Ndlr : Le Flyer démarre une série d’articles. Il s’agit pour Benjamin Rolland d’interroger un collègue étranger sur les addictions et leur prise en charge dans son pays, au travers d’une interview standardisée d’une dizaine de questions. Elles portent sur les usages de substances, le système de soins, l’état des réflexions en matière de réduction des dommages et de législation sur les substances. L’occasion de découvrir les différences et ressemblances parfois méconnues avec des pays voisins ou au contraire très éloignés.
Le Flyer : Pouvez-vous vous présenter en quelques lignes ?
Ernesto de BERNARDIS : Je m’appelle Ernesto de Bernardis. Je suis médecin, spécialisé en pharmacologie clinique. Je travaille en addictologie depuis 1998. J’ai d’abord exercé 4 ans à Ivrea, dans le nord de l’Italie, puis en Sicile à Augusta et Lentini, près de Syracuse. Sur la photo ci-jointe, vous pouvez me voir dans mon bureau à Lentini.
Je suis membre du comité scientifique national de la Società Italiana Tossicodipendenze (SITD), qui est la plus ancienne société savante italienne dans le domaine des addictions. Je coordonne le blog de la SITD, qui s’appelle Dedizioni (« Engagements »), que vous pouvez consulter ici : http://blog.sitd.it.
Le Flyer : Quels sont les principales données épidémiologiques en matière d’addiction dans votre pays ? Les principaux centres d’intérêt ou principales causes d’inquiétude actuelles ?
Ernesto de BERNARDIS : Les principales données épidémiologiques pour l’Italie en matière d’addiction sont présentées annuellement dans un rapport appelé « Relazione al Parlamento sullo stato delle tossicodipendenze in Italia » (https://www.politicheantidroga.gov.it/it/attivita/relazioni-annuali-al-parlamento/ ) Par ailleurs, l’EMCDDA produit régulièrement des informations sur la situation des usages de substances en Italie (https://www.emcdda.europa.eu/publications/country-drug-reports/2017/italy).
Je peux aussi vous parler de ce que je constate dans mon activité clinique quotidienne. Mon cabinet est situé dans une zone rurale, à 20 km d’une grande ville. Si nous avons une population assez stable d’anciens usagers d’héroïne, nous observons moins de nouvelles admissions pour usage d’opiacés, et davantage de nouveaux patients viennent pour des problèmes d’usage de cocaïne ou d’alcool.
Par ailleurs, l’héroïne est de plus en plus souvent fumée sur des feuilles d’aluminium. Cela réduit les risques d’overdose et de transmission d’agents infectieux, mais cela retarde également la prise de contact avec les services médicaux. Nous suivons par ailleurs un petit nombre de très jeunes usagers de cannabis qui nous sont ramenés par des parents inquiets. Mais les problèmes de cannabis ne sont pas très fréquents dans notre patientèle, même si l’usage de cannabis se répand de manière importante. Enfin, nous recevons un nombre croissant de personnes pour gambling, et occasionnellement pour d’autres problématiques d’addiction comportementale, comme la pratique inadaptée des réseaux sociaux ou des jeux vidéo multi-joueurs. Ces dernières années, le gambling est devenu la préoccupation numéro 1 des responsables de santé en matière d’addictions. Ce choix se fait au détriment des autres addictions, moins « glamour » sans doute, mais qui pourtant continuent leurs ravages…
Le Flyer : Quelles sont les substances légalisées, dépénalisées, ou interdites, dans votre pays ? Quel est l’état du débat sur la question de la dépénalisation ou légalisation de certaines substances comme le cannabis ?
Ernesto de BERNARDIS : L’Italie a autorisé l’utilisation du cannabis dans certaines indications médicales, mais pour cela, vous devez prescrire un type de cannabis très régulé, produit par un institut pharmaceutique de l’armée, et qui peut être acheté en pharmacie. Aucun cannabis « maison » n’est autorisé. Il y a eu une proposition au parlement pour une loi visant à réguler l’usage personnel et récréatif de cannabis, mais ce projet n’a pas été débattu en session plénière jusqu’ici.
La possession et l’usage de petites quantités de drogues illicites, y compris d’héroïne et de cocaïne, ne sont pas considérés comme un crime et n’amènent pas à des sanctions pénales, mais à certaines limitations administratives (permis de conduire, passeport,etc.). Il existe des seuils légaux, et si vous êtes contrôlé avec des quantités plus importantes que ces seuils, alors c’est considéré comme un crime et vous risquez la prison.
L’Italie – comme l’Autriche – possède une forme médicale de GHB pour le traitement de l’alcoolisme (oxybate de sodium), mais sinon, le GHB n’est pas autorisé. La liste des nouvelles substances psychoactives fait périodiquement l’objet de mises à jour par les autorités de santé. Il n’existe pas de procédures « catch-all » comme au Royaume-Uni.
Le Flyer : L’addictologie est-elle structurée et enseignée comme une discipline spécifique ? Si ce n’est pas le cas, estimez-vous que cela pose problème et pourquoi ?
Ernesto de BERNARDIS : Non, malheureusement, il n’y a pas de spécialisation officielle, que ce soit en médecine ou en psychologie. Les structures publiques d’addictologie s’appellent « Servizi per le Tossicodipendenze » (SerT), et « Servizi per le Dipendenze » (SerD). Je reviendrai sur les missions et le fonctionnement de ces structures plus loin. Pour un médecin, travailler dans ce type de structures requiert, depuis une loi de 1999, une spécialisation en pharmacologie, toxicologie, psychiatrie, médecine interne, ou « hygiène », avec une préférence pour les deux premières spécialités. Les médecins qui ont commencé leur exercice avant 1999 peuvent n’avoir aucune de ces spécialités.
Il existe de nombreux masters universitaires d’addictologie, mais ils ne sont pas obligatoires et peuvent même ne pas être reconnus pour être admis à l’hôpital public. Le manque de diplômes et de prérequis officiels est un problème sérieux, car cela a produit une trop importante hétérogénéité dans les parcours, les types de prise en charge et la protocolisation des soins. De manière similaire, il existe un déficit en matière de recommandations nationales et les sociétés scientifiques sont fragmentées.
Le Flyer : Au niveau des soins, y a-t-il des spécificités de prise en charge « produit par produit » ou bien au contraire un système intégrant toutes les addictions de manière globale ?
Ernesto de BERNARDIS : Depuis 2000, l’Italie a un système de santé extrêmement régionalisé. Il existe donc des différences d’organisation, même si elles ne sont pas toujours majeures. En tous les cas, le système de soins n’est pas forcément compatible entre les différentes régions. Le territoire est réparti en plus de 500 offices territoriaux appelés soit SerD ou SerT, mais en pratique ces structures reçoivent toutes sortes d’addictions, et font même de la prévention. Dans certaines régions, certaines structures différentes des SerD/SerT sont spécialisées en alcoologie. Les SerD/SerT sont donc disséminés dans toute l’Italie et sont hiérarchiquement sous la tutelle des départements de santé mentale, ou bien, moins souvent, de départements spécifiquement appelés « addictologie » ou bien de médecine territoriale. En Lombardie, il existe aussi un petit nombre de structures privées et accréditées, les Servizi Multidisciplinari Integrati (SMI), qui ont un fonctionnement similaire à celui des SerT/SerD. Dans toutes ces structures, les prises en charge proposées aux patients et leurs proches sont gratuites, de même que les traitements médicamenteux délivrés.
La loi impose que tout SerT/SerD dispose d’un nombre minimum de médecins, d’infirmiers, de psychologues, d’assistants sociaux et d’éducateurs (et parfois aussi de sociologues ou d’enseignants).
Ces structures doivent offrir tout l’éventail des prises en charge considérées comme indiquées pour les addictions. En pratique, il est difficile d’honorer cette dernière obligation, à la fois pour des raisons budgétaires et parce qu’il est difficile de trouver du personnel. Il y a ainsi de nombreux centres sans psychologues, ou même sans médecins. D’une manière générale, les traitements médicamenteux sont disponibles à peu près partout.
Le Flyer : Comment se fait l’articulation entre soins ambulatoires et soins hospitaliers ? Est-ce un élément important de l’organisation des soins ?
Ernesto de BERNARDIS : Les structures d’hospitalisation en addictologie sont des institutions privées et accréditées qui sont rémunérées par des financements publics, et exigent généralement que les patients soient adressés directement par un SerT/SerD. Il existe également des communautés thérapeutiques non-accréditées qui peuvent facturer directement les patients, mais ces structures ne fonctionnement généralement pas avec le système public. Elles acceptent le plus souvent directement les patients qui se présentent à elles. Il existe très peu de centres de sevrage de très court séjour.
Les Alcooliques Anonymes sont également présents en Italie, ainsi que les mouvements dits « Hudoliniens » (1). Le plus souvent, ces mouvements fonctionnent sous forme de communautés ambulatoires, qui acceptent des patients adressés par le public ou bien se présentant directement. Après de nombreuses années de relations difficiles, au cours de la dernière décennie s’est développée une bonne coordination entre les SerT/SerD et les communautés thérapeutiques. La responsabilité des prescriptions médicamenteuses pour les patients en communautés, notamment pour les traitements de substitution, est généralement assumée par le SerT/SerD le plus proche.
Le Flyer : Quels sont les médicaments de substitutions opiacés autorisés ? Quelle est leur place respective en terme de prescription, et pouvez-vous nous dire comment ces différentes molécules sont perçues globalement par les soignants ?
Ernesto de BERNARDIS : En Italie, nous disposons de méthadone racémique sirop à 0,1 % et 0,5 %, ainsi que, plus récemment, de lévométhadone sirop à 0,25 % (seulement dans quelques régions). La buprénorphine et la buprénorphine-naloxone sont disponibles en comprimés sublinguaux dosés à 2 ou 8 mg. La forme 0,4 mg n’a jamais réellement été disponible. Toutes ces spécialités sont presque exclusivement prescrites et dispensées en SerT/SerD. La morphine, la codéine, et l’héroïne, ne sont pas autorisées en tant que traitement de substitution.
La méthadone est beaucoup plus utilisée que les spécialités à base de buprénorphine, mais elle souffre d’une plus mauvaise image dans la population générale et parmi les professionnels de santé. En fait, le mot méthadone est même utilisé en conversation courante pour parler d’une solution palliative mais inefficace à un problème.
Le Flyer : Quelles sont, de manière très globale, les conditions légales d’accès aux différents MSO dans votre pays ?
Ernesto de BERNARDIS : Depuis 2007, la prescription de MSO ne peut être initiée que par un médecin de SerT/SerD, alors qu’avant, tout médecin pouvait démarrer ce type de traitement. Sur la base d’un programme thérapeutique proposé par le SerT/SerD, les autres médecins peuvent toutefois poursuivre la prescription, mais le programme de soins doit être réévalué par le SerT/SerD au minimum tous les 90 jours.
Bien qu’autorisée, la poursuite de la prescription de MSO par le généraliste n’est pas fréquente, parce que le patient doit alors aller chercher son traitement en pharmacie, ce qui est très stigmatisant en Italie et décourage de nombreux patients. De plus, étant donné le grand nombre de SerT/SerD, il est généralement plus facile de se procurer le traitement dans ces structures, à l’exception de certaines zones soumises à des limites géographiques ou saisonnières (par exemple, les régions alpines en hiver, ou bien certaines petites îles italiennes).
L’accès aux MSO est généralement immédiat, que ce soit pour la méthadone ou pour les spécialités à base de buprénorphine. La majorité des SerT/SerD n’a pas de liste d’attente, à l’exception peut-être des structures de très grandes villes avec personnel insuffisant.
Le Flyer : Quelles sont les dispositifs de réduction des risques et des dommages dans votre pays ? Quelles sont leurs principales missions ? Quelles interactions ont ces structures avec les structures de soins ?
Ernesto de BERNARDIS : Il y a des initiatives de RdRD dans de grandes villes italiennes comme Bologne, Milan, Rome ou Palerme, mais ces initiatives n’ont pas été coordonnées et ne sont donc pas homogènes en termes de méthodes. Elles souffrent constamment de problèmes de financement. Les politiciens locaux ont toujours un rôle majeur pour ou contre de tels projets, qui sont ainsi périodiquement financés ou au contraire suspendus, en fonction des alternances politiques. Aucune structure d’injection supervisée n’a jamais été autorisée. La RdRD repose surtout sur la distribution de méthadone par des bus ou des camions, et sur des dispositifs statiques ou mobiles d’échange ou de distribution de seringues et de préservatifs. Récemment, la loi a inclus la nécessité de mesure de RdRD dans les prises en charge ordonnées par la justice en SerT/SerD. En pratique toutefois, cela n’a pas encore été réellement développé, pour des raisons à la fois politiques, économiques et culturelles.
Existe-t-il des sites d’injections supervisés ou structures similaires dans votre pays ? Si oui, combien en existe-t-il et quel est le ressenti global du politique et de la population vis-à-vis de ces structures ? Si non, est-ce en projet ou l’objet de débat dans votre pays ?
Les sites d’injection supervisée ne sont pas autorisés en Italie, et le débat sur ce type de structures n’a jamais eu lieu au gouvernement ou au parlement, devant l’opposition de la plupart des partis politiques.
Traduction : Benjamin Rolland (Service Universitaire d’Addictologie de Lyon, 69)
Note :
- (1) Wladimir Hudolin était un psychiatre croate qui a développé des « clubs des alcooliques en traitement (CAT) », avec une approche dite socio-écologique, où la famille et la communauté sont considérées comme des ressources clefs de la prise en charge.