Rien en effet sur le front des sulfates de morphine, comme une alternative possible aux traitements de substitution opiacée avec AMM ou pour élargir la palette des solutions, comme il est coutume de le dire depuis plusieurs Plans (gouvernementaux, Mildt puis Mildeca).
20 ans depuis la lettre Girard qui, dans un flou artistique le plus complet, donnait un cadre de prescription a minima pour les médecins généralistes souhaitant prescrire de la morphine à certains de leurs patients-usagers de drogue dépendants aux opiacés (1).
Il y a quelques mois, nous avions caressé l’espoir de pouvoir proposer à quelques-uns de nos patients un traitement à base de sulfate de morphine dans un cadre médico-légal un peu moins acrobatique. C’était à l’occasion de la mise en ligne d’un compte-rendu (2) d’une commission de l’ANSM qui concluait sur l’éventualité d’une RTU (Recommandation Temporaire d’Utilisation) pour les sulfates de morphine, en clair le Skenan®, qui a la faveur des usagers.
Depuis plus rien ! Au dernier congrès THS à Biarritz (septembre 2015), une parodie de débat sur les sulfates de morphine tournant autour du plaisir et de la réglementation mais rien sur les quelques milliers d’usagers qui aujourd’hui utilisent le Skenan®, et les médecins qui leur prescrivent.
Difficile de savoir qui sont ces usagers de « sken », leurs motivations et leurs attentes. Comme souvent, une seule et même catégorie ne pourrait les contenir (3).
Il y a bien sûr la partie visible de l’iceberg, celle dont tout le monde parle et qui, par facilité souvent, est considérée comme le miroir de ce qui se passe en France, nous voulons parler de la Gare du Nord et de ses usagers. Disons-le d’emblée, la Gare du Nord à Paris n’est pas la France et, ce qu’il s’y passe, notamment en matière de pratiques de Skenan®, ne saurait être le reflet de l’ensemble des utilisations de cet opioïde. En clair, élaborer une stratégie applicable de l’Alsace au pays basque à partir d’observations faites dans le 10èmearrondissement de Paris ne saurait être pertinent.
Dans ce quartier autour de la Gare du Nord, lieu de deal parisien par excellence, une population composée souvent de migrants venus de l’Est (mais pas seulement), utilise principalement le Skenan®, souvent par voie injectable. D’’ailleurs, des structures de RDR très appropriées (4) accompagnent comme elles le peuvent ces usagers. Cette population n’est pas spécifiquement cantonnée dans ce quartier parisien, elle irradie vers d’autres quartiers et nous la retrouvons dans toutes les grandes villes françaises, Nice, Bordeaux, Marseille et d’autres encore.
Mais cette population, très visible et bruyante, ne représente pas la totalité, ni même probablement la majorité des consommateurs de Skenan®. La majorité, silencieuse en l’occurrence, se trouve disséminée dans toute la France.
Des usagers en échec avec la buprénophine, exclus ou non admis dans des CSAPA parfois encore sélectifs et ‘haut seuil’, et n’ayant donc pas accès à la méthadone, ou même encore ne tolérant pas les effets secondaires des médicaments de substitution opiacée avec AMM.
Ce sont donc les MG qui s’y collent, derniers recours pour des patients qui ont essayé le Skenan® et qui semble leur convenir. Ne soyons pas angélistes, tous leurs patients ne sont pas des usagers souhaitant bénéficier d’un traitement de substitution opiacée dans les règles de l’art.
Comme pour la buprénorphine ou la méthadone d’ailleurs, une partie des usagers-patients utilise cette morphine prescrite comme ‘drogue’ remplaçant avantageusement l’héroïne. Pureté industrielle du produit, préparation à l’injection assez facile avec un niveau de risques liés à l’injection plutôt limité, voie orale LP permettant de tenir une bonne partie de la journée…tous les avantages d’un « bon » médicament de substitution, mais sans l’AMM.
La stigmatisation des usagers sous Skenan® relève plus, semble-t-il, du statut hors AMM de sa prescription que de la validité scientifique de son utilisation. Certes en 2001, le rapport Montastruc concluait que le sulfate de morphine ne répondait pas aux critères d’un MSO digne de ce nom (5), mais sur des critères pharmacologiques idéalement choisis pour arriver à cette conclusion. Critères ne tenant compte en aucun cas de l’adhésion et de la demande des patients, pourtant reconnus comme fondements d’une bonne approche addictologique et prédictifs d’une bonne réponse au traitement.
Pourtant, des publications existent et établissent que la morphine, si elle n’est pas supérieure aux MSO avec AMM, peut être utile pour certains patients. Il n’y aurait pas eu de mise sur le marché de Subutex en 1995, si la non supériorité par rapport au traitement de référence, la méthadone en l’occurrence, était disqualifiante et en interdisait l’utilisation.
Soyons clairs, les publications comme la Cochrane Review ne font pas de la morphine à libération prolongée l’alpha et l’oméga des traitements de substitution (6).
Mais, nous devons raisonner en termes de réduction des risques et des dommages et non pas en termes d’efficacité comparée des traitements entre eux !
Les usagers sous sulfate de morphine, et en particulier de Skenan®, existent bel et bien. Ils se comptent par milliers. La prescription est hors AMM et souvent honteuse (pour les patients comme pour leurs médecins). Régulièrement, nous recevons au Flyer des messages de médecins généralistes harcelés par des médecins-conseil qui interprètent la lettre Girard à leur humeur du moment. Dans la quasi-totalité des cas, les structures spécialisées (CSAPA et services hospitaliers) ferment les yeux sur ces prescriptions, voire les condamnent violemment.
Alors que faire ? Prolonger le statu quo commencé il y a 20 ans ? Continuer la politique de l’autruche tout en stigmatisant médecins et patients concernés par les sulfates de morphine ? Laisser les patients-usagers et leurs médecins se débrouiller entre eux ?
Ou faire avancer le débat ? En proposant par exemple un cadre comme celui de la RTU, dans des conditions à définir, comme l’avaient fait à demi-mot les participants au Comité Technique des centres d’addictovigilance en 2013.
Une RTU, peut-être limitée dans un premier temps aux CSAPA et services hospitaliers pourrait y permettre d’y voir plus clair. On pourrait le faire, tout en levant en parallèle les contraintes autour de la prescription par les médecins généralistes.
Le médicament, Skenan® (celui qui est demandé majoritairement par les usagers), existe déjà. Utilisons celui-là plutôt qu’un autre qui n’aura pas la même faveur des usagers et ne répondra pas à leur demande actuelle.
Permettons sa prescription à des équipes spécialisées et volontaires qui, dans la cadre de la RTU, pourront évaluer la réalité du terrain, ainsi que les médecins généralistes, volontaires eux-aussi. Les questions qui nous intéressent étant entre autres :
- Est-ce que cette proposition fait entrer dans le soin et l’accompagnement des usagers qui n’y sont pas ?
- Est-ce que leurs pratiques et usages sont moins à risque au cours d’un accompagnement que livrés à eux-mêmes dans des suivis a minima ?
- Et, notamment, est-ce que des injecteurs de Skenan® peuvent progressivement devenir des utilisateurs du produit par voie orale, morphine dans un premier temps et, pourquoi pas, méthadone ou buprénorphine par la suite ?
- Combien sont-ils, ces usagers de Skenan®, prêts à rentrer dans le système de soins (dès lors qu’on leur permettra) et quel est leur profil, quelles sont leurs attentes ?
Tout cela nous parait facile à mettre en œuvre. Il faut une volonté politique, celle de la Mildeca par exemple, et une adhésion des commissions et comités où sont prises les décisions.
En résumé, pourquoi ne pas inscrire cette mesure dans une politique pragmatique de réduction des risques et des dommages qui semble se dessiner.
Cette même politique qui entrevoit l’ouverture des salles de consommation, la mise à disposition de naloxone (kit nasal et pourquoi pas kit injectable), l’expérimentation de la buprénorphine injectable et l’élargissement de la primo-prescription de méthadone par les médecins généralistes ? Nous ne voyons aucune raison d’exclure de cette approche globale et plutôt sensée les usagers de Skenan® et leurs médecins. Ou continuerons-nous, pendant combien de temps encore, à jeter un voile pudique et réprobateur sur cette substitution opiacée d’un autre type ?
Notes
- (1) Note d’information DGS/685 du 27 juin 1996 relative au traitement de substitution pour les toxicomanes
- (2) Ansm : http://ansm.sante.fr/var/ansm_site/storage/original/application/d706b7f29db598708180903c1e38f4a6.pdf
- (3) OFDT. L’usage de sulfate de morphine par les usagers de drogues en France. Tendances récentes 2012-2013
- (4) Swaps. Comment aller au-delà des programmes d’échange de seringues : le projet Erli
- (5) Swaps. Sulfates de morphine : la boîte de Pandore
- (6) Slow-release oral morphine as maintenance therapy for opioid dependence. Marica Ferri, Silvia Minozzi, Alessandra Bo, Laura Amato. Cochrane Database Syst Rev. 2013 Jun 5;(6):CD009879. doi: 10.1002/14651858.CD009879.pub2.
Cet article a fait l’objet d’un E-dito en novembre 2015, adressé par mail à nos correspondants. Depuis, il a fait l’objet de quelques corrections pour la publication dans ce Flyer.
Les auteurs, membres du comité de rédaction de la revue, n’ont aucun lien d’intérêt en relation avec cet article.