Compte-tenu de notre intérêt non dissimulé pour les sujets douleur et addiction, nous avons été très curieux de découvrir la série Dopesick diffusée en décembre dernier.
Celle-ci établit la responsabilité de la firme (Mundipharma et sa filiale américaine Purdue) dans la crise américaine des opioïdes qui sévit toujours en Amérique du Nord.
Elle relate en effet avec une précision chirurgicale comment l’Amérique est tombée dans le piège qui l’a conduit à la crise des opioïdes qu’elle subit encore avec plusieurs centaines de milliers de morts, à partir de la promotion mensongère et cynique d’un médicament, l’Oxycontin.
Voir : Le Point, 12/11/2021 : « Dopesick » : le retour de Michael Keaton dans une série fracassante
Dopesick est une mini-série dramatique américaine créée par Danny Strong et basée sur un livre reportage « Dopesick: Dealers, Doctors and the Drug Company that Addicted America » (Dopesick : Dealers, Docteurs, et la compagnie pharmaceutique qui ont rendu l’Amérique accro) écrit par Beth Macy.
Elle revient sur les mensonges d’une firme (Purdue Mundipharma) qui, avec une ambition et une avidité remarquablement interprétées par l’acteur jouant le rôle de Richard Sackler, conduisent progressivement à la catastrophe sanitaire que traverse l’Amérique du Nord et, dans une moindre mesure, d’autres pays anglo-saxons.
Il était trop tentant pour nous de rapporter dans nos colonnes ce que nous avons pu découvrir dans cette série et ce que nous savions déjà.
Tous les éléments fondateurs de cette crise sont passés en revue (attention ‘spoil’ si vous souhaitez regarder cette série)
- Comment une compagnie (Purdue Mundipharma), à l’approche de la perte du brevet de son MS Contin (notre Moscontin national), imagine la mise sur le marché d’un futur blockbuster, l’Oxycontin pour préserver et développer de façon exponentielle sa croissance.
- Comment, pour ce faire, elle décide de promouvoir l’oxycodone pour quasiment tout type de douleur, comme s’il s’agissait d’un antalgique « non narcotique ».
- Comment l’entreprise décide de commencer par les régions les plus socialement défavorisées, en l’occurrence les Appalaches, ce qui vaudra à l’Oxycontin le joli surnom d’« hillbilly heroin » que l’on pourrait traduire par la « drogue des péquenauds ».
- Les mensonges sur la cinétique de l’Oxycontin, supposée être anti-addictive (courbe plate sur 12 heures, avec l’utilisation d’une échelle logarithmique visuellement trompeuse), ce qui s’avère faux en réalité.
- Un label ‘faiblement addictif’, obtenu auprès la FDA, décerné par un médecin de cette institution qui rejoint la firme quelques mois plus tard. On sait depuis que l’oxycodone est plus addictif que la morphine. (Voir : L’oxycodone est-elle plus addictive que la morphine ? Article du Dr Jacques POUYMAYOU et du Dr Stéphane ROBINET publié dans le Flyer n° 76 – Oct. 2019).
- Les bonus versés à des délégués médicaux, sous-informés eux-mêmes des risques, engagés à faire prescrire les médecins, cadeaux et séjours touristiques à l’appui.
- L’utilisation abusive du concept de pseudo-addiction pour justifier d’une augmentation quasi-infinie des doses d’Oxycontin à prescrire (la firme se chargeant de mettre sur le marché des dosages de plus en plus élevés d’Oxycontin – jusqu’à 160 mg).
- La stigmatisation des ‘drogués’, accusés de détourner un médicament au détriment des patients douloureux, dans le but d’innocenter le produit et la stratégie de l’entreprise responsables du désastre, en omettant de reconnaitre que la plupart de ces ‘drogués’ étaient simplement des patients algiques avant la prise d’Oxycontin.
- Comment des patients douloureux finissent par se tourner vers l’héroïne, moins chère et finalement plus accessible quand les ravages de l’Oxycontin conduisent à en limiter la disponibilité. Aujourd’hui, à côté de l’héroïne, on trouve de plus en plus des dérivés de fentanyl, plus dangereux encore, notamment pour le risque d’overdose, utilisés seuls ou mélangés à l’héroïne.
- L’utilisation de leaders d’opinion, médecins reconnus et grassement rémunérés, pour vanter les mérites de l’Oxycontin et en minimiser les risques incitant ainsi la base des prescripteurs à l’utiliser sans retenue.
- Comment la firme menaçait de poursuites les pharmaciens d’officine qui ne voulaient plus délivrer des ordonnances d’Oxycontin dont ils percevaient les dangers et les détournements
- Comment Richard Sackler imagine une conquête du marché mondial des opioïdes au travers de ses filiales – Mundipharma en Europe, Napp au Royaume-Uni entre autres… (Voir aussi : Courrier international, 09 février 2017, Enquête. OxyContin, un antidouleur addictif à la conquête du monde)
- etc…
Très tôt, dès 2016, Le Flyer avait publié un article au titre évocateur : « Oxycodone, objet marketing ou alternative à la morphine ?«
Sous la plume de Jacques Pouymayou et Stéphane Robinet, il dénonçait la supercherie scientifique et les allégations marketing (plus efficace, mieux tolérée, etc..) qui s’avèrent toutes erronées.
Si bien sûr il est indispensable de disposer de plusieurs alternatives, il n’y aucune raison scientifique de faire de l’oxycodone l’opioïde de référence comme le visait Mundipharma au travers d’un marketing très peu respectueux de l’Evidence Base Medecine. En utilisant parfois des techniques commercialement hyper-agressives, décrites dans la série Dopesick et en s’asseyant sur des considérations éthiques qui devraient prévaloir dans le cadre de l’information sur ce type de médicament.
L’article de Pouyamyou et Robinet, ainsi que d’autres éditoriaux, nous avait valu des menaces de la part de Mundipharma, par le biais d’un avocat basé dans une filiale de la firme au Bermudes ! La firme elle-même avait adressé aux membres du Comité Scientifique de la revue des menaces non dissimulées de poursuite.
Depuis, compte-tenu des actions intentées dans le monde contre la firme et la famille qui la dirige et de sa responsabilité plus qu’établie dans la crise nord-américaine, nous avons été ‘oubliés’.
Un autre excellent article sur le sujet : « Le Temps, 25 octobre 2019, L’OxyContin, l’antidouleur de Purdue Pharma par lequel la crise des opiacés est arrivée » dont voici un extrait :
« En 2002, Andrew Kolodny, interne en psychiatrie, assiste à une formation sur le traitement de la douleur à Philadelphie. Dix-sept ans plus tard, il ne s’est toujours pas remis de l’enthousiasme de l’intervenant, une sommité, pour les opiacés. « Il nous a dit que c’était tout à fait normal qu’on prescrive de façon agressive les opiacés et que les risques de dépendance étaient faibles », se rappelle Andrew Kolodny.
Le docteur Thomas McLellan, expert renommé dans le traitement de la douleur, avait exposé, avec un petit film, un cas d’école : un malade souffrant de mal de dos. Le patient, avait-il dit aux médecins présents, avait reçu une forte dose d’OxyContin, un antidouleur fabriqué par le laboratoire Purdue Pharma. Mais il en redemandait car la douleur était atroce.
Quand le film s’est arrêté, Thomas McLellan leur a demandé leur diagnostic. « Pour moi et pour beaucoup d’autres dans la salle, il était évident que le patient était devenu dépendant », se remémore Andrew Kolodny, qui dirige aujourd’hui le centre de recherches sur les opiacés de l’université de Brandeis, à Boston. « Mais à ma grande surprise, l’intervenant nous a dit que ce n’était pas vraiment de l’addiction mais une « pseudo-addiction ». Et que nous étions supposés lui donner plus d’opiacés. Il reprenait le concept de « pseudo-addiction » que Purdue Pharma et d’autres laboratoires mettaient alors en avant pour promouvoir les opiacés. »
Des conséquences meurtrières
Recommandations de médecins éminents rémunérés par Purdue Pharma, marketing trompeur, pratiques commerciales controversées: l’OxyContin, médicament antalgique similaire à la morphine, a été lancé sur le marché américain en 1996 avec une campagne promotionnelle balayant des années de prudence à l’égard des médicaments opiacés, jusque-là réservés aux maladies graves en raison de leur caractère addictif.
C’est à cause de la promotion inédite de ce médicament disponible uniquement sur ordonnance que Purdue et la famille Sackler, propriétaire du laboratoire, font face aujourd’hui à plus de 2300 plaintes aux Etats-Unis, accusés d’avoir contribué à déclencher la crise américaine des opiacés. Une crise qui a fait plus de 300 000 morts par overdoses depuis 2000, selon des chiffres publiés en octobre, et plus de 130 morts par jour aujourd’hui encore. »
Aujourd’hui, Mundipharma est moins présent dans la promotion de l’oxycodone, en Europe notamment.
La firme s’est déclarée en faillite aux Etats-Unis pour échapper aux poursuites. L’entreprise a néanmoins mis récemment sur le marché le kit naloxone Nyxoid à bas bruit (sûrement pour éviter les polémiques) afin de combler le vide laissé par le retrait de Nalscue.
Dopesick, à voir sur Disney + (pour les abonnés) et probablement bientôt en streaming sur d’autres plateformes ou en DVD.