Propos liminaire : le soulagement de la douleur, un objectif prioritaire
La prise en charge de la douleur a enregistré, au cours des décennies précédentes, des progrès considérables. Sur le plan des médicaments, la palette proposée a évolué de façon rapide et quasi-exponentielle, notamment pour les opioïdes forts. Mais, un sentiment d’opiophobie, parfaitement bien relaté dans un e-dito du Flyer (1), en lien avec une situation épidémique hors-norme en Amérique du Nord, suscite parfois un sentiment de méfiance vis-à-vis de la prescription d’opioïdes forts. Cela, en raison de la probabilité d’abus, de mésusage et de risque addictif qu’ils peuvent parfois générer. C’est le cas en particulier dans les douleurs chroniques non cancéreuses. Mais avec un taux de guérison et de survie en augmentation constante, la crainte du risque addictif gagne aussi la douleur cancéreuse, dans une moindre mesure.
Dans un article récemment publié dans la revue le Flyer de septembre 2015 (2), les Drs Philippe Poulain et Xavier Aknine ont rappelé que l’objectif de soulager la douleur des patients ne doit pas être occulté. Qu’il s’agisse de patients déjà dépendants d’opiacés ou à risque de le devenir, une prise en charge insuffisante de la douleur entraîne anxiété, souffrance évitable et risque de rupture de suivi. Une insuffisance de soins par crainte d’abus ou d’addiction leur paraît non acceptable sur un plan éthique. Par ailleurs, elle peut avoir comme conséquence une automédication ou un ‘shopping médical’, plus dangereux encore pour la santé des patients.
La situation en Amérique du Nord… et en France
L’épidémie d’addiction aux analgésiques opioïdes aux Etats-Unis, ainsi qu’au Canada, a fait couler beaucoup d’encre. Elle a surtout malheureusement coûté cher en vies humaines, 16 000 en 2013 (3). La croissance exponentielle des ventes des opioïdes de palier 3, en particulier de l’oxycodone, est directement corrélée avec une hausse du nombre de décès et d’admission aux urgences, comme le montre le graphique ci-dessous (4).

L’hydrocodone (Vicodin®, l’antalgique popularisé par la série « Dr House ») et la méthadone, dans une moindre mesure, sont concernés par ces nombreux passages aux Urgences.
Il faut impérativement mettre en relation cette véritable épidémie avec le niveau extrêmement élevé de prescriptions d’opioïdes. En effet, 80 % des analgésiques opioïdes produits dans le monde sont consommés aux Etats-Unis et la prescription per capita d’oxycodone y est 16 fois plus importante qu’en France. En Amérique du Nord, on estime à près de 2 millions le nombre de personnes devenues dépendantes des opioïdes analgésiques (5).
L’ « OXY », telle qu’elle est couramment nommée, est devenue une drogue extrêmement populaire dans la continuité de son succès auprès des médecins, sous l’effet du marketing efficace de la firme Purdue (Mundipharma). Le médicament est présent dans presque toutes les boites à pharmacie des citoyens nord-américains. Ironie du sort (ou habile stratégie commerciale), c’est cette même firme qui détient la majorité des brevets pour la mise sur le marché de formes dites ‘abuse-deterrent’ (non sniffables, non injectables…) présentées comme LA solution pour combattre l’épidémie d’addiction aux opioïdes analgésiques à laquelle elle aurait pu involontairement contribuer. Dans un autre e-dito du Flyer (6), un avis mitigé a été donné par ses auteurs sur cette stratégie qui, pour l’instant, n’a pas la faveur des Autorités de Santé françaises. Souhaitons que cela dure. Notons que ces ‘nouvelles formulations’ n’ont aucun impact pour les patients devenus ‘addicts’ à une prise orale, qui représentent l’immense majorité.
La situation française est donc loin d’être comparable
En effet, même si l’ANSM a signalé dès 2014 une augmentation de la notification de cas d’abus et de pharmacodépendances (7) en lien avec une augmentation de l’exposition à l’oxycodone, le niveau est sans commune mesure avec ce qu’il se passe aux Etats-Unis et n’a donné lieu à aucune alerte de sa part.
Ce sont plutôt les fentanyl transmuqueux qui préoccupent les Autorités de Santé et le milieu spécialisé de la douleur et de l’addictologie (8).
Les firmes qui promeuvent les médicaments de cette catégorie se livrent à une véritable bataille commerciale pour remporter de juteuses parts de marché. Actiq®, Abstral®, Effentora®, Recivit® pour ne citer que les plus connus, sans oublier l’Instanyl® avec un mode d’administration, la voie nasale, qui à lui seul peut poser des questions. Les échanges avec les médecins addictologues (généralistes ou en milieu spécialisé) conduisent immanquablement à la narration de cas-patients qui prennent de façon compulsive des fentanyl d’action rapide à des rythmes de prise aussi effrénés que leurs durées d’action sont courtes.
Conséquences de cette guerre commerciale ou non, ces nouveaux médicaments, forts utiles par ailleurs dans le traitement des ADP (Accès Douloureux Paroxystiques) de la douleur cancéreuse en association avec un traitement de fond de la douleur, sortent de plus en plus souvent du cadre des autorisations de mise sur le marché (9).
- 63 % des notifications de pharmacovigilance concernent des prescriptions hors douleur cancéreuse,
- 47 % d’absence de traitement de fond,
- 28 % de prescription à dose excessive.
Ces signaux de pharmacovigilance croissants, la grande visibilité de patients devenus accros à des doses ‘extraordinaires’ de fentanyl transmuqueux plus le bruit de fond permanent venant d’Amérique du nord, entretiennent et développent un climat d’opiophobie alors que le contexte français est sans commune mesure. Cette opiophobie ambiante amène son lot d’amalgames sur le plan des définitions et des descriptions nosologiques.
Abus, mésusage, addiction : de quoi parle-t-on ?
Il existe de nombreux termes utilisés pour qualifier les utilisations médicales ou non médicales de substances psychoactives dont les analgésiques opioïdes font partie.
- L’abus signifie une prise à des doses supérieures à celles prescrites, pour obtenir des effets psychoactifs majorés (relaxation, sédation, défonce ou encore soulagement plus efficace de la douleur, etc.).
- Le mésusage qualifie une utilisation non conforme aux recommandations du résumé des caractéristiques du médicament concerné. L’injection, le sniff sont des exemples de mésusage. L’utilisation en dehors du cadre de l’AMM (douleur rhumatologique par exemple pour des médicaments dont l’indication est restreinte à la douleur cancéreuse) ou l’usage récréatif en sont de parfaits exemples (ou encore la soumission chimique). Le mésusage peut être le fait du patient et/ou du médecin prescripteur…
- La dépendance, bien différente de l’addiction, est définie généralement par l’existence d’un syndrome de sevrage à l’arrêt brutal du médicament. Si elle peut toucher de nombreux patients qui ont pris des morphiniques au long cours, elle est dans la plupart des cas réversible avec une décroissance lente et raisonnée, sans conséquence pour la santé des patients.
- L’addiction, quant à elle, est un mode d’utilisation inadapté qui conduit à une altération du fonctionnement ou implique une souffrance cliniquement significative. Le DSM 5 (Diagnostic and Statistical Manual of mental disorder, 5ème édition) propose 11 questions, dont la réponse positive à 2 d’entre elles, suggère fortement le diagnostic d’addiction. Parmi les critères, l’existence d’un craving apparaît de plus en plus comme un élément central de l’addiction (une envie irrépressible de consommer la substance). La perte de contrôle est, elle-aussi, un élément-clef du diagnostic, qu’on ne retrouve pas forcément dans la dépendance.
- On peut encore citer le terme toxicomanie, encore très utilisé, y compris dans le milieu professionnel. C’est un terme ancien (fin du 19ème siècle) qui ne recouvre aucun diagnostic précis et dont l’usage a pour seule conséquence de stigmatiser celui qui le porte (le toxicomane, a fortiori le ‘toxico’). Ce terme devrait être banni définitivement des propos et écrits, tant dans le milieu de la douleur que dans celui des spécialistes de l’addiction. Il n’est d’aucune aide pour le diagnostic, et encore moins pour la prise en soin.
L’addiction, fort heureusement, est loin d’être systématique.
Entre l’abstinence totale et l’addiction la plus sévère, il existe de multiples niveaux d’usage et ce, quels que soient le produit, la substance ou encore un comportement (addiction sans produit).
- Pour l’alcool par exemple, il est établi que la substance est bel et bien addictive. Pour autant, le pourcentage de consommateurs définis comme alcoolo-dépendants est faible, probablement autour de 3 % (10). Bien sûr, rapporté au nombre de consommateurs, c’est plus de 500 000 personnes en France qui sont en grande difficulté avec le produit. Mais la grande majorité sont des consommateurs avec un usage simple ou à faibles risques.
- C’est l’inverse pour les fumeurs, pour lesquels le pourcentage de consommateurs addicts est le plus élevé, ce qui fait de la nicotine une substance à la fois non dangereuse (ce sont les goudrons de la combustion qui le sont) et extrêmement addictive.
- Pour les opioïdes, l’incidence reste faible (aux alentours de 3,2 %) et tombe même à 0,19 % (11) si l’on exclut les patients à risque initial de mésusage.
Si le risque addictif existe, quelle que soit la substance, il n’est heureusement pas systématique et tous les individus exposés ne deviennent pas addicts, encore moins ‘toxicos’.
De surcroît, l’addiction survient quand plusieurs facteurs se conjuguent :
- Le produit d’abord. Sa pharmacocinétique (rapidité et durée d’action), son action sur l’organisme, son mode d’administration (voie orale, fumé, injecté, sniffé…), son statut social (illicite, légal voire socialement intégré) et son potentiel hédonique jouent également un rôle. En résumé, le pouvoir addictogène des substances n’est pas le même pour tous, indépendamment des dangers respectifs que leur consommation occasionne.
- L’environnement conditionne lui-aussi le risque addictif. Une désinsertion sociale (chômage par exemple), l’absence de liens familiaux ou amicaux ou l’appartenance à un groupe où l’usage de substances psychoactives est la règle, constituent un environnement à risque pour l’individu.
- Les individus eux-mêmes n’ont pas les mêmes facteurs de vulnérabilité ou de résistance vis-à-vis de l’addiction. La prédisposition génétique, à elle-seule, est un facteur de risque pour passer d’une consommation répétée à une addiction. L’existence des troubles psychiatriques ou psycho-pathologiques est également incriminée à juste titre dans le risque addictif.
Le ressenti des effets psychotropes d’une substance (soulagement, plaisir, aversion…) conditionne également l’entrée dans un mode répétitif ou non, pouvant aboutir à une addiction ou un abandon de la prise.
Connaître ces notions d’addictologie et les facteurs de risques qui suivent peut être fort utile pour les médecins prescripteurs et bénéfique pour leurs patients.
Facteurs de risque addictif liés aux individus : Introduction à l’utilisation de l’Opioid Risk Tool
L’interaction d’un individu avec une substance (et son environnement) conditionne en grande partie le risque addictif auquel il est exposé. Dans le cadre d’une prescription d’un opioïde analgésique, il semble désormais incontournable de s’appuyer sur un questionnaire structuré et validé permettant d’évaluer ce risque.
Nous présentons ici l’Opioid Risk Tool qui a l’avantage de mesurer le risque addictif avec une série de 10 questions assez simples. Selon le sexe, le nombre de points est variable pour certains items. Cet outil a été conçu et validé par une équipe américaine (12) et repris par une équipe canadienne dans le cadre de recommandations professionnelles (13). Précisons que le Canada a été touché de la même façon que les Etats-Unis par la diffusion massive de l’oxycodone et l’épidémie d’addiction aux opioïdes analgésiques (14).
Les questions concernent en premier lieu les antécédents familiaux d’abus d’alcool, de drogues illicites ou de médicaments sur ordonnance. En second, lieu les antécédents personnels d’abus des mêmes substances qui vont compter pour beaucoup dans le score final (3 à 5 points par item, dont notamment 5 points pour l’antécédent d’abus de médicaments sur ordonnance, homme ou femme)

Puis viennent l’âge, les antécédents d’abus sexuels avant l’adolescence (particulièrement importants chez la femme) et la psychopathologie.

Selon le score obtenu, le risque addictif pour le patient n’est pas le même. Il pourra être qualifié de ‘faible’ à ‘élevé’ selon 3 catégories :
- Score < 3 : patient à faible risque
- Score compris entre 4 et 7 : patient à risque modéré
- Score > 8 : patient à risque élevé
Quel que soit le niveau de risque, la prescription d’un opioïde, si l’indication est posée, n’est pas contre-indiquée. Mais, nous le verrons en conclusion, différentes mesures peuvent être proposées.
Facteurs de risque addictif liés au produit
Nous avons évoqué ci-avant le rôle de la pharmacocinétique.
Il semble important de développer dès maintenant cette notion, car dans le domaine qui nous concerne, l’addiction aux opioïdes analgésique est particulièrement pertinente. Mais pour la caractériser, nous utiliserons l’exemple du tabac ou plutôt de la nicotine (15).

L’effet de la nicotine, surtout quand elle est fumée, est très intense (pic élevé) et de courte durée.
Ces effets pics-vallées sont généralement tenus responsables de l’installation d’une dépendance, quelles que soient les substances consommées. Pour une même molécule, la nicotine, le risque addictif sera bien différent, s’il s’agit de nicotine fumée (cigarette) ou diffusée par un patch. Alors que les patchs de nicotine ou les gommes à mâcher sont réputés non addictifs (on ne devient pas dépendants de la nicotine avec des patchs), c’est bien ‘fumer des cigarettes’ qui rend les consommateurs addicts très rapidement.
Transposé au domaine de la douleur, on comprend aisément que la prescription de fentanyl transmuqueux, absorbé très rapidement et de courte durée, sans traitement de fond associé, produit des effets pics-vallées pouvant faire le lit d’une addiction. A l’inverse, le fentanyl transdermique (Durogésic® et ses génériques) est beaucoup moins impliqué dans de tels phénomènes.
En addictologie, on a tendance à considérer que les médicaments à libération prolongée ou à longue durée d’action sont préférables en cas de risque addictif ou d’addiction avérée (benzodiazépines, opioïdes, substituts nicotiniques). Même si cette notion est parfois encore discutée, en particulier pour les opioïdes. Nonobstant, les traitements de substitution (opiacés notamment) sont des médicaments à longue durée d’action (cf. méthadone ou buprénorphine).
Qu’en est-il avec les paliers 2, le risque addictif est-il moins élevé ?
Si effectivement certains médecins limitent leur prescription d’opioïdes analgésiques au stade des paliers 2 (tramadol, codéine…), il n’y a aucune preuve que ceux-ci soient moins addictogènes que des opioïdes de palier 3.
Le mensuel Prescrire, connu pour son indépendance vis-à-vis des firmes pharmaceutiques, concluait dans une revue récente de la littérature (16), « il n’est pas établi que, à efficacité antalgique équivalente, un opioïde ‘faible’ expose à un moindre risque de dépendance et d’addiction que la morphine à doses faibles ».
La codéine est analgésique, notamment parce que l’organisme la métabolise en morphine (17), dans un rapport très variable et le tramadol a des propriétés autres qu’agonistes des récepteurs mu, qui peuvent être responsables de l’installation d’une addiction (18). La conclusion de la revue Prescrire, qui s’appuie sur une littérature abondante, est donc assez claire et confirme que la croyance selon laquelle le risque addictif est plus faible avec des opioïdes faibles (dits de palier 2) qu’avec de la morphine est infondée. Surtout si cette croyance conduit à la prescription à hautes doses d’opioïdes faibles, pas toujours bien tolérés et avec une efficacité pas toujours au rendez-vous.
Tous les opioïdes de palier 3 ne présentent pas le même potentiel addictif
Comme nous l’avons dit précédemment, le déferlement de l’oxycodone en Amérique du nord est contemporain de l’émergence d’une véritable épidémie d’addiction aux opioïdes analgésiques. L’hydrocodone (non commercialisée en France), elle-aussi, est régulièrement impliquée dans ce phénomène ainsi qu’un marché noir de fentanyl produit par les cartels de la drogue (19). Secondairement, certains primo-dépendants aux opioïdes analgésiques se tournent vers l’héroïne, moins chère et facile à obtenir (20).
Pas étonnant donc que plusieurs équipes américaines se soient intéressées au potentiel d’abus, hédonique et addictif de ces opioïdes et en particulier de l’oxycodone. En même temps, on peut regretter que cet intérêt ne soit pas aussi manifeste en Europe.
Mais revenons aux études américaines. Citons celles de Zacny et al. (21), de Comer et al. (22) et de Vandeer Weele et al. (23) qui jettent une sérieuse suspicion sur le risque addictif de l’oxycodone (et de l’hydrocodone).

L’étude de Zacny et al. établit que le potentiel d’abus de l’oxycodone est plus élevé avec moins d’effets secondaires ressentis par des sujets non douloureux. Celle de Comer et al. évoque un potentiel hédonique plus important, avec notamment la préférence d’usagers de drogues opiacés qui en parlent comme de la Rolls-Royce des opioïdes (pour les effets subjectifs qu’elle entraîne). Enfin, plus récemment, Vander Weele et al. démontrent une libération de dopamine dans le noyau accumbens liée à la prise d’oxycodone, plus importante comparativement à celle liée à l’hydrocodone et plus encore par rapport à la morphine. Cet effet d’activation du système de récompense est généralement associé à l’installation d’une dépendance ou d’une addiction, surtout chez les sujets particulièrement vulnérables.
Ces premières indications, qui mériteraient sûrement plus d’explorations, laissent à penser que l’oxycodone ne devrait pas être considéré comme un opioïde de premier choix. En tout cas, son utilisation ne devrait pas être banalisée comme elle l’a été en Amérique de nord. C’est l’extension de sa prescription aux douleurs non cancéreuses qui a marqué le début de l’épidémie d’addiction nord-américaine.
Dernière incompréhension en date, l’élargissement de sa prescription, toujours aux Etats-Unis, chez les enfants à partir de 11 ans (24), ce qui, compte-tenu de la situation qui y règne, semble assez irresponsable.
La préadolescence et l’adolescence sont des périodes à risque addictif plus élevé. Permettre une prescription d’oxycodone à des jeunes gens, compte-tenu de son potentiel addictif, laisse perplexe quant au poids des firmes pour obtenir des marchés sans cesse plus larges, au mépris de la santé publique.
Conclusions
Comme nous l’avons vu, il existe une véritable épidémie d’overdoses aux Etats-Unis, causée par une disponibilité massive d’analgésiques opioïdes et, en particulier, par une banalisation de la prescription et de l’usage de l’oxycodone en particulier, probablement plus addictive que d’autres opioïdes forts.
Si le lien n’est pas toujours fait, il le sera sans doute très bientôt et nous pensons humblement devancer un constat inéluctable, sans subir l’influence des firmes qui promeuvent différents médicaments à base d’oxycodone.
En France, la situation est sans commune mesure. Les notifications d’abus, de mésusage et de dépendance se font certes de plus en plus nombreuses mais concernent surtout les fentanyl d’action rapide.
Malgré cela, un climat d’opiophobie s’installe et nous pensons que la peur de l’addiction ne doit pas être un frein à une prise en charge optimale de la douleur. Un patient insuffisamment soulagé peut avoir recours à de l’automédication avec des codéinés en vente libre ou des médicaments trouvés dans les armoires à pharmacie d’un proche, rendant plus probable un abus, un mésusage ou encore un glissement vers des comportements addictifs. La récente mesure (juillet 2017) de retrait de toutes les spécialités à base de codéine de la liste des médicaments disponibles sans ordonnance n’est opérante que pour limiter l’accès à la codéine à des jeunes consommateurs à la recherche d’ivresse que les opiacés procurent.
Fort heureusement, en dehors de situations très à risques, l’addiction ne concerne qu’un petit nombre d’individus. Elle résulte de la conjonction de plusieurs facteurs : individus (plus ou moins vulnérables), substance (plus ou moins addictive) et environnement (plus ou moins favorisant). Pour ceux qui présentent des vulnérabilités individuelles, elles sont identifiables à l’aide d’un outil simple comme l’Opiod Risk Tool. Il permet de faire des choix, limitant alors le risque d’installation d’une addiction. En particulier, le choix de molécules ou de galéniques dont on pressent ou suppose qu’elles sont moins à risque.
Si le bénéfice de la prescription d’un opioïde de palier 3 est tangible pour le patient, quel que soit le niveau de risque addictif, la prescription doit être envisagée.
Mais, si le risque est élevé, un certain nombre de règles doivent être appliquées :
- Eviter absolument les fentanyl transmuqueux, sauf indication indiscutable, et préférer les formes à libération prolongée plutôt qu’immédiate pour les autres opioïdes.
- Adapter la posologie au strict besoin du patient. Ni trop ni trop peu. Une posologie insuffisante, outre le fait qu’elle ne soulagera pas le patient, pourrait le conduire à un abus. Il en prendra plus que le prescripteur ne l’a envisagé ou il lui en demandera plus. On parle alors de pseudo-addiction. Dans le pire des cas, il pratiquera un ‘shopping médical’ qui ne lui évitera pas de devenir accro. La relation médecin-patient n’en sortira pas renforcée.
- S’assurer de la prise en charge de comorbidités psychiatriques ou sociales qui sont autant de passerelles pouvant mener à l’addiction.
- Recourir à une délivrance fractionnée. Quelques jours de traitement plutôt que plusieurs semaines. L’addiction ayant comme corollaire une perte de contrôle de la consommation, il semble imprudent de prescrire 28 jours de traitement à un patient pour lequel on aura estimé que le risque addictif est élevé.
- Tenir compte des spécificités de chaque molécule. S’il s’avérait que l’oxycodone était plus addictive que la morphine (comme cela semble le cas) et que l’expérience des cliniciens devait le confirmer, alors il faudrait préférer la seconde, dont le recul dans son usage semble moins problématique.
Selon le cas, dépendance ou addiction, la prise en charge ne sera pas la même
- Face à un patient dépendant aux opioïdes, et si le contrôle de la douleur le permet, un sevrage très progressif devra être entamé. Si le patient est dépendant de formes à libération immédiate, il faut en premier lieu les remplacer par des formes à libération prolongée avant de commencer à baisser. A ce stade, il faut veiller à ne pas aller plus vite que l’organisme du patient ne le permet. Les signes de sevrage des opioïdes se caractérisent notamment par des douleurs sévères et une anxiété importante et une prise en soin non empathique entraînera à coup sûr une rupture du suivi et, dans le pire des cas, un shopping médical pour se procurer les médicaments soulageant douleurs et anxiété. Pour ce type de patients, devenus dépendants par une utilisation d’opioïdes au long cours mais sans critères d’addiction, une prise en charge de type addictologique avec notamment ses substituts opiacés peut paraître excessive, voire stigmatisante, et ne présente de l’intérêt que pour les industriels qui voient là un marché potentiel considérable.
- Si le patient présente des comportements addictifs qui peuvent alors mettre en péril sa santé, il existe des stratégies thérapeutiques éprouvées. Les traitements de substitution opiacée (TSO) en font partie et ils peuvent être mis en œuvre par le médecin traitant la douleur ou avec le concours d’un médecin addictologue libéral (médecin généraliste rompu à la pratique des TSO) ou en milieu spécialisé. Ils incluent une prise en charge qui peut aller au-delà de la prescription du médicament si nécessaire (entretien motivationnel, TCC, suivi psychologique, assistance sociale…).
En cas d’addiction sévère associée à un niveau de tolérance important (posologie élevée d’un opioïde puissant), la méthadone semble préférable car elle est un agoniste puissant des récepteurs mu. La buprénorphine (Subutex® et ses génériques) est à privilégier quand le niveau de tolérance est moins élevé car elle est un agoniste partiel des récepteurs mu et possède un effet plafond bien connu par les médecins qui l’utilisent. Cette différence était clairement évoquée dans un avis de la HAS en 2008, lors de l’examen par la Commission de Transparence de la spécialité Suboxone® (25).
Par ailleurs, rappelons que la buprénophine a l’inconvénient d’être contre-indiquée si une prescription d’analgésique opioïde est requise ponctuellement. L’association d’un analgésique opioïde avec de la buprénorphine peut entrainer soit un syndrome de sevrage opiacé, soit une inefficacité antalgique (par compétition sur les récepteurs mu).
La prise en charge de la douleur doit rester une priorité
Dans tous les cas, dépendance ou addiction, le soulagement de la douleur doit rester une préoccupation centrale. La persistance de douleurs chez des patients devenus dépendants est fréquente. On doit autant prendre en charge les douleurs chez des patients déjà usagers de drogues et dépendants des opiacés (2) que prendre en charge la dépendance ou l’addiction de patients initialement douloureux.
L’évaluation la plus précise possible de l’étiologie de la douleur et ses caractéristiques temporelles (quand, chronique ou aigue…) ainsi que l’évaluation du risque addictif doit rester la pierre angulaire des prises en soin avant même la prescription.
Quel que soit le cas de figure, un sevrage brutal et une prise en charge non empathique peuvent conduire à une rupture de soin, une automédication, du nomadisme médical et une aggravation de l’addiction.
Et pour conclure : Souffrir ne sert à rien !
Les cas d’addiction aux opioides analgésiques doivent faire l’objet d’une déclaration auprès des CEIP, dont la liste et les coordonnées sont accessibles depuis le site de l’ANSM.
Dans le cadre de cet article, les professionnels de santé qui en sont rédacteurs et signataires ne déclarent aucun lien d’intérêt avec les firmes pharmaceutiques qui commercialisent les médicaments antalgiques ou de substitution opiacée évoqués dans cet article.
Bibliographie
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