’abus de drogues était « l’ennemi public Numéro Un ».
- (3) Depuis 2001, le Portugal a décriminalisé la possession et l’usage de toutes les drogues. Les seules peines dans ce cas concernent les possesseurs de grosses quantités de substances (l’équivalent de plus de 10 jours d’usage), et il s’agit surtout d’obligations thérapeutiques, les peines de prison ayant disparu de la loi pour les usagers. Cette politique est considérée comme un succès, dans la mesure où, si elle n’a pas eu d’impact flagrant sur les niveaux d’usage, elle a mis fin à l’emprisonnement des usagers et fait radicalement chuté les dommages sanitaires liés à l’usage de drogues.
- (4) Les chiffres sont malheureusement assez similaires en France.