Résumé
Le trouble addictif au jeu de hasard et d’argent (JHA) est une pathologie émergente mais négligée. Le Centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie Le Cap dans le Haut-Rhin en France, région frontalière avec l’Allemagne et la Suisse, accompagne près de 2 000 usagers par an principalement pour des troubles addictifs à l’alcool et aux opiacés. En 2013, 466 d’entre eux ont été interrogés sur leur pratique de JHA lors des douze derniers mois en utilisant l’Indice Canadien du Jeu Excessif (ICJE). 20.2% de ces personnes étaient des joueurs actifs jouant plus de 52 fois et/ou dépensant plus de 500 euros dans l’année ; 7.9% ont été identifiées à risque de trouble addictif pour le jeu ; 2.4% sont des joueurs excessifs.
La comparaison avec l’enquête nationale montre que la prévalence au Cap des joueurs dans l’année est similaire (x 1.3) ; 2.8 fois supérieure pour les joueurs à risque ; 6 fois supérieure pour les joueurs excessifs. Les joueurs à risque du Cap jouent plus au poker (au Casino et en ligne) et au PMU que les autres joueurs du Cap. Ils ont plus souvent un emploi, plus souvent en Suisse, plus fréquemment dans une catégorie socio-professionnelle plus basse que les autres usagers du Cap. Ils consomment plus de différents produits et significativement plus fréquemment de la cocaïne (x 5.8).
Ils ont des conséquences sociales élevées en termes de conflits familiaux et surendettement. Au Cap, un accompagnement spécifique pour le jeu excessif est rarement demandé à la fois comme motif initial de prise en charge ou secondairement par les patients déjà suivis pour une autre dépendance. Un meilleur fléchage en amont est nécessaire de même qu’un dépistage systématique pour tous les patients consultant pour une autre dépendance.
Introduction
Le jeu excessif ou « pathologique » est considéré depuis plusieurs années comme une addiction comportementale. Il est défini comme une pratique de jeu de hasard et d’argent (JHA) inadaptée, persistante et répétée qui perturbe l’épanouissement personnel, familial ou professionnel (1, 2). Il est récemment classé comme une « vraie » pathologie au même titre que les addictions à une substance (3). Les pratiques sont classées graduellement, avec des critères et des seuils, du jeu contrôlé ou « sans problème », au jeu à risque, faible ou modéré, jusqu’au jeu excessif.
Plusieurs échelles ont été développées pour mesurer le niveau d’addiction au JHA. Les échelles qui ont fait l’objet de validation internationales sont le South Oaks Gambling Screen (SOGS) (4), le test adapté du DSM-IV (5) et l’Indice canadien du jeu excessif (ICJE) (6). En 2010, l’enquête nationale française Baromètre santé 2010 (7) a utilisé l’ICJE. D’après celle-ci, la France compte près de 25 millions de joueurs annuels aux Jeux de Hasard et d’Argent (JHA) soit une personne sur deux entre 18 et 75 ans. Environ 600 000 d’entre eux soit 1.3% sont des joueurs problématiques, c’est-à-dire des joueurs ayant des dommages causés par le jeu qu’ils soient physiques, psychologiques ou sociaux. Un tiers d’entre eux, soit 200 000, sont joueurs excessifs et ont perdu toute capacité de contrôle de leur comportement.
Le jeu excessif est souvent associé à l’abus de substance. La proportion de fumeurs de cannabis chez les joueurs excessifs est une fois et demi plus importante que dans la population générale française (6% versus 4%), celle de fumeurs de tabac est plus de deux fois supérieure (64% versus 30%), celle des dépendants à l’alcool est multipliée par huit (26% versus 3%) (8). Si l’on connait la proportion de consommateurs de substances chez les joueurs excessifs, que sait-on des pratiques de JHA chez les personnes dépendantes à l’alcool ou à d’autres substances ?
Tableau 1 : typologie des joueurs
Définition des joueurs (selon enquête nationale Baromètre Santé 2010) (8)
- Joueur dans l’année : a joué au moins une fois au cours des douze derniers mois.
- Joueur occasionnel : a joué au moins une fois mais moins de 52 fois au cours douze derniers mois
- Joueur actif : a joué au moins 52 fois au cours douze derniers mois et/ou a misé au moins 500 € au cours douze derniers mois
- Joueur à risque faible : joueur répondant à des critères indiquant qu’il a peu de chance de se trouver en difficulté par rapport à sa conduite de jeu (score = 1-2 dans l’ICJE)
- Joueur à risque modéré : joueur répondant à des critères indiquant que sa conduite de jeu est probablement dommageable pour lui et pour autrui (score = 3-7 dans l’ICJE)
- Joueur excessif : joueur répondant à des critères indiquant qu’il est en grande en difficulté par rapport à sa conduite de jeu (score = 8 dans l’ICJE)
- Joueur problématique : joueur rencontrant des difficultés liées à sa pratique du jeu qu’il soit joueur à risque modéré ou excessif.
- Joueur pathologique : joueur avec un diagnostic clinique attestant de son trouble selon les critères du DSM IV. Un joueur excessif au sens de l’ICJE peut être qualifié de pathologique probable.
L’objectif de cette étude est de déterminer la prévalence des joueurs à risque parmi les personnes accompagnées au Centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA) Le Cap pour un trouble addictif, l’association entre leurs consommations de substances et le jeu à risque, les types et lieux de jeu fréquentés et les conséquences sociales du jeu excessif.
Population et méthodes
Cette étude transversale porte sur une population d’usagers de la structure CSAPA Le Cap. Celle-ci avec ses quatre antennes de Mulhouse, Altkirch, Saint Louis et Thann prend en charge une file active annuelle d’environ 2 000 patients pour des troubles addictifs liés ou non aux substances. Les usagers viennent consulter de leur propre-chef (46%) ou sont référés par une structure de soins ou médico-sociale (33%), de justice (17%) ou par un autre canal (4%). Ils peuvent venir sans limite de territoire, mais en pratique viennent du département du Haut-Rhin et pour quelques-uns des départements limitrophes comme le Doubs, le Territoire de Belfort ou le Bas-Rhin, quelques exceptions viennent de la Suisse ou l’Allemagne voisines.
Pendant une période de 9 semaines, du 1er février au 8 avril 2013, tous les usagers consultant pour eux-mêmes (et non pour leur entourage) dans les quatre antennes du Cap étaient éligibles pour être inclus dans l’étude. Les interviews étaient proposés par les professionnels du Cap, volontaires pour participer à l’étude et ayant pris connaissance de son protocole, dans le cadre de leur consultation habituelle psychologique, médicale, sociale ou éducative.
Avant leur inclusion, les patients étaient informés des objectifs et modalités de l’étude. Leur consentement éclairé oral était notifié en début de questionnaire par le professionnel.
La durée du questionnaire était de 3-5 minutes pour un non-joueur, 10-15 minutes pour un joueur actif sans risque et 30-40 minutes pour un joueur à risque.
Pour les patients acceptant d’être interrogés, les premiers points du questionnaire se sont attachés à exclure les non-joueurs et les joueurs occasionnels (Encadré 1), afin de ne retenir que les joueurs actifs afin de procéder de la même manière que l’enquête nationale Baromètre santé 2010 (7). De même, les joueurs à risque ont été recherchés parmi les joueurs actifs avec l’aide de l’Indice Canadien du Jeu Excessif (ICJE) (9). Ce dernier se compose de neuf questions (Encadré 2) dont les réponses de « jamais » (= 0 point) à « presque toujours » (= 3 points) permettent de coter l’intensité du problème.
Si le score de l’ICJE était nul, ce qui correspond à un joueur sans problème, le questionnaire s’arrêtait après avoir précisé la fréquence et le type de jeux pratiqués.
Pour les joueurs à risque (score ICJE > 0), le questionnaire s’est poursuivi pour explorer les interactions entre santé physique, mentale et jeu ainsi que les conséquences sociales et les tentatives de réduction des conduites de jeu.
Questions de l’Indice Canadien du Jeu Excessif
Au cours des douze derniers mois…
- (1) Avez-vous misé plus d’argent que vous pouviez vous permettre de perdre ?
- (2) Avez-vous besoin de miser de plus en plus d’argent pour avoir la même excitation ?
- (3) Avez-vous rejoué une autre journée pour récupérer l’argent que vous aviez perdu en jouant ?
- (4) Avez-vous vendu quelque chose ou emprunté pour obtenir de l’argent pour jouer ?
- (5) Avez-vous déjà senti que vous aviez peut être un problème avec le jeu ?
- (6) Le jeu a-t-il causé chez vous des problèmes de santé, y compris du stress ou de l’angoisse ?
- (7) Des personnes ont-elles critiqué vos habitudes de jeu ou dit que vous aviez un problème avec le jeu ?
- (8) Vos habitudes de jeu ont-elles causé des difficultés financières à vous ou à votre entourage ?
- (9) Vous êtes-vous déjà senti coupable de vos habitudes de jeu ou de ce qui arrive quand vous jouez ?
Selon l’échelle de l’ICJE, le risque augmente en fonction du score : 1 ou 2 est un risque faible ; 3 à 7 un risque modéré. Un joueur excessif a un score supérieur ou égal à 8 jusqu’à 27 au maximum. Les joueurs problématiques regroupent les joueurs à risque modéré et excessifs.
La saisie des données du questionnaire s’est faite sur le logiciel EpiData (freeware : www.epidata.dk) et l’analyse avec Excel. Pour tous les patients, les données sociodémographiques, le produit ou le comportement motivant le patient à demander un accompagnement (enregistré sous la dénomination « produit principal de prise en charge ») et les substances consommées, étaient disponibles dans le dossier informatisé du Programme de Gestion de Données en Intervention Sociale (ProGDis) car consignées lors du début de la prise en charge du patient au Cap.
Ces deux bases de données, celle issue du questionnaire et celle du programme ProGDis, ont été analysées séparément. Seules les données des joueurs à risque ont été appariées par l’intermédiaire d’un numéro d’identification commun.
Résultats d’enquête
1. Population de l’étude
Sur la période d’étude, 965 personnes ont consulté au Cap pour une problématique d’addiction . 75% d’entre elles sont des hommes. L’âge moyen est de 42.5 ans. 37.0% vivent en couple et 53.5% ont des enfants. Les trois quart (73.8%) ont un niveau d’étude inférieur au baccalauréat et appartiennent à la catégorie socio-professionnelle « employés ou salariés ». La moitié des patients (51.3%) sont inactifs. 45.1% viennent pour un trouble lié à l’alcool, 39.9% aux opiacés.
La participation à l’étude a été proposée à 467 personnes, toutes sauf une ont accepté de répondre au questionnaire : 466 ont donc été inclues.
2. Prévalence des joueurs
Parmi les 466 personnes inclues dans l’étude, 4 personnes (0.8%) ont demandé une prise en charge initiale pour une problématique de JHA dont 2 étaient encore joueurs excessifs dans les 12 derniers mois et 2 ne jouaient plus. Les joueurs actifs représentent 20.2% (94/466) des patients parmi lesquels 7.9% (37/466) sont des joueurs à risque: 3.2% (15/466) à risque faible, 2.4% (11/466) à risque modéré et 2.4% (11/466) sont des joueurs excessifs.
La proportion de joueurs dans l’année est 1.3 fois plus élevée que dans l’enquête nationale (Tableau 2 ci-après), celle des joueurs actifs est multipliée par 1.7. Les joueurs problématiques sont 3.6 fois plus nombreux et les joueurs excessifs 6 fois plus.
Tableau 2 : Prévalence des joueurs dans la population française et au CSAPA Le Cap
3. Caractéristiques sociodémographiques des joueur
Si l’on compare le groupe des joueurs à risque avec les autres patients (Figure 1), on note qu’il y a plus d’hommes (+ 8.6%) chez les joueurs à risque, qu’ils sont plus jeunes de 5 ans et demi, qu’ils sont moins nombreux à vivre en couple, qu’ils ont un niveau d’étude comparable, qu’ils sont plus nombreux à avoir un emploi (p=0.086), notamment en Suisse (E en CH) (p=0.064) et avec des catégories socio-professionnelles (CSP) plus basses. Cependant, ces différences ne sont pas statistiquement significatives.
Figure 1 : Caractéristiques sociodémographiques des joueurs à risque (n=37) et des autres patients (n=429)
4. Consommation de substances psychoactives
Sur les 466 patients ayant été interrogés, 45.5% sont venus pour une dépendance aux opiacés (héroïne pour 37.3%, buprénorphine ou méthadone pour 7.3%, autres opiacés dans 0.9%), 45.1% pour une dépendance à l’alcool et 0.9% pour une problématique de JHA. Seuls 2.6% des patients ont consulté pour une prise en charge de troubles addictifs liés à leur consommation de cannabis, que ce soit chez les joueurs sans problème ou à risque, alors que 32.2% en consomment. En comparant la consommation de substance dans le groupe des « joueurs à risque » avec le groupe des « autres patients » (non-joueurs et joueurs sans problème) (Figure 2), on constate que les joueurs à risque sont plus consommateurs de cannabis, d’opiacés, d’autres drogues illicites (LSD, MDMA, amphétamines) et ne présentent pas plus de troubles addictifs liés à leur consommation d’alcool. La consommation de cocaïne est 5.8 fois plus élevée chez les joueurs à risque par rapport aux autres patients (p<0.001).
Si l’on compare le nombre de substances consommées entre ces deux mêmes groupes, on constate que les joueurs à risque consomment un plus grand nombre de substances. Ils sont proportionnellement 2.4 fois (24.1% versus 10.1%) plus nombreux à consommer 3 substances.
Figure 2 : Consommation de substances des joueurs à risque (n=37) et des autres patients (n=429)
5. Types et lieux de jeu des joueurs actifs
Les paris sportifs et le poker comportent une plus grande proportion de joueurs à risque, les jeux de tirage et de grattage, plus de joueurs sans problème (Figure 3). Les jeux « traditionnels » de tirage, grattage, paris sportifs de la Française des Jeux et PMU (Pari Mutuel Urbain) achetés dans les bureaux de tabac, bars PMU ou hippodromes sont joués par 93% des joueurs. Les joueurs en ligne (18.9%) jouent surtout au poker et au PMU : ils jouent à des fréquences comprises entre 2 et 7 fois/semaine. 86% d’entre eux sont à risque, 71.4% sont des joueurs excessifs. Sur les 21 joueurs de casino (28.4% des joueurs actifs), 11 fréquentent un casino en France à Blotzheim, 5 en Allemagne et 14 en Suisse à Bâle. 15 d’entre eux ne fréquentent qu’un casino, 3 en fréquentent 2 et 3 en fréquentent 3. 2 joueurs à risque s’étant fait interdire en France et en Suisse vont jouer en Allemagne où ces mesures d’interdiction n’ont pas lieu et où les machines à sous sont très faciles d’accès. 76% des joueurs de casino sont des joueurs à risque.
Figure 3 : Type de jeux pratiqués par 74 joueurs actifs : 34 joueurs à risque et 30 joueurs sans problème
- J à R tradi : Joueurs à risque pratiquant des jeux traditionnels
- J à R en ligne : Joueurs à risque pratiquant en ligne
- J sans pb tradi : Joueurs sans problème pratiquant des jeux traditionnels
- J ss pb en ligne : Joueurs sans problème pratiquant en ligne
Les joueurs à risque sont plus nombreux à associer différents modes de jeu (jeux traditionnels achetés dans bars-tabacs-PMU, jeux de casino et jeux en ligne) : 12% ont 3 modes de jeu, 50% en ont 2, 38% n’en n’ont qu’un versus 0%, 12.5%, 87.5% chez les joueurs non à risque. Les joueurs à risque sont 3 fois plus nombreux à fréquenter les casinos et 6 fois plus nombreux à jouer en ligne.
6. Interactions physiques et sociales de la pratique des jeux chez les joueurs à risque
Seuls 24 des 37 joueurs à risque (64.9%) ont répondu à la partie du questionnaire ayant trait à leur santé physique, mentale, problèmes sociaux, légaux, leurs antécédents médicaux, psychologiques et familiaux. 37.5% (9 de 24) signalent une alimentation irrégulière ou déséquilibrée. La même proportion signale des troubles du sommeil. Egalement 9 de 24 joueurs à risque ont des angoisses causées par le jeu dont trois joueurs à risque modéré et six joueurs excessifs. Trois signalent des idées suicidaires liées au jeu. Dix patients (42%) diminuent le temps consacré aux autres activités notamment, pour les chômeurs, à la recherche d’emploi, quatre signalent leur isolement et leurs difficultés relationnelles.
Les conflits graves avec l’entourage, dans les 30 derniers jours, en rapport avec la gestion de l’argent ou les habitudes de jeu, sont recensés chez sept patients (29%) dont trois chez les joueurs à risque modéré et quatre chez les excessifs. Les mensonges à l’entourage sur des supposés gains sont signalés par 11 patients (46%). 33% soit 8 patients ont des difficultés financières ou des dettes consécutives au jeu respectivement un joueur à faible risque, deux à risque modéré et cinq joueurs excessifs. 2 joueurs excessifs ont fait un dossier de surendettement. Neuf patients (37.5%) signalent une pratique de jeu problématique dans leur famille (parents ou fratrie). Huit joueurs (33%) présentent une anxiété, sept (29%) une dépression, quatre (17%) un trouble de l’humeur.
7. Conscience du jeu problématique
Lors de l’enquête, 4 des 466 personnes interrogées sont venues consulter au Cap pour un trouble addictif au JHA. 2 d’entre elles n’avaient plus joué dans les 12 derniers mois lors de l’enquête et 2 étaient toujours classées parmi les joueurs excessifs. 13 des 37 joueurs à risque avaient tenté, d’eux-mêmes, de réduire leurs conduites de jeu : 2 joueurs à risque faible, 3 à risque modéré et 8 joueurs excessifs. 6 joueurs à risque se sont fait interdire de Casino en Suisse et en France. 1 joueur excessif s’est fait accompagner par un professionnel : en dehors du Cap. 8 joueurs à risque dont 4 joueurs excessifs ont déclaré être prêts à se faire accompagner par un professionnel du Cap.
Discussion
Nous avons étudié une comorbidité addictive négligée et émergente. Notre étude, réalisée en utilisant les mêmes filtres et la même échelle de mesure que le Baromètre Santé 2010 (7) a montré une prévalence de joueurs problématiques 3.6 fois supérieure à celle de la population générale française. La pratique des JHA a augmenté en France ces dernières années : entre 2000 et 2012, les mises ont augmenté de 76% (10). La mise moyenne par joueur s’élèverait à près de 2 000 € par an pour une dépense, nette des gains perçus, de l’ordre de 400 €. Cette dernière était de 134 € en 2006 (11). Les CSAPA, au nombre de plus de 400 en France, ont vocation à accueillir les personnes présentant des troubles addictifs liés aux diverses substances et s’ouvrent de plus en plus à l’accueil des troubles addictifs sans substances. Ils ont pris en charge, en 2010, 460 000 patients (12). Le CSAPA Le Cap s’est formé progressivement depuis 1995 par fusions successives de différentes structures accueillant des publics spécifiques (toxicomanie, alcool, tabac). Les problématiques d’addiction présentent de nombreux points communs dans leurs étiologies, expressions et conséquences rendant opportunes les prises en charges dans les mêmes lieux avec les mêmes équipes pluridisciplinaires (psycho-médico-éducatives et sociales) spécifiquement formées. Les comportements addictifs sont associés ou basculent de l’un à l’autre nécessitant pour les soignants non seulement de les connaitre mais aussi de les rechercher activement pour pouvoir proposer un accompagnement.
Une seule étude récente de prévalence du jeu est publiée en France chez des personnes en traitement, dépendantes à des substances ou comportements (13). Elle rapporte 12.0% de joueurs problématiques parmi 2 790 patients de 55 Centres de traitement des addictions consultant pour une autre problématique de dépendance. Cette étude a été réalisée en 2010, sur un public présentant des troubles addictifs majoritairement à l’alcool (77% versus 45.1% dans notre étude). Le recueil des données s’est fait par auto-questionnaire, aucun filtre de fréquence de jeu n’avait été appliqué et une autre échelle de mesure du jeu problématique (DEBA-jeu) avait été employée ce qui fait que notre étude n’est pas parfaitement comparable. Il est de plus possible que des personnes, ayant eu une problématique addictive au jeu, antérieure aux douze derniers mois, l’ait tout de même rapportée dans cet auto-questionnaire. Dans notre étude, plusieurs patients non comptabilisés nous ont signalés avoir eu une phase de jeu intensive, potentiellement problématique, au cours de leur vie. Les auteurs d’une méta-analyse internationale portant sur 31 articles chez des patients présentant des critères de dépendance à des substances (14) rapportent que les 14% de joueurs problématiques correspondent plus à une prévalence « vie entière ». Dans notre étude, une sous-estimation de la prévalence du jeu de par la crainte de certains patients d’une stigmatisation de leur pratique de jeu en la déclarant à un tiers ne peut être exclue mais nous semble peu probable. Les méthodologies des études étant différentes, les comparaisons sont difficiles, une standardisation serait nécessaire.
Une autre étude de prévalence du jeu excessif a été réalisée dans un centre de médecine préventive français en 2008 sur une population socialement plus précaire que la moyenne nationale. 1 906 consultants ont répondu à l’ICJE par auto-questionnaire (15). La prévalence des joueurs dans l’année (55.5%) est comparable à celle de notre étude (60.9%), celle du jeu à risque modéré y est comparable (x 0.92), celle du jeu excessif est 4.6 fois inférieure. Ceci laisse donc à penser que les personnes ayant une autre problématique d’addiction ne jouent pas beaucoup plus que les autres mais si elles se mettent à jouer seraient beaucoup plus à risque de passer dans l’excès.
Si le joueur problématique de la population générale française est plus jeune, moins en couple, plus précaire et moins diplômé que la moyenne, celui du Cap est aussi plus jeune et moins en couple que les autres patients du CSAPA. S’il travaille aussi plus fréquemment dans des catégories socio-professionnelles plus basses, il a des revenus plus élevés et des contraintes de travail plus lourdes (temps de travail hebdomadaire de 43.5 heures, moins de congés, plus de trajet) car travaille plus souvent en Suisse. Les moyens financiers et/ou les contraintes liées au travail pourraient être des facteurs influençant la conduite de jeu.
La consommation de substances la plus fréquemment associée avec le jeu à risque au Cap n’est pas l’alcool mais le cannabis, les opiacés et surtout la cocaïne. Contrairement à ceux de la population générale, les joueurs à risque du Cap ne présentent pas plus de trouble addictif à l’alcool que les autres patients bien que plusieurs personnes ont aussi signalé, sans être comptabilisées lors de l’enquête, en avoir eu auparavant.
Le nombre de substances consommées est plus élevé chez les joueurs à risque que chez les autres patients du Cap. La pratique de jeu est plus intense en termes de fréquence de jeu, du nombre de jeux et de différents mode de jeu associés (traditionnel, casino et en ligne). Les jeux retrouvés les plus addictifs sont les mêmes que ceux décrits comme tels parmi les joueurs à risque de la population générale à savoir le poker, les paris sportifs et les jeux de casinos. La fréquentation des casinos, marginale dans la population générale française, est importante dans notre étude : près d’un tiers (28%) des joueurs actifs interrogés s’y rendent. Cette pratique s’explique par le particularisme régional : 3 casinos situés à moins de 15 km les uns des autres de part et d’autre des frontières allemande, française et suisse. A cela s’ajoute, en Allemagne, des machines à sous disponibles dans de nombreux bars.
Les jeux en ligne sont pratiqués par 19% des 74 joueurs actifs interrogés et 86% des joueurs actifs en ligne sont à risque. Ces chiffres ne nous permettent pas de comparer avec la prévalence de 17% de joueurs problématiques parmi les joueurs sur Internet trouvée dans l’enquête e-ENJEU 2012 (16) car nous n’avons pas demandé à tous les joueurs de JHA s’ils jouaient en ligne. Cependant si, dans notre étude, près de 9 sur 10 des joueurs actifs en ligne sont à risque, ce résultat corrobore le risque d’excès présenté, par un accès sans limite d’Internet à la maison, sur une population vulnérable, que sont les patients présentant déjà un trouble addictif (17). Le public attiré par les jeux est de plus en plus jeune. Dans une enquête menée en 2011 sur les jeunes français de 17 ans, 39% ont joué dans les 12 derniers mois et 17% seraient des joueurs problématiques (18). Notre enquête ne portait pas sur ce jeune public mais une attention particulière doit être portée aux jeunes consommateurs reçus dans les CSAPA.
Le jeu a des retentissements sur la santé physique et mentale de plus d’un tiers des joueurs à risque. Les conséquences sociales sont élevées en termes de perte de temps consacré à d’autres activités (notamment à la recherche d’emploi), de conflits avec les proches, de séparations chez un tiers des joueurs à risque et problèmes financiers dans la même proportion. Les joueurs excessifs et leur entourage sont souvent très conscients du problème avec le jeu. Dans notre étude, deux questions de l’ICJE portant sur l’auto-perception du problème et sa perception par l’entourage ont identifié 6/15 (40%) des joueurs à risque faible, 10/11 (91%) des joueurs à risque modéré et 100% des joueurs excessifs. Nous proposons de les regrouper en une question de dépistage rapide « Avez-vous déjà senti ou vous a-t-on dit que vous aviez peut être un problème avec le jeu ? ». Ces questions avec deux autres questions concernant la volonté « illusoire » de se refaire et le ressenti d’une perte de contrôle avaient été identifiées comme critères permettant de repérer la dimension problématique du jeu (19). Elle nous semble donc être une bonne question pour un repérage en CSAPA d’autant plus que la conscience d’avoir un comportement problématique est la condition sine qua non pour accepter de l’aide. D’autres tests de pré-dépistage existent comme le NODS-CLIP qui a été validé mais est un peu plus long à réaliser (20) ou le Lie/Bet (cacher/parier) plus ancien avec deux questions : Avez-vous déjà dû mentir à des personnes proches concernant votre comportement relatif aux jeux d’argent ? Avez-vous déjà senti le besoin de miser toujours plus d’argent (21) ? La question du mensonge nous semble plus difficile à aborder de prime abord lors d’un dépistage.
Lors de notre étude, toutes les personnes n’ont pu être interrogées sur la période en raison de contraintes de temps des professionnels. Le motif de prise en charge des personnes inclues dans l’étude et celles venues consulter sur la période d’étude est un peu différent : les patients dépendants aux opiacés sont surreprésentés (45.5% versus 39.9%) car viennent consulter plus souvent que les autres patients de par la délivrance de leur traitement de substitution et ont eu donc plus de « chance » de se faire inclure, la proportion de personnes présentant un trouble addictif à l’alcool est identique, celle consultant pour un trouble addictif à une autre substance ou sans substance sont sous-représentées ce qui peut avoir réduit les chiffres de prévalence. Les caractéristiques sociodémographiques sont de ce fait un peu différentes sans qu’elles soient statistiquement significatives : 8 mois plus jeunes, 3.9% de plus présentent un emploi dans des catégories socio-professionnelles plus basses.
Les différences observées entre le groupe des « joueurs à risque » et celui des « non joueurs et joueurs sans problème » nécessitent des écarts importants pour être significatives du fait de la faiblesse des effectifs. La partie concernant les antécédents et les comorbidités psychiatriques n’a pas pu être analysée car insuffisamment renseignée.
Conclusion
Selon l’enquête nationale, le nombre de joueurs problématiques dans le Haut-Rhin peut être estimé à environ 10 000 (1.3% des 765 000 habitants). Les demandes d’accompagnement, en première intention, pour une problématique de jeu de hasard et d’argent est très marginale au Cap. Elle ne représentait en 2012 que 1.5% (22). Un meilleur fléchage en amont, au niveau des lieux de jeu (buralistes, bars, kiosques, Casinos…), sur Internet et dans l’annuaire est donc nécessaire pour informer les joueurs, s’ils sont en difficulté, des possibilités et lieux de prise en charge. Les médecins généralistes et les assistantes sociales, en première ligne pour la prise en charge des conséquences somatiques et financières du jeu excessif bénéficieraient d’une sensibilisation au dépistage.
Les patients consultant au CSAPA sont 3.6 fois plus à risque que la population générale d’avoir aussi une pratique problématique des JHA. Ce risque est plus élevé s’ils jouent en ligne, s’ils sont consommateurs cocaïne et/ou jeunes. Une prise en charge spécifique pour le jeu problématique est peu demandée à la fois comme motif initial de prise en charge au Cap et par nos patients déjà suivis pour une autre dépendance : un dépistage rapide par une simple question pourrait être systématique chez toutes les personnes consultant au CSAPA pour leur proposer, si nécessaire, une information des possibilités d’accompagnement.
Conflit d’intérêt : aucun
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