Introduction
Article rédigé d’après le point de vue publié dans le JAMA de Juin 2017 par :
- Kurt Kroenke, Docteur en Médecine, VA Services de Santé Centre de Service de Recherche et de Développement pour l’Information and la Communication Sanitaire, École de Médecine de l’University d’Indiana et Regenstrief Institute Inc, Indianapolis.
- Andrea Cheville, Docteur en Médecine, Département de Médecine Physique et de Réadaptation, Clinique Mayo, Rochester, Minnesota.
- Et celui du Dr Mark A. Rothstein, Docteur en médecine, Institut de bioéthique, de politique et réglementation sanitaire, École de Médecine de l’University of Louisville, Louissville en août 2017.
Au début de cet été 2017, nous avons été interpelés par cette première publication dans le JAMA et celle qui l’a succédée dans l’American Journal of Public Health. En effet, dans le contexte nord-américain d’addiction aux opioïdes analgésiques, la tendance est plutôt d’écrire des prises de position en faveur d’une restriction drastique de la prescription des opioïdes, en particulier pour les douleurs chroniques non cancéreuses. Il est effectivement très courant de lire des publications qui condamnent la légèreté des médecins, surtout généralistes, dans cette prescription.
Dans le même temps, quelques états américains engagent des poursuites contre certains industriels, comme Purdue (Mundipharma), accusés d’avoir dissimulé les effets addictifs de leurs médicaments (en l’occurrence l’oxycodone) et de les avoir promus, par un marketing agressif, dans des indications bien plus larges que celles dans lesquelles il est raisonnable de les prescrire.
Face à ce qui est réellement une catastrophe sanitaire outre-Atlantique, on assiste aujourd’hui à ce qui ressemble fort à un mouvement de balancier, pouvant laisser craindre, après un accès bien trop large aux opioïdes, à des restrictions et un accès difficile aux opioïdes analgésiques, y compris dans des indications parfaitement légitimes, pour des patients qui en ont réellement besoin.
Ces 2 articles, dont les traductions suivent (en italique), doivent être appréhendés dans le contexte nord-américain.
Une telle épidémie n’a pas eu lieu en France où la prescription des opioïdes semble bien plus raisonnable et mieux encadrée. Ce qui ne doit pas nous priver d’une réflexion sur le sujet, comme l’a fait par exemple la SFETD avec ses Recommandations pour l’utilisation des opioides forts dans la douleur non cancéreuse de l’adulte [5].
Une réflexion sur comment éviter qu’arrive en France ce qui est arrivé en Amérique du Nord (et en Australie par exemple) mais également comment s’assurer de ne pas opérer un recul en matière de prise en charge de la douleur…
1er article : Management of Chronic Pain in the Aftermath of the Opioid Backlash
La douleur chronique représente une problématique fréquente, invalidante et couteuse (1). Rien qu’aux Etats-Unis, 126 millions d’adultes ont signalé une douleur au cours des 3 derniers mois, 25,3 millions d’adultes (11,2 %) une douleur quotidienne (chronique) et 23,4 millions (10,3 %) une douleur importante. (2) Trois causes de douleurs liées à des troubles musculo-squelettique – les lombalgies, les cervicalgies et l’arthrose – font partie des 9 principales causes d’invalidité. Avec les céphalées / maux de tête et les autres troubles musculo-squelettiques, ils comptent pour 9,7 millions d’années vécues avec un handicap. En comparaison, les 12 principales causes médicales d’invalidité conduisent à « seulement » 8,8 millions d’années vécues avec un handicap.(3) La lombalgie est la cause la plus importante aussi bien aux États-Unis qu’au niveau mondial.
Elle représente 1/3 des pertes de productivité. Le coût annuel de la douleur chronique aux Etats-Unis est d’environ 560 à 635 milliards de dollars.1 Malheureusement, le financement de la recherche sur le traitement de la douleur par l’Institut Américain de la Santé (National Institutes of Health – NIH) s’est effondré de 9 % en moyenne chaque année entre 2003 et 2007 et en 2011, en réponse à un rapport sur la douleur publié par l’Institut de Médecine, les Etats-Unis se sont focalisés de manière disproportionnée sur la réduction de l’utilisation des opioïdes plutôt que sur le soulagement de la douleur.
Les possibilités thérapeutiques offertes aux patients atteints de douleur chronique sont en constante diminution. La plupart des traitements médicamenteux sont peu efficaces et mal tolérés dans la douleur chronique. Le paracétamol a montré une efficacité minime dans les douleurs lombaires et un bénéfice faible dans l’arthrose (4). Les effets antalgiques des anti-inflammatoires non stéroïdiens (AINS) dans la lombalgie sont faibles (5) et les risques sont non négligeables au long cours.
La FDA (Food and Drug Administration) a renforcé ses mises en garde concernant les risques cardiovasculaires associées aux AINS, observant qu’un risque pouvait exister chez des individus en bonne santé même pour une utilisation à court terme et ce, même si le risque paraissait plus important chez les individus souffrant de maladies cardiovasculaires, présentant des facteurs de risques cardiovasculaire ou ayant recours à une utilisation à long terme.
Plusieurs classes de médicaments, comme les gabapentinoïdes (gabapentine, prégabaline) et les inhibiteurs de la recapture de la sérotonine et de la noradrénaline (duloxétine, milnacipran) sont approuvés par la FDA pour la douleur neuropathique et la fibromyalgie, mais leur efficacité est incertaine pour le groupe plus vaste de patients souffrants de lombalgie, d’arthrose, et d’autres troubles musculo-squelettiques. Les antidépresseurs tricycliques sont souvent utilisés en traitement adjuvants de la douleur mais leurs preuves d’efficacité sont relativement limitées dans la douleur chronique (ndlr : Les myorelaxants ne sont plus recommandés ni autorisés dans la lombalgie).
Les analgésiques opioïdes ont soulevé des inquiétudes croissantes. Il y a plusieurs dizaines d’années, les partisans d’une meilleure gestion de la douleur ont encouragé une utilisation plus large des opioïdes dans les douleurs chroniques non cancéreuses. En conséquence, le nombre d’ordonnances pour des opioïdes, les décès liés à des abus, et l’utilisation inappropriée de ces molécules se sont intensifiés. (6) Néanmoins, le mouvement visant à éradiquer totalement les opioïdes des options thérapeutiques dans les douleurs chroniques réfractaires aux autres traitements, est disproportionné (ndlr : Il semble préférable de travailler surtout à leur bon usage, et surtout de les associer à d’autres approches non médicamenteuses).
Premièrement, on estime qu’entre 5 à 8 millions de personnes aux Etas Unis utilisent les opioïdes pour la gestion de la douleur au long cours.6 Alors qu’un plaidoyer pour une utilisation plus large des opioïdes dans la douleur chronique a été fait au début des années 1990, les recommandations et consensus des 5 dernières années considèrent toujours les opioïdes comme l’ultime palier de l’échelle antalgique. De nombreux patients recevant des opioïdes à long terme ont commencé lorsque ces derniers étaient toujours considérés comme une option de traitement viable et ne devraient pas être contraints à un sevrage décidé de manière unilatérale, s’ils sont satisfaits du soulagement de leur douleur et s’ils utilisent leur traitement correctement.
Deuxièmement, de récentes recommandations du NIH6 et des Centres pour le Contrôle et la Prévention des Maladies (CDC) reconnaissent que la prescription des opioïdes et la surveillance du traitement restent une option viable chez des patients sélectionnés.
Troisièmement, des essais contrôlés versus placebo ont montré un faible effet antalgique des opioïdes8 tandis que le manque de preuves d’efficacité à long terme est vrai de façon générale pour tous les traitements antalgiques.
Quatrièmement, de nombreux patients répondent mieux à un antalgique plutôt qu’un autre, tout comme des patients avec des situations médicales différentes pourront répondre différemment aux stratégies thérapeutiques mises en œuvre. Etant donné le faible effet antalgique de la plupart des médicaments contre la douleur, le nombre restreint de classes disponibles et le besoin fréquent d’associer les thérapeutiques, éliminer une catégorie d’antalgique de l’éventail actuel n’est pas souhaitable.
L’utilisation excessive de phrases comme « l’épidémie d’opioïdes » devrait être évitée (une recherche documentaire a révélé plus de 100 articles contenant les mots opioïdes et épidémie dans le titre). Une épidémie suggère généralement qu’une maladie est largement répandue et qu’elle est très contagieuse, et non limitée à une minorité de personnes exposées.
L’analyse d’une large base de données pharmaceutiques nationale a révélé que parmi plus de 10 millions de personnes prenant des opioïdes, la probabilité de passer à une utilisation à long terme n’était que de :
- 1,3 %, un an et demi après la première prescription,
- 2,12 %, trois ans après,
- 3,7 %, six ans après,
- et 5,3 % neuf ans après.9
Ainsi, seulement une faible proportion de patients recevant des opioïdes bascule vers une utilisation à long terme. Certes, le nombre total de patients prenant des opioïdes au long cours est significatif compte tenu du nombre important de personnes recevant une prescription d’opioïdes. La réalité cependant, est que la plupart des patients recevant une prescription initiale d’opioïdes ne bascule pas vers une utilisation chronique et dans la sous-catégorie qui utilise les opioïdes à long terme, la majorité n’en a ni abusé ni fait d’overdose. Une conséquence inattendue des inquiétudes excessives concernant les opioïdes pourrait être la réticence croissante des cliniciens à en prescrire même de faibles quantités pendant une durée limitée : pour une douleur aigue, pour les patients sortant d’un service d’urgences, les patients en post-chirurgie, ou les personnes atteintes de douleurs dentaires aiguës. Aucun clinicien ne veut être accusé de contribuer à ‘l’épidémie’ d’opioïdes. Parallèlement, certains patients peuvent éprouver de la gêne à demander un traitement efficace de leur douleur.
Un mouvement militant en faveur d’une utilisation plus large de la marijuana pour la douleur chronique est en train d’émerger. Il naît en parallèle de la modification de la législation concernant l’utilisation médicale et, dans certains états, la légalisation totale. Cependant, le faible nombre d’essais évaluant la marijuana pour la douleur chronique ont généralement utilisé des cannabinoïdes synthétiques plutôt que des produits complexes à base de marijuana. Ces essais ont montré de faibles bénéfices, sur une durée de suivi limitée de 2 à 15 semaines, et s’intéressaient le plus fréquemment aux douleurs neuropathiques qu’aux douleurs musculo-squelettiques. Les cliniciens doivent donc être prudents pour ne pas remplacer l’ « épidémie d’opioïdes » par une « épidémie de marijuana ».
Les thérapies antalgiques non pharmacologiques offrent une alternative intéressante. La thérapie cognitivo-comportementale (TCC) en est la meilleure preuve. Les programmes d’autogestion de la douleur et une activité physique régulière sont aussi bénéfiques.1 Emergentes, bien que moins probantes, des données attestent de l’efficacité du yoga, des thérapies basées sur la pleine conscience ou sur la méditation, de l’acupuncture, de la chiropraxie et des massages. Cependant, ces thérapies ne sont ni une panacée, ni un traitement universel de substitution des antalgiques.
Premièrement, il existe peu de données d’essais comparatifs antalgiques/thérapies non pharmacologiques.
Deuxièmement, les effets placebos peuvent être complètement masqués dans les études sur un médicament, ce qui rend plus difficile la distinction entre les effets spécifiques et non spécifiques des thérapies non pharmacologiques.
Troisièmement, les preuves d’une efficacité à long terme sont aussi faibles pour les traitements pharmacologiques que non pharmacologiques.
Quatrièmement, la TCC, les exercices physiques et les autres thérapeutiques comportementales nécessitent une pratique soutenue et un changement de style de vie, réduisant leur efficacité chez de nombreux individus incapables de poursuivre ces activités sur le long terme.
Cinquièmement, le personnel formé aux TCC dans la prise en charge des douleurs est insuffisant, et les stratégies de remboursement donnent souvent la priorité aux traitements interventionnels ou chirurgicaux non fondés sur des preuves. Identique à la dépression, qui peut être traitée par voie médicamenteuse ou par psychothérapie, la gestion de la douleur chronique devrait prendre en compte les préférences du patient, sa réponse à des traitements antérieurs, les effets indésirables, le coût, et la disponibilité du traitement.
Alors que les sceptiques ont tendance à mettre l’accent sur la séparation plutôt modeste du placebo par rapport aux autres traitements contre la douleur chronique, les effets placebo ne devraient pas être entièrement écartés. Les réponses de la douleur au placebo vont de 30 à 50 % et ont un fondement biologique : les manipulations placebo efficaces déclenchent la libération de peptides opioïdes endogènes qui agissent sur les mêmes récepteurs que les médicaments à base d’opioïdes synthétiques comme la morphine. Comme l’éthique de la pratique médicale actuelle ne cautionne pas l’administration de placebos purs, exploiter les avantages spécifiques du placebo des antalgiques ayant fait la preuve de leur efficacité est humaniste plutôt qu’hypocrite.
Les traitements imparfaits ne justifient pas le nihilisme thérapeutique. Un large éventail d’options de traitement partiellement efficaces optimise les chances de parvenir au moins à une amélioration partielle de la douleur chronique
Références de l’article 1
- (1) Institute of Medicine. Relieving Pain in America: A Blueprint for Transforming Prevention, Care, Education, and Research.Washington, DC: The National Academies Press; 2011.
- (2) Nahin RL. Estimates of pain prevalence and severity in adults: United States, 2012. J Pain. 2015; 16(8):769-780.
- (3) Murray CJ, Atkinson C, Bhalla K, et al; US Burden of Disease Collaborators. The state of US health, 1990-2010: burden of diseases, injuries, and risk factors. JAMA. 2013; 310(6):591-608.
- (4) Machado GC, Maher CG, Ferreira PH, et al. Efficacy and safety of paracetamol for spinal pain and osteoarthritis: systematic review and meta-analysis of randomised placebo controlled trials. BMJ. 2015; 350:h1225.
- (5) Enthoven WT, Roelofs PD, Deyo RA, van Tulder MW, Koes BW. Non-steroidal anti-inflammatory drugs for chronic low back pain. Cochrane Database Syst Rev. 2016;2:CD012087.
- (6) Reuben DB, Alvanzo AA, Ashikaga T, et al. National Institutes of Health Pathways to Prevention Workshop: the role of opioids in the treatment of chronic pain. Ann Intern Med. 2015; 162 (4):295-300.
- (7) Dowell D, Haegerich TM, Chou R. CDC guideline for prescribing opioids for chronic pain—United States, 2016. JAMA. 2016; 315(15):1624-1645.
- (8) Abdel Shaheed C, Maher CG, Williams KA, Day R, McLachlan AJ. Efficacy, tolerability, and dose-dependent effects of opioid analgesics for low back pain: a systematic review and meta-analysis. JAMA Intern Med. 2016; 176(7):958-968.
- (9) Quinn PD, Hur K, Chang Z, et al. Incident and long-term opioid therapy among patients with psychiatric conditions and medications: a national study of commercial health care claims. Pain. 2017; 158(1):140-148.
2ème article : The Opioid Crisis and the Need for Compassion in Pain Management
Dans la foulée de l’article du JAMA, le Dr Mark A. Rothstein (Institut de bioéthique, de politique et réglementation sanitaire de l’université de Louisville), a publié dans l’American Journal of Public Health un plaidoyer pour une politique raisonnable visant à résoudre la crise sanitaire américaine sans pour autant tomber dans l’excès d’une restriction d’une prise en charge efficace des patients douloureux.
La tragédie américaine sur les opioïdes est bien documentée. Entre 1999 et 2014, les ventes et les décès causés par ces analgésiques ont été multipliés par 4.1 En 2012, 259 millions de prescriptions ont été réalisées, soit une pour chaque adulte vivant dans le pays.2 La prescription d’opioïdes puissants a été encouragée de manière particulièrement active par les firmes, à l’attention des patients et des médecins, souvent en omettant de mentionner le potentiel extrêmement addictif de leurs médicaments.3
Face à cette crise sanitaire, plusieurs mesures ont été adoptées aux Etats-Unis pour combattre l’abus d’opioïdes analgésiques. Mesure la plus significative : la mise en place de programmes de surveillance et de contrôle des prescriptions visant à prévenir le nomadisme médical ou encore les prescriptions excessives de certains médecins.
D’autres mesures, d’ordre législatif, telle que la limitation à 7 jours de la quantité maximale d’opioïdes pour une même ordonnance, ont été mises en œuvre. Des contrats de soins sont parfois signés entre médecins et patients, prévoyant des vérifications inopinées des comprimés, des analyses urinaires, pour attester que les patients prennent effectivement leur traitement et ne le détournent pas.
Un refus de prescrire des opioïdes
Les programmes de surveillance, en même temps que d’autres mesures, sont associés à une réduction significative des prescriptions d’opioïdes4, bien que d’autres phénomènes puissent aussi l’expliquer.5 De nombreux médecins ont réduit ou arrêté de les prescrire chez des patients atteints de douleurs chroniques.
Malheureusement, dans certains cas, cela s’est effectué de manière brutale, en se contentant de demander aux patients d’arrêter de prendre des opioïdes. Sans alternative de traitement, avec des listes d’attentes importantes dans les structures addictologiques et le fardeau physique et psychologique lié à leurs douleurs, de nombreuses personnes se sont tournées vers des opioïdes illicites, en particulier l’héroïne. Il en a résulté une addiction encore plus forte, davantage de décès par overdoses et une augmentation des cas de VIH/VHC causés par le partage de seringues.
Deux arguments semblent supporter cette politique « zéro opioïde » :
- Elle aiderait les patients parce que la littérature a prouvé que dans les douleurs chroniques, les bénéfices des opioïdes sont incertains et les risques sérieux ;
- Certains médecins ne souhaitent pas s’impliquer dans le suivi de patients souffrant de conduites addictives parce qu’ils manquent de formation dans leur suivi et dans la réduction des posologies élevées d’opioïdes.
Cependant, ces éléments s’avèrent peu convaincants car même si dans les études, les opioïdes ne semblent pas soulager les patients sur le long terme, ils permettent une prise en charge efficace des exacerbations survenant de façon aiguë. De plus, de nombreuses personnes ayant amorcé leur trouble lié à l’usage des opioïdes par l’intermédiaire d’une prescription médicale, il est anormal que les médecins se défaussent du suivi de leurs patients. La dépendance aux opioïdes peut être accompagnée efficacement avec une prise en charge adaptée, mais elle peut devenir mortelle chez des patients vulnérables livrés à eux-mêmes pour soulager leurs douleurs.
De façon étonnante, il est désormais demandé à des patients avec des douleurs insupportables liés à une pathologie invalidante d’utiliser des analgésiques en accès libre, totalement inefficaces. Dans un nombre de cas non négligeables, le changement des habitudes de prescription des médecins a tout simplement reflété une nouvelle image, négative des opioïdes et la perception que leur usage engendrait un risque professionnel.6
En pratique, la prescription d’opioïdes est souvent cantonnée aux douleurs post-opératoires, cancéreuses ou en phase terminale. Pour les personnes éprouvant des douleurs ponctuelles intenses au décours de leurs pathologies douloureuses chroniques, la présence d’un stock d’urgence, même de faible quantité dans leur armoire à pharmacie leur permet de vivre sans l’angoisse d’une crise douloureuse impossible à soulager rapidement.
En théorie, des actions disciplinaires peuvent être entreprises aussi bien en cas de surprescription qu’en cas de soulagement insuffisant du patient. Le marécage dans lequel s’embourbe la législation sur les opioïdes permet d’expliquer l’inquiétude des médecins et souligne le besoin de développer et d’instaurer des recommandations appropriées pour la prise en charge de la douleur.
Le balancier est allé trop loin.
[Comme rappelé dans la réaction de Kroencke et Cheville dans le JAMA], « le mouvement visant à éradiquer totalement les opioïdes des options thérapeutiques dans les douleurs chroniques réfractaires aux autres traitements, est disproportionné ». (7) Les médecins devraient soigneusement se remettre en question avant de refuser de prendre en charge la douleur d’un patient car cela pourrait aboutir à des problèmes d’ordre professionnel.
Une telle conduite manque de compassion envers les patients en souffrance, ne permet pas d’offrir des soins de qualité et contrevient aux principes fondamentaux de l’éthique médicale.
Pour résoudre le problème d’une prise en charge insuffisante de la douleur, de nombreux acteurs ont un rôle à jouer, que ce soit les organismes de formation médicale ou d’accréditation, les payeurs (organismes sociaux, mutuelles), ou encore les sociétés savantes et associations de patients.
Ces entités devraient accroitre leurs programmes de formation dans la prise en charge de la douleur, conditionner leurs avantages (financiers ou autres) sur la base d’une politique éclairée, accroître la recherche en matière de gestion de la douleur et s’impliquer dans la mise en œuvre de mesures visant à prendre en charge efficacement la douleur tout en prévenant le risque d’abus des opioïdes. Les médecins en particulier, ne doivent ôter leur implication dans la crise des opioïdes actuelle. La société met tout en œuvre pour gérer de manière efficace et équilibrée la problématique de l’abus de substances, les médecins doivent mettre en œuvre leur expertise au service de tous leurs patients.
Aller plus loin
Les standards professionnels pour la prise en charge de la douleur devraient être fondés sur les preuves et répondre aux besoins des patients.3 Ils doivent être instaurés avec précaution, par des professionnels formés, avec une surveillance raisonnable des pratiques médicales. Les politiques d’encadrement de la prise en charge de la douleur ne devraient pas peser excessivement sur les patients et les médecins, et elles ne devraient pas supposer que tous les médecins sont des prescripteurs téméraires ou que tous les patients sont des manipulateurs à la recherche de drogues. Néanmoins, la législation doit prendre en compte que des activités illégales surviennent quand les opioïdes sont prescrit et dispensés et les fournisseurs de soins et institutions doivent adopter des mesures raisonnables pour éviter de telles conduites.
A la crise de santé publique des opioïdes, s’ajoute une autre crise, celle d’un soulagement insatisfaisant de la douleur (ndlr : et d’une prise en compte encore insuffisante de la douleur, dans de nombreux domaines). Les patients souffrants, désespérés, dans une recherche légitime de soins de leurs douleurs sévères, ne doivent pas devenir les nouvelles victimes d’un mouvement sociétal d’abus des opioïdes.
Références du deuxième article
- (1) Centers for Disease Control and Prevention. Prescription opioid overdose data. December 16, 2016. Available at: https://www.cdc.gov/drugoverdose/ data/overdose.html Accessed May 1, 2017.
- (2) Dowell D, Haegerich TM, Chou R. CDC guideline for prescribing opioids for chronic pain – United States, 2016. MMWR Recomm Rep. 2016; 65(1):1–49.
- (3) Van Zee A. The promotion of OxyContin: commercial triumph, public health tragedy. Am J Public Health. 2009; 99(2):221–227.
- (4) Bao Y, Pan Y, Taylor A, et al. Prescription drug monitoring programs are associated with sustained reductions in opioid prescribing by physicians. Health Aff (Millwood). 2016; 35(6):1045–1051.
- (5) Slabodkin G. EHR data shows drop in opioid prescribing by doctors [Health Data Management Web site]. April 24, 2017. Available at: https://www. healthdatamanagement.com/news/ehrdata-shows-drop-in-opioid-prescribingby-doctors. Accessed April 27, 2017.
- (6) Alford DP. Opioid prescribing for chronic pain – achieving the right balance through education. N Engl J Med. 2016; 374(4):301–303.
- (7) Kroenke K, Cheville A. Management of chronic pain in the aftermath of the opioid backlash. JAMA. 2017; 317(23):2365–2366.
Conclusion
Les deux articles du JAMA et de l’APJPH, repris ici fidèlement, ont en commun de se situer dans le contexte nord-américain. Toutefois, si nous avons pensé utile de les publier ici et de les commenter, c’est parce que le bruit et les conséquences de ce contexte nous arrivent et, à juste titre parfois, une inquiétude grandit auprès de nos Autorités de Santé et de nos Sociétés Savantes. Les réflexions des auteurs de ces deux articles pourraient bien nous servir si la tendance actuelle à sur-encadrer tous les médicaments, à vouloir considérer que tout est dangereux et que les patients sont immatures et non éducables devait persister, même si nous n’en sommes pas encore là !
Un e-dito du Flyer en octobre 2015 avait soulevé la question : « Addiction aux opioïdes analgésiques, sommes-nous américains ? » [1]
Comparaison n’est pas raison, et si la prudence doit être de mise, l’accès à des traitements efficaces de la douleur, dans les indications légitimes telles que rappelées régulièrement par la SFETD [5] ou la HAS, doit être au moins maintenu sinon amplifié.
Il n’est pas rationnel que pour des excès de prescription en Amérique du Nord et les conséquences dramatiques qu’elles ont entraînées, nos patients qui en ont réellement besoin se voient refuser la prescription d’un opioïde fort. Surtout si la solution est de les maintenir avec des prescriptions d’opioïdes faibles à la limite ou au-dessus des doses maximales autorisées, souvent moins bien tolérées et moins efficaces que des opioïdes forts à faible dose [1]. D’autant que la prescription des opioïdes faibles (codéine, tramadol, opium) n’écarte en rien le risque addictif [2].
A ce propos, nous avions, fin octobre, lancé une petite enquête rapide auprès de médecins correspondants (en addictologie et CETD) pour leur demander à quoi ils étaient confrontés le plus souvent en termes d’addiction aux opioïdes. Une quinzaine d’entre eux a répondu.
Ce sont les codéinés et le tramadol qui sont le plus souvent cités, par quasiment tous les répondeurs. Bien sûr, probablement en lien avec les volumes de ces médicaments sur le marché. Volumes eux-mêmes liés à la fausse sécurité (en termes de risque addictif) qu’ils suggèrent et la réticence de nombreux médecins à prescrire des opioïdes forts quand cela est utile. Un MG, également addictologue en service spécialisé, commente : « je trouve qu’on utilise trop souvent des opioïdes faibles pensant que c’est anodin et pas assez de niveau 3 en pensant que c’est mortel »…
Après, ce sont les fentanyl d’action rapide, dont l’Actiq® le plus souvent cité (là-aussi le plus vendu), puis l’Instanyl®, cité 2 fois dont 1 cas décrit de prescription pour une fibromyalgie pour laquelle il n’y a bien sûr pas le commencement d’un rationnel scientifique.
L’oxycodone est cité 3 fois, par des médecins addictologues. Le Skenan®, 1 fois, par un médecin de CSAPA, sans que l’on sache s’il d’agissait d’une tentative de substitution ou d’une primo-addiction à l’opioïde analgésique ?
Pour conclure, il faut éviter tout amalgame, transfert de peurs et transposition approximative de contextes. Il faut correctement se poser la question de la prescription de l’antalgique et/ou de la prise en charge non médicamenteuse qui s’impose dans le cadre des douleurs chroniques où les médicaments sont le plus souvent inefficaces, quels qu’ils soient (AINS, opioïdes, antidépresseurs…).
Il convient surtout, dans ces pathologies douloureuses chroniques, de prendre du temps avec le patient, de ne pas faire reposer la prise en charge sur la seule prescription de médicaments, quels qu’ils soient. Il faudrait ainsi se poser la question du choix du médicament mais surtout du choix des approches non médicamenteuses associées, indispensables pour renforcer leurs effets et limiter leurs risques.
Et, nous ne partageons pas les conclusions des auteurs de l’article du JAMA (le premier traduit ici) qui suggère d’exploiter les avantages spécifiques du placebo des antalgiques. Mieux vaut s’en tenir à une recherche de l’étiologie de la douleur la plus minutieuse possible et à l’utilisation de médicaments et d’approches non médicamenteuses les mieux validées. Le renforcement de l’utilisation du placebo, sûrement intéressant, ne justifie pas pour autant l’arrêt des traitements médicamenteux, car il pourrait suggérer, de façon pernicieuse, que la douleur ne justifie pas de véritable traitement, et reste un simple symptôme secondaire.
Pour conclure, 2 citations :
Une insuffisance de soins par crainte d’abus ou d’addiction paraît non acceptable sur un plan éthique. [4]
Et, « Souffrir ne sert à rien ».
Références de la conclusion
- (1) Robinet S. Benslimane M.. E-dito du FLYER: Addiction aux opioïdes analgésiques, sommes-nous américains ? Oct. 2015 (5).
- (2) Bandieri et al. Randomized trial of low-dose morphine versus weak opioids in moderate cancer pain. https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/26644526
- (3) Prescrire Rédaction. Stratégies. Les antalgiques opioïdes dits faibles. Codéine, dihydrocodéine, tramadol : pas moins de risques qu’avec la morphine. Rev Prescrire 2015 ; 35 (385) : 831-838.
- (4) Sichère P. Opioïdes et risques addictifs, comment les prévenir ? Questions posées aux Dr S. Robinet, Dr C. Lucas, Dr J. Bernard et Pr N. Franchitto. Douleurs 2017 (18), 305-312.
- (5) Moisset X, Trouvin AP, Tran VT, Authier N, Vergne-Salle P, Piano V, Martinez V. [Use of strong opioids in chronic non-cancer pain in adults. Evidence-based recommendations from the French Society for the Study and Treatment of Pain]. Presse Med. 2016;45:447-62.