Introduction
Le mésusage de la buprénophine haut dosage – Subutex© et ses génériques – est aussi ancien que la mise sur le marché de Subutex en février 1996.
En effet, dès la mise à disposition de ce médicament, le détournement de voie d’administration a fait l’objet de discussions parfois mouvementées. Ce qu’il restait d’ « anti-substitutions » utilisaient cet ‘argument’ pour fustiger la mise en place de cette stratégie de Santé Publique, faisant mine d’ignorer les bénéfices pour des dizaines de milliers d’usagers.
Sur le devant de la scène, médiatique et grand public, l’injection apparaissait comme le détournement le plus problématique avec ses conséquences en termes de séroconversion au VHC et au VIH, ainsi que les manifestations plus symptomatiques comme les syndromes de Popeye. Profitons de l’occasion pour rappeler que celui-ci n’est pas spécifique à l’injection de buprénorphine et qu’il a été décrit pour la première fois en 1965 [1] chez des détenus d’un centre pénitencier de New York qui présentaient des œdèmes bilatéraux du dos de la main après une période prolongée d’injections de drogue par voie intraveineuse.
Mais très vite apparaissent également des notifications de mésusage par voie sniffée dans des proportions comparables. En 2005, il y a plus de 10 ans, la part de patients qui pratiquent le sniff de Subutex© oscille entre 8 et 30% (enquête OPPIDUM 2005) [2].
En 2018, cette proportion de voie sniffée est de 11% alors qu’elle est de 12% pour la voie veineuse [3].
Dans les 2 cas de figure, le détournement de voie d’administration est plus important avec le princeps – Subutex© – qu’avec le générique (Voie IV : 16% versus 4% ; Voie nasale : 13% versus 8%).
Pourquoi sniffer la buprénorphine ?
A côté des habitudes de consommation derrière lesquelles s’abritent parfois usagers et soignants, d’autres motivations peuvent apparaitre, comme le montrent certains témoignages, dont celui-ci recueilli sur Psychoactif :
« Je prends mon TSO en sublingual depuis plus d’un an. C’est seulement la 1ère fois que je le prends en trace et … c’est vraiment meilleur !! J’en ai repris une 2eme fois. Pourtant je me suis fait 2 traits de seulement 0,5 mg !!! Je suis stabilisée à 6mg/jour. Par contre c’est carrément moins dégueulasse par le nez que dans la bouche ! Mais à la longue ça doit poser pb non ?
En fait j’aurais peur de foutre en l’air mon traitement aussi mais je pense que ce serait plus en extra, ce que je fais déjà en sublingual (en plus des 6 mg en fait) assez rarement. »
D’autres témoignages vont dans le même sens et semblent indiquer une meilleure ‘efficacité’, au sens où peuvent l’entendre les usagers, en lien avec une meilleure disponibilité et une meilleure perception des effets opiacés par le biais du sniff.
Pour faire le point sur cet aspect, l’administrateur du site Psychoactif publiait un post en mars 2015 [4] :
Biodisponibilité de la buprénorphine
C’est une question qui revient souvent, et j’ai donc décidé de traduire et d’améliorer la FAQ de Bluelight (http://www.bluelight.org/vb/threads/574 … FAQ-v13-0)
Ce permet d’estimer les doses à prendre quand on change de mode d’administration (par ex du sniff ou de l’injection à la voie sublinguale)
Quand on parle des pourcentages ci-dessous, c’est toujours par rapport à la voie intraveineuse, dont la biodisponibilité théorique est de 100%.
- injection intramusculaire: 68%
- intranasale (sniff): 50%
- intrarectale: 54%
- par voie intraveineuse: 98% -100% avec une vraie disponibilité entre 21% et 66%. Normalement, si tout le cachet est injecté, la biodisponibilité de la BHD en IV devrait etre de 100%. Mais selon une étude de Nicolas Autier, seule une partie de la BHD est injectée, le reste étant dans les filtres, la cups, ou non dissous dans le liquide. Selon le dosage, le cachet (subutex ou générique), le filtre utilisé (cigarette, coton, stericup), la BHD vraiment disponible (qui arrive dans la seringue) est entre 21% et 66%.
- orale (en avalant le cachet): 10%
- en raison premier passage hépatique, la buprénorphine a une biodisponibilité orale très pauvre (10% de la voie intraveineuse) en cas d’ingestion
- sublinguale (mis sous la langue): ~ 30% [NDLR : en respectant le temps de dissolution, les 10 minutes sous la langue].
Dans le témoignage précédent comme dans d’autres, l’intérêt du sniff de la buprénorphine semble résider à la fois dans le gain en biodisponibilité mais aussi dans la possibilité d’éviter l’inconfort de la prise sublinguale. Garder 10 minutes sous la langue un comprimé sublingual qui, de surcroit a mauvais goût (là-aussi, les témoignages sont nombreux) [5], peut avoir également comme conséquence l’envie de shunter cette prise sublinguale, d’autant qu’elle parait plus ‘safe’ que l’injection…
Ceci dit, la voie sniffée n’est pas non plus sans inconvénient. Elle présente elle-aussi des risques et peut occasionner des dommages.
ASUD publiait elle-aussi des messages de réduction des risques sur cette pratique loin d’être anodine, comme l’indiquent les conseils donnés [6] :
« Ne partagez jamais votre paille afin d’éviter les contaminations par les hépatites B et C (VHB/VHC). Des « kits sniff » ou des « Roule ta paille » sont disponibles dans les CAARUD.
Réduisez le comprimé en poudre, en cherchant à obtenir une substance aussi fine que possible. Cette poudre administrée par voie nasale provoque des irritations douloureuses. Elle agresse violemment les parois nasales.
Prenez soin de votre nez. Rincez-le avec du sérum physiologique ou de l’eau stérile après chaque sniff. Passez un coton-tige imprégné d’huile naturelle adoucissante sur les parois nasales irritées.
Pour en savoir voici une méthode pour sniffer propre.
Dans la mesure du possible, essayez d’alterner injections & sniffs et prises sublinguales afin de soulager vos sinus et vos veines. »
Inconfort lié à la prise sublinguale, faible biodisponibilité avec cette modalité de prise, pas étonnant que les professionnels comme les usagers aient imaginé qu’Orobupré© puisse être une solution pour ceux qui souhaitaient arrêter cette pratique ; D’autant que les avantage de cette nouvelle forme de buprénorphine semblaient a priori répondre à (un partie de) la problématique.
Dans un article récent de la revue Le Flyer, Bara et al. évoquaient déjà dans leurs indications préférentielles cette possibilité :
« Sans aucun doute :
- Tout patient se plaignant de la prise sublinguale de buprénorphine (goût, temps de dissolution…) ou peu favorable à cette prise sublinguale en raison de la gêne qu’elle occasionne
- En cas de délivrance supervisée, l’intérêt de cette forme parait évident
- Des patients addicts aux antalgiques pour lesquels Orobupré© est moins ‘connoté’ que Subutex©
A discuter au cas par cas :
- Des patients en attente d’un traitement par la méthadone, et n’ayant pas ‘profité’ du potentiel de la buprénorphine, pour des raisons de manque d’absorption lié à la forme sublinguale (les 2 cas du Dr Jehanne sont assez intéressants à cet égard)
- Pour des patients sniffeurs, souhaitant renoncer à cette pratique mais soucieux d’avoir une bonne disponibilité de la buprénorphine (ce qui a pu les conduire au sniff)
- Les patients sous buprénorphine sublinguale, à des dosages élevés, pour lesquels l’absorption de buprénorphine mérite d’être questionnée (la prise sublinguale est-elle bien respectée ?)
- Les non-répondeurs à une forme sublinguale de buprénorphine, ne souhaitant pas un traitement par la méthadone. »
Ils soulignaient également les indications qui leur paraissaient moins légitimes et le sniff, notamment chez des patients souhaitant continuer cette pratique, en faisait partie. Notamment pour des questions en lien avec la difficulté de transformer un comprimé d’Orobupré© en poudre.
« A éviter :
- Les injecteurs de Subutex© ! Il semblerait que, selon les témoignages, l’injection soit douloureuse avec des sensations de brûlure, probablement en lien avec la présence de menthol. L’avantage de la dissolution rapide et l’absence de talc ou amidon de maïs auraient pu laisser penser à un intérêt en termes de RdR pour les injecteurs. Le souci de rendre cette forme acceptable par voie orale a contrarié cette aspiration… La méthadone semble être la meilleure option pour les injecteurs, à condition qu’ils en soient demandeurs.
- Les sniffeurs qui veulent continuer cette pratique. Là-aussi, les témoignages sont concordants. Il est très difficile de transformer le lyophilisat en poudre.
- Les patients qui sont ‘bien’ avec Subutex© ou génériques, avec une prise sublinguale correcte et qui ne comprendrait pas un changement de traitement…
- Les patients sans complémentaire ni mutuelle, Orobupré© ayant eu un SMR modéré, il n’est remboursé qu’à 30% au régime général, mais cela ne concerne que quelques patients. »
Dans la continuité, nous avons eu connaissance de cas de switch Subutex© vers Orobupré© et ils nous sont décrits ici :
Marie-Anne LASSALLE à propos d’un patient sortant de nombreuses incarcérations et en placement extérieur à l’UAR-CS (Unité d’Accueil Rapide-Court Séjour) :
Agé de 45 ans, il a de nombreuses traces d’abcès sur les membres supérieurs suite à des injections d’héroïne, de Subutex© ou Skenan©. Il est poly consommateur : l’histoire trace la consommation de Cannabis, d’alcool, de crack, de tabac et de BZD. Son projet « dans un 1er temps » est de « contrôler et voir arrêter le crack si c’est possible ».
Sa prescription indique 2 X 8 mg/jour soit 16 mg de Subutex (+ Seresta 50 + venlafaxine LP 75mg). Dès l’arrivée, il conteste son traitement et veut le gérer « comme en prison » (Subutex© matin et soir et pas de Venlafaxine). La distribution est quotidienne en présence d’un membre de l’équipe médico-socio-éducative. Très rapidement, nous nous rendons compte qu’il garde les comprimés de bupré entre ses doigts ou les cache.
L’équipe médicale entame une discussion avec lui en lui rappelant ses projets personnalisés à l’arrivée. Il dit détourner la Buprénorphine (fumée, sniffée ou consommée en fin de journée)
Le médecin lui propose une prise quotidienne le matin d’OROBUPRE 8mg, réévaluée si besoin et la reprise régulière de la venlafaxine. Ce compromis semble le satisfaire, il n’a plus d’état de manque et 6 semaines après, le traitement est stabilisé. Un travail commence sur la diminution des BZD (en prescription et autre). Le soutien de toute l’équipe psycho-socio-éducative renforce l’alliance thérapeutique. Il consomme encore de l’alcool épisodiquement. Il n’a pas repris le Crack.
L’accompagnement psycho socio-éducatif a renforcé la motivation du patient et sa volonté dans l’arrêt du mésusage.
Marie-Anne ajoute à sa vignette clinique quelques questions : La biodisponibilité et la prise de traitement régulière ont-ils un retentissement sur les craving d’autres substances ? L’arrêt du mésusage améliore t il l’estime de soi ? Ouvre-t-il à la possibilité d’abstinence ?
Julien HURSTEL à propos d’un de ses patients :
Il s’agit d’un homme de 33 ans, vivant en couple, avec un emploi stable. Il consommait essentiellement son Subutex©, en place depuis 4 ans, en sniff (3 à 4 prises par jour pour un total de 8 à 10 mg) car trouvait cela plus confortable et plus efficace, du fait d’une hypersiallhorée gênante en cas de prise sublinguale. Je pense que le patient en avalait une partie car il n’éprouvait aucune plage de manque en sniffant mais était en manque en fin de dose en cas de prise sublinguale, même fractionnée. Le patient considérait que la prise en sniff était désagréable, ne constituant pas du tout une survivance d’un quelconque rituel. Il est consommateur, par ailleurs, de 8 unités d’alcool par jour et de cannabis, quotidien, afin de juguler des symptômes anxieux et dysphoriques.
Je lui ai donc proposé un passage sous Orobupré, 8mg en 4 prises de 2 mg, afin de ne pas trop bousculer ses habitudes.
Dès la consultation suivante, le patient avait arrêté le sniff et était passé à deux prises quotidiennes, espacées de 12H. De manière simultanée, il avait espacé ses consommations de cannabis, qui n’étaient plus qu’occasionnelles, n’en achetant plus. Le meilleur équilibre au plan du TSO a permis une amélioration partielle de la dysphorie ainsi qu’une prise de conscience de l’impact délétère de la consommation d’alcool au plan de l’humeur et de l’anxiété. Cette constatation a débouché sur l’idée d’une reprise de contrôle de la consommation, soutenue par une prescription de baclofène, initié lors de notre rendez-vous de la semaine passée.
Une évolution plutôt positive, donc, sur ces trois derniers mois !
Discussion
Il est probablement un peu tôt pour conclure de manière formelle à l’intérêt d’Orobupré© pour les patients qui sniffent des comprimés sublinguaux. Dans les nombreux témoignages sur le switch buprénorphine sublinguale vers Orobupré© qui nous ont été transmis, le recul n’est pas suffisant pour conclure formellement à l’indication de ce switch.
Il semblerait toutefois que de nombreux patients qui sniffaient Subutex© ou un générique aient trouvé dans la prise d’Orobupré© un moyen de renoncer à cette pratique, notamment quand ils voulaient arrêter le sniff, tout en ressentant les effets du médicament en termes de substitution.
Conclusion
Au-delà du confort indéniable en matière de prise, aspect longtemps négligé en lien avec la seule présence de formes sublinguales qui ne laissait pas le choix aux médecins comme aux patients, la mise sur le marché d’Orobupré© semble pouvoir rendre un précieux service pour les usagers enfermés dans la pratique du sniff et prêts à y renoncer.
Ce médicament semble prendre progressivement sa place dans le paysage des MSO, en lien avec le confort de prise qu’il apporte et d’un gain de biodisponibilité qu’il procure. C’est surtout le cas chez des patients qui avalent trop rapidement leurs comprimés sublinguaux et avec lesquels les modalités de prise n’ont pas été discutées depuis trop longtemps.
Il serait utile, assez rapidement, de disposer de comprimés orodispersibles à des dosages plus faibles. Ce besoin est d’autant plus évident que les comprimés d’Orobupré© ne sont pas sécables, contrairement aux comprimés sublinguaux. Il nous faudrait disposer de comprimés à 1 mg, 0,4 mg, voire 0,2 mg pour accompagner nos patients vers des baisses progressives de posologie, dans le but de les accompagner vers un arrêt, sinon une imprégnation opiacée la plus faible possible, s’ils le souhaitent.
Bibliographie
- (1) Abeles H. Puffy hand sign of drug addiction. N Engl J Med 1965
- (2) ANSM. Résultats de l’enquête OPPIDUM 2015
- (3) OPPIDUM 2018
- (4) Site Psychoactif.org. Biodisponibilité de la buprénorphine…
- (5) Site Psycoactif.org. Pour un usage en sublingual: Subutex ou Suboxone?
- (6) ASUD, Flyer : BUPRÉNORPHINE HAUT DOSAGE + d’efficacité et – de danger, LE POURQUOI & LE COMMENT
- (7) Dr Jonathan BARA et al. Buprénorphine, de nouvelles formes arrivent à la conquête de Bupréland !! : Orobupré© (Saison 2), le Flyer n° 75 (Mai 2019)