Du Harrison Act (1914) aux années 30
La grande vague de prohibition née dans les années 1880 dans le monde occidental aboutit aux premières conférences internationales (Shanghaï, 1909, et La Haye, 1912). Dans le même temps, les premières législations nationales apparaissent aux Etats-Unis (1914), en France (1916), en Grande-Bretagne (1920).
Précédant de 5 ans la « loi sèche » (Volstead Act) de 1919 qui prohibera l’alcool durant 15 ans, le Harisson Act vise à interdire la production, l’importation et la distribution d’opiacés (opium, morphine, héroïne) et de cocaïne. En principe, il n’empêchait pas les médecins de prescrire. Mais à condition, précisait la loi, que ce soit « dans l’exercice de leur profession » et « à des fins médicales légitimes ». Que sont des fins médicales légitimes ?
La « maintenance » chez les morphinomanes et héroïnomanes ne fut pas considérée comme « légitime ». Dans un pays où le monde médical et pharmaceutique était bien moins structuré qu’en Europe et, de manière beaucoup plus récente, l’application du Harrison Act donna lieu à un bras de fer.
Entre 1914 et 1920, 44 narcotic clinics ouvrent, dont certaines pratiquent la maintenance (1). La plupart de ces cliniques vont subir le harcèlement des agents fédéraux du Narcotic Bureau qui utilisa, selon les termes de David Musto, « threats and intimidation » (2).
« Au final, entre 1914 et 1938, 25 000 médecins sont traduits en justice pour vente de narcotiques, 3 000 font de la prison et des milliers d’autres sont rayés de l’Ordre. » (3)
Une fois les médecins récalcitrants mis au pas, les pharmaciens obtiennent le monopole de la vente et l’American Medical Association devient un partenaire légitime des pouvoirs publics. La prescription relève désormais de la compétence exclusive de l’Etat fédéral. Aux Etats-Unis, comme dans presque tout le monde occidental, l’utilisation médicale de morphine s’effondre des années 20 aux années 80.
Dans ce pays jeune où, 70 ans auparavant, des milliers de médecins ont été incarcérés pour prescriptions abusives d’opiacés, la plus grande épidémie d’overdoses d’opiacés jamais vue au monde va commencer par… des prescriptions massives rédigées par des médecins !
La crise américaine des opioïdes : un évènement sans précédent
Depuis 1990, le nombre d’overdoses principalement liées aux opiacés a été multiplié par 500 % aux Etats-Unis. Il était d’environ 8 500 il y a 25 ans, 52 000 en 2015 et ce nombre continue à croitre puisqu’on évalue à près de 60 000 le nombre de décès liés aux opiacés en 2016. Cela en fait la première cause de décès aux US chez les moins de 50 ans avant les accidents de voiture, les homicides, les suicides ou les décès par sida (4). Que s’est-il passé ?
Tout d’abord, cet « évènement » est sans équivalent dans l’histoire moderne des drogues. Ensuite, c’est un immense paradoxe. Les Etats-Unis prohibent en 1937 le cannabis (Marijuana Tax Act) et déclarent, à partir de 1971 et sous l’administration Nixon, la « guerre à la drogue ». Et c’est ce pays qui est victime de la plus vaste, la plus impressionnante, la plus profonde « crise » ou « épidémie » d’overdoses aux opiacés jamais décrite au point que l’espérance de vie a baissé ces dernières années en particulier chez les Blancs.
Tout commence, à partir des années 70 et 80, par une nouvelle (et heureuse) sensibilité sociétale à la question de la douleur dans le monde occidental.
Soulager la douleur
Pendant des décennies, des années 20 aux années 90, les médecins ont été très réticents à prescrire des opiacés dans la douleur. La morphine n’était utilisée que chez des patients cancéreux, souvent en fin de vie, au point que, dans l’opinion, morphine signifiait mort imminente ou proche.
Cette « morphinophobie » (5) s’explique en bonne partie par la période qui précède et qui va des années 1870 aux années 1920 où la morphine et l’héroïne (diacétylmorphine) furent très largement prescrites, tant pour les douleurs physiques que morales.
On ignorait alors ou on découvrait que ces substances pouvaient provoquer une « faim » qui poussait le patient à augmenter les doses tout en devenant physiquement dépendant : la morphinomanie était née. Bien entendu, il n’était pas question de « donner de la drogue aux drogués » et le médecin devait savoir se méfier des stratagèmes diaboliques que ces pervers (6) n’hésitaient pas à utiliser pour obtenir une prescription…
L’opiophilie des années 1870/1920 fut donc suivie d’une période d’opiophobie des années 1920/1990.
Mais, à partir des années 1970 et 80, se produit une véritable mutation dans la manière dont nos sociétés conçoivent la douleur. Faut-il absolument qu’une femme enfante dans la souffrance alors que des techniques comme la « péridurale » peuvent rendre l’accouchement moins douloureux ? Doit-on attendre qu’un patient cancéreux qui présente des métastases osseuses soit au seuil de la mort pour qu’on le soulage enfin sous prétexte qu’il pourrait devenir dépendant d’un opiacé ? D’où vient ce dogme étrange selon lequel les enfants ne souffrent pas et qu’en conséquence, il est inutile de les prendre en charge sur ce plan ? Pourquoi s’interdire de soulager par des prescriptions courtes les patients qui viennent de subir une intervention chirurgicale alors que l’on sait que la période algique est maximale durant les deux, trois ou quatre jours qui suivent immédiatement l’opération ? On pourrait multiplier les exemples. Désormais, il est du devoir du médecin de « soulager la souffrance ».
Premier temps : une explosion de l’offre d’opioïdes sur le marché légal.
Changer la mentalité des médecins :
Si la douleur doit être soulagée, il faut combattre la mentalité opiophobe des médecins. La presse médicale, tant en Europe qu’aux Etats-Unis, se couvre d’articles savants qui expliquent que lorsqu’on prescrit un opiacé à un patient qui souffre, il est exceptionnel qu’il devienne dépendant. Ainsi, le rapport Roques sur la dangerosité des drogues écrit : « Malgré les répercussions très importantes sur la santé de la consommation illicite d’opiacés, les effets secondaires provoqués par la morphine dans une indication d’analgésie sont pratiquement inexistants, lorsqu’elle est utilisée de manière rationnelle. Ils ne devraient donc pas limiter l’utilisation clinique de la morphine dans une indication d’analgésie » (7). Et dans le fameux tableau qui résume la dangerosité des drogues (8) et qui a été si souvent utilisé, on lit sous la colonne « héroïne (opioïdes) » que la dépendance physique et la dépendance psychique sont très fortes et la toxicité générale forte. Mais une petite note de bas de page indique, fort à propos : « Pas de toxicité pour la méthadone et la morphine en usage thérapeutique ». Passons rapidement sur la méthadone puisqu’elle est prescrite à des patients qui présentent déjà une « dépendance majeure aux opiacés ». Examinons l’autre situation, celle du patient algique.
Par quel miracle la très forte dépendance physique que provoque la morphine disparait-elle lorsqu’elle est prescrite au long cours chez un patient douloureux ? Ce qui autorise ces évidentes contradictions, c’est une cause juste : convaincre les médecins qu’on leur a raconté des sornettes et qu’il faut prescrire des opiacés dans la douleur. On affirme donc que, contrairement au toxicomane qui « cherche sa dose », le patient algique ne demande qu’à être soulagé ; et si la thérapeutique est bien conduite, le risque de le voir devenir dépendant, ou pire, succomber, est infime. Ce n’est, hélas, pas vrai mais qui veut la fin veut les moyens. Et, lentement, les médecins se remettent à prescrire tandis que la médecine de la douleur, l’algologie, prend son envol et que naissent dans de nombreux hôpitaux des consultations de la douleur. Des obstacles « administratifs », comme le carnet à souches en France, sont supprimés.
La prescription d’oxycodone, symbole du premier moment de la crise
Profitant de cette nouvelle sensibilité, la plupart des laboratoires fabricants d’opiacés et ayant accès au marché américain ont menti et en toute connaissance de cause. Une substance résume ces mensonges : l’oxycodone.
Tout comme l’héroïne, l’oxycodone est un opiacé semi-synthétique. Mais si l’héroïne dérive de la morphine, elle-même extraite de Papaver somniferum, l’oxycodone dérive, elle, de la thébaïne, le principal alcaloïde extrait de Papaver bracteatum ou pavot perse. La thébaïne n’est pas directement utilisée comme médicament mais elle peut générer une vaste gamme d’opiacés soit agonistes purs (oxycodone, oxymorphone) soit agonistes partiels (nalbuphine, buprénorphine) soit antagonistes (naloxone, naltrexone).
Synthétisée en 1916, l’oxycodone commença à être utilisée comme antalgique dès 1917, « l’année de l’enthousiasme initial » (9). Dès 1919, des cas de toxicomanie iatrogène à l’Eucodal, son premier nom commercial, sont décrits. Lors de la « Convention de limitation » de Genève en 1931, l’oxycodone fait partie des 14 premières drogues classées dans le groupe 1 (10). Et, en 1939, l’Organisation de la Santé de la SDN considère que « le danger de contracter une assuétude en prenant de l’Eucodal ne devrait pas être considéré comme moindre que le risque de morphinomanie » (11). Ajoutons qu’après la guerre, les suppositoires d’Eubine bénéficient d’une grande « popularité ».
Lorsqu’en 1995, Purdue Pharma met l’OxyContin® sur le marché américain, avec une galénique à libération prolongée permettant, en théorie, une analgésie en deux prises qui couvre le nycthémère, le dossier de l’oxycodone où s’accumulent des informations depuis plus de 70 ans, ne permet certainement pas de dire qu’elle n’entraîne ni dépendance ni risque d’overdose, ce que Purdue va pourtant répéter ad libidum pendant les dix années qui suivront tandis qu’il engrange de gigantesques profits.
La Food and Drug Administration (FDA) accepta rapidement d’étendre les indications de l’OxyContin, commercialisé en 1995, à toutes les douleurs intenses qu’elles soient ou non cancéreuses en particulier les douleurs d’origine rhumatologique. La levée de l’obstacle légal lié au cancer fut une occasion dont se saisirent immédiatement les laboratoires les plus entreprenants à commencer par celui qui est désormais montré du doigt par toute l’Amérique : Purdue Pharma. La FDA accepta aussi les dosages à 40 puis 80 puis… 160 mg.
Or, aux Etats-Unis, contrairement à l’Europe, il est possible de faire, dans les médias grand public, de la publicité pour de nombreux médicaments sur prescription. Purdue se lança alors dans une intense campagne de promotion télévisée qui visa d’abord les 70 millions de lombalgiques étatsuniens en leur tenant à peu près le discours suivant : « Vous souffrez. Ce n’est pas normal. Vous n’avez aucune raison de souffrir. Un médicament, l’OxyContin, peut changer votre vie. Il ne provoque ni dépendance ni risque de surdose. Demandez à votre médecin de vous le prescrire. » Ce fut un franc succès ! Et un énorme mensonge ! Les campagnes de marketing furent d’une agressivité encore jamais vue. Et les ventes explosèrent.
Quand certains laboratoires achètent les « leaders d’opinion »
On sait aujourd’hui, après les enquêtes menées par les meilleurs journaux américains (New York Times, Washington Post, New Yorker, etc.) que certains laboratoires, à commencer par Purdue, ont acheté de nombreux et parfois prestigieux leaders d’opinion du monde médical. À charge pour eux de convaincre leurs collègues de prescrire larga manu de l’oxycodone, de l’hydromorphone ou du fentanyl dans des indications de plus en plus larges. Les laboratoires ont aussi embauché, avec de confortables salaires, des experts venus des administrations avec une prédilection pour la FDA !
Par ailleurs, de l’oxycodone a été associée à de l’aspirine dès les années 50 puis au paracétamol, ce qui en banalise complètement la prescription. En France de telles associations existent mais uniquement avec de la codéine ou du tramadol c’est-à-dire des antalgiques de niveau 2, jamais de niveau 3. Pour tout médecin non spécialiste, l’association d’un opiacé avec de l’aspirine ou du paracétamol (13) signe la faible dangerosité pour ne pas dire l’innocuité de cet opiacé.
L’oxycodone est un opiacé délicieux…
Malgré tout, on comprend mal pourquoi l’OxyContin a rencontré un tel succès. Car le marketing n’explique pas tout. Il y a un secret : tout comme l’héroïne, l’oxycodone est un opiacé « délicieux ». Il procure une douce euphorie à laquelle la plupart des êtres humains restent rarement insensibles. Tout le monde ou presque succombe à son charme, tant les usagers de drogues que les patients, qui découvrent ce médicament parce qu’ils souffrent.
Or ce n’est pas le cas de tous les opiacés et on confond souvent l’euphorie que provoque un opioïde avec le poids de la dépendance qu’il génère. Prenons la méthadone. Elle engendre une forte dépendance physique. Pourtant, elle joue un rôle mineur dans la crise actuelle des opioïdes aux Etats-Unis alors même qu’elle a, dans ce pays, une double indication : comme TSO et comme antalgique de niveau 3. L’explication la plus probable ?
La méthadone est un opiacé « lourd » qui efface avec beaucoup d’efficacité les signes de manque, mais elle est très peu euphorisante.
Cherchez dans la littérature, vous ne trouverez pas, à ma connaissance, d’échelle d’euphorie des opiacés et c’est bien dommage ! On parle volontiers de la plus ou moins grande dépendance physique que provoque une substance, rarement de l’ivresse agréable, du plaisir qu’elle peut procurer. Certes, si un patient prenant de la méthadone comme TSO augmente la dose, il « piquera du nez » et certains peuvent aimer cet effet commun aux opiacés. Mais il n’a rien à voir avec l’euphorie.
J’ai fini par trouver, grâce au « Flyer » qui a suivi avec une grande attention la crise des opioïdes, la référence à un article de Corner et al. (14) qui « évoque un potentiel hédonique plus important avec notamment la préférence d’usagers de drogues opiacées qui en parlent comme de la Rolls-Royce des opioïdes (pour les effets subjectifs qu’elle entraîne). »
Tentons de construire une échelle d’euphorie des opiacés. Tout en haut, on trouverait l’héroïne, l’oxycodone, le dertromoramide (Palfium®) et la morphine ; puis viendraient la péthidine, le tramadol, l’oxymorphone et le fentanyl ; ensuite, la codéïne et la buprénorphine ; enfin la méthadone. La crise des opioïdes devrait nous encourager à distinguer les Bentley des Twingo…
Les laboratoires pouvaient-ils l’ignorer ? C’est bien improbable. Mais ils ont été aidés en cela par le désintérêt du monde médical pour cette question pourtant cruciale. Ce savoir relève de « l’expertise propre » de l’usager de drogues pour parler comme Isabelle Stengers et Olivier Ralet (15). Mais beaucoup de spécialistes, malgré le discours rituel et politiquement correct sur le savoir des usagers, crucial, indispensable, etc. ne s’y intéressent pas vraiment. Il arrive ainsi qu’ils passent à côté de facteurs explicatifs de première importance.
Quant aux usagers, ils se sont longtemps tus et n’ont partagé qu’entre eux leurs secrets d’abord parce que l’on ne leur demandait pas leur avis, ensuite parce que partager des secrets avec les non-usagers ne leur attirait, le plus souvent, que des ennuis. Depuis l’épidémie de sida et le développement de l’auto-support, ils parlent. Pour le sujet qui nous occupe, en voici un instructif exemple.
Le site « Psychoactif » a eu la bonne idée de faire un « petit sondage » auprès de ses membres en mars 2018. Il leur a posé la question suivante : « Quel est pour vous votre morphinique/opioïde préféré ? Et pourquoi ? Quel effet principal recherchez-vous avec (euphorie, relaxant, forte somnolence…) ? Comment le consommez-vous ? » Voici le résumé de l’une des réponses :
« Ma préférence va à l’oxycodone (…). Lors de mes premières boîtes, je ne pensais qu’à la prochaine dose une fois que les effets commençaient à pointer le bout de leur nez. Le côté négatif… La difficulté à gérer les doses mensuelles… Je ne suis jamais satisfait et si je m’écoute, le traitement de 28 jours n’en fera même pas 10. C’est presque « un combat de tous les instants » pour ne pas exploser le dosage quotidien. (…) Je me permets de signaler que la dépendance psychologique est apparue quasi instantanément à la première prise et que la dépendance physique n’a pas tardé à suivre en consommant de façon journalière ».
Ces quelques lignes éclairent d’un jour plus cru la crise américaine des opioïdes que bien des expertises à qui échappe l’essentiel.
Deuxième temps : du marché légal au marché clandestin
Les galéniques « abuse deterrent » et « tamper resistant », symboles du passage au marché noir
Devant l’augmentation des overdoses, plusieurs administrations américaines s’inquiètent au début des années 2000 et demandent aux laboratoires qui commercialisent ces opioïdes de faire quelque chose (!).
Pour se défendre, certains d’entre eux ont utilisé l’argument suivant : ceux qui décèdent ne sont pas des patients mais des usagers de drogues qui ne respectent pas les quantités et qui, au lieu d’avaler le comprimé, le mâchent ou l’écrasent pour le sniffer ou l’injecter. Voilà d’où vient tout le mal ! Cet argument ne tient pas. Environ 80 % des Américains qui sont aujourd’hui dépendants des opiacés ont commencé à les consommer après une prescription médicale pour des douleurs.
La réponse fut donc dans la mise au point de galéniques dissuadant l’abus (« abuse deterrent ») par l’association oxycodone/naloxone et résistants à l’altération (« tamper resistant ») ce qui était censé décourager le mésusage par sniff ou injection. Loin de résoudre la crise, ils favorisèrent le passage de consommateurs d’opiacés sur prescription vers le marché clandestin (16).
La FDA acceptera de valider et cela aura des effets désastreux. Il semble d’ailleurs que Purdue, qui fut à la pointe du combat contre le mésusage, ait d’autant plus volontiers enfourché ce cheval que l’OxyContin, sous sa forme ancienne allait tomber dans le domaine public et pouvoir être génériqué…
Troisième temps : de l’héroïne coupée aux fentanyls sur le marché clandestin
Les fentanyls, symbole du troisième temps et d’une rupture sans précédent
Il a, jusque-là, beaucoup été question de l’oxycodone mais un autre opioïde, ou plutôt un groupe d’opioïdes, joue alors un rôle essentiel dans la crise : les fentanyls. Synthétisé en 1959, le premier fentanyl fut d’abord utilisé en anesthésiologie sous le nom commercial et tout à fait explicite de Sublimaze. Il fut ensuite prescrit dans la douleur sous de nombreuses formes, parmi lesquelles des patchs (Durogésic), des comprimés transmuqueux (Actiq), des sprays (Instanyl). Le fentanyl a de nombreux dérivés dont trois au moins (l’alfentanyl, le remifentanyl qui a une action très courte et le sufentanyl, le plus puissant) sont utilisés en médecine humaine. Le carfentanyl, le plus puissant opiacé jamais synthétisé, n’est utilisé qu’en médecine vétérinaire. Les fentanyls non-pharmaceutiques (FNP) y compris le carfentanyl sont vendus sur le marché clandestin ou sur le net et sont à l’origine de milliers de décès (17).
Euphorisants même s’ils le sont moins que l’oxycodone ou l’héroïne, d’action brève, ils ouvrent, par leur puissance, une page totalement inédite dans l’histoire bicentenaire des opiacés. Les fentanyls légaux donc prescrits, ont certes tenu une place dans l’amoncellement des cadavres. Mais c’est sur le marché clandestin qu’ils font un carnage. Les premiers cas documentés de décès liés aux Fentanyls Non Pharmaceutiques (FNP) datent des années 90 en Suède et en Italie. Au début des années 2000, c’est en Estonie qu’on les retrouve mais c’est aux Etats-Unis et au Canada qu’ils sont à l’origine de milliers d’overdoses. D’autant qu’en 1974, le carfentanyl est synthétisé. Son pouvoir antalgique est 10 000 fois (oui, dix mille !) celui de la morphine. Il devient une sorte de mythe puisqu’on dit que deux grains de sel de carfentanyl peuvent mener de vie à trépas. Bien-sûr, le fait que le carfentanyl soit 10 000 fois plus puissant que la morphine ne signifie pas qu’il provoque 10 000 fois plus d’overdoses mortelles. Mais avec ces substances, on a clairement passé un cap. Dans la rue, les FNP peuvent être vendus pour de l’héroïne et sur le net pour de l’oxycodone. Ce qui, dans les deux cas, laisse peu de chances à l’usager tenu dans l’ignorance.
Les Blancs pauvres en première ligne
Cette crise présente enfin une particularité singulière : il s’agit, pour la première fois depuis des décennies, d’une épidémie qui touche principalement les Blancs. Pas n’importe quels Blancs d’ailleurs : des hommes qui vivent à la campagne ou à la périphérie de villes moyennes, dans des régions qui ont subi de plein fouet la désindustrialisation et les ravages de la mondialisation. Et c’est parmi ces « petits Blancs » que se comptent majoritairement les 60 000 morts de l’année 2016. Or, la grande épidémie de consommation d’héroïne des années 60 et 70 puis l’épidémie de cocaïne/crack des années 80 et 90 touchaient prioritairement les « minorités visibles » à commencer par les Afro-Américains. Désormais ce sont les « morts par désespoir » des Blancs qui dominent le tableau (18).
Les Fentanyls Non Pharmaceutiques (FNP) sur le marché clandestin
Que se passe-t-il dans le même temps sur le marché clandestin ? La consommation d’héroïne repart à la hausse. Les cartels mexicains ont vite compris que la demande augmentait. Mais, à partir de 2010, cette héroïne est fréquemment coupée aux FNP. Elle provient le plus souvent de Chine et du Mexique. De plus, les précurseurs qui permettent de fabriquer des FNP sont assez faciles à trouver tandis que la synthèse est relativement simple. La sur-prescription médicale d’opioïdes (dont le fentanyl pharmaceutique) et le dynamisme du marché clandestin agissent alors en synergie. Deux décès sont le symbole du drame américain : la mort à 46 ans de l’acteur Philip Seymour-Hoffman qui, 25 ans après avoir cessé de consommer de l’héroïne, se remet à shooter pour mourir d’une overdose et la rock star Prince emportée par une OD de fentanyl.
La longue inertie de la Food and Drug Administration
Aujourd’hui, la « crise des opioïdes » a fait et continue à faire l’objet d’une impressionnante couverture médiatique (19).
Mais il n’en a pas toujours été ainsi, loin s’en faut. Et il y a quelque chose de mystérieux dans le retard avec lequel les spécialistes puis la société américaine toute entière ont pris conscience du drame qui se jouait. Dès le milieu des années 90, la prescription d’opiacés dans la douleur augmente et dès les années 2000, les chiffres de décès sont alarmants. Or, les Etats-Unis possèdent trois administrations que le monde entier leur envie : tout d’abord la Food and Drug Administration (FDA) dont l’une des missions consiste à autoriser la mise sur le marché des médicaments puis à suivre le destin de chacun d’entre eux. Or, elle est sur le banc des accusés : l’extension précoce des indications de l’OxyContin aux DCNC et qui a ouvert un énorme marché, la validation des hauts dosages par unité de prise, celle des galéniques « abuse deterrent » dont la principale conséquence a été d’accélerer la fuite des patients vers l’héroïne du marché clandestin, sa lenteur à prendre la mesure de la catastrophe ont terni durablement son image tandis que circulent des rumeurs de corruption. Ensuite, le National Institute on Drug Abuse (NIDA) qui, fort d’un budget d’un milliard de dollars par an, est la plus importante structure de recherche sur les drogues et les addictions au monde. Enfin, le Center of Disease Control (CDC) d’Atlanta considéré comme la meilleure institution en matière d’épidémiologie. Or, ces structures n’ont pas vu venir la catastrophe. Ou plutôt ne l’ont vue que quand tout le monde la voyait.
Et, par un paradoxe ironique, seule la Drug Enforcement Administration (DEA), bras armé de la « guerre à la drogue », honnie par tout ce que les Etats-Unis comptent comme ennemis de la « prohibition punitive », partisans d’une réforme des politiques de drogues, activistes de la réduction des risques et des dommages, seule la DEA donc, tenta, sans grand succès d’ailleurs, de calmer la folie « prescriptive » qui avait gagné une bonne partie du monde médical et d’obliger les laboratoires pharmaceutiques, à commencer par Purdue Pharma, à cesser de pousser, par tous les moyens, les médecins à prescrire à tour de bras de l’Oxycontin dans les trop fameux « pills mills », les « moulins à pilules » et par boîtes de 100 comprimés.
Les certitudes ébranlées des « drug policy reformers »
Thomas Szasz, psychiatre et grand libertarien, publie en 1992 « Notre droit aux drogues » (20), un livre au titre explicite et dans lequel, à la suite du John Stuart Mill (21) de « Sur la liberté » (1859), il dénonce « l’Etat thérapeutique » qui se mêle illégitimement de décider de ce que nous avons, ou pas, le droit de consommer. Le chapitre VII est intitulé : « Les médecins et les drogues : les dangers de la prohibition ». Szasz y dénonce l’opiophobie des médecins dans la douleur, les restrictions dans les prescriptions, plaide pour la vente libre des somnifères et des analgésiques et conclut ainsi son chapitre : « Sydenham (…) attribuait les pouvoirs miraculeux de l’opium de soulager la douleur à Dieu tout puissant. Ce que Dieu a donné, l’Etat thérapeutique l’a repris ». Thomas Szasz, mort en 2012, à 92 ans, écrirait-il le même chapitre aujourd’hui ? On peut sérieusement en douter.
Au final, on se bat à fronts renversés. Tandis que les « drug warriors » montrent du doigt ceux qui se sont battus avec courage pour que les patients qui souffrent soient soulagés, ces partisans de la « prohibition punitive » jubilent et tiennent ce type de discours : « La crise américaine donne une faible idée de la catastrophe que serait la légalisation des drogues ! On vous avait bien dit qu’elles étaient toutes dangereuses mais vous avez préféré écouter des démagogues irresponsables qui passent leur temps à expliquer qu’elles ne le sont pas. Et voilà où nous en sommes ! »
La prohibition au cœur de la crise des FNP
Ce discours est habile mais mensonger, car la « loi d’airain » de la prohibition est au cœur de la crise. Elle se formule ainsi : fabriquer et vendre sur le marché clandestin la substance la plus puissante dans le plus petit volume (22). De plus, l’opacité du marché clandestin favorise les OD : comment savoir si un produit est coupé au fentanyl ?
Plus généralement, personne aujourd’hui n’est capable de mesurer quelles conséquences aura la crise américaine des opioïdes sur la politique des drogues en Amérique et dans le monde. Va-t-elle donner un coup d’arrêt à la prise en charge de la douleur, au développement des TSO et plus largement à une réforme des politiques de drogues fondée sur la santé publique, la réduction des risques et les Droits de l’Homme ? Allons-nous assister à la remise en cause d’acquis essentiels ? Il ne faut pas se cacher que la crise pose ces questions.
Bibliographie
- (1) Annie Mino : « Analyse de la littérature sur la remise contrôlée d’héroïne et de morphine » Office Fédéral de Santé publique, Confédération Helvétique, 1990 et Annie Mino et Sylvie Arsever, « J’accuse les mensonges qui tuent le drogués », Calmann-Lévy, 1996.
- (2) David Musto, “The american disease, origins of narcotic control”, Oxford University Press, 1987, p. 184.
- (3) Anne Coppel et Christian Bachmann, « Le dragon domestique, deux siècles de relations étranges entre l’Occident et les drogues », Albin Michel, 1989, p. 374.
- (4) Josh Katz, « You draw it : how bad is the Drug Overdose Epidemic ? », The New-York Times, 14 avril 2017.
- (5) Zoé Dubus, doctorante en histoire à l’université d’Aix a présenté le 8 mars 2018 un exposé sur la morphinophobie des médecins français dans le cadre d’un séminaire de l’EHESS dirigé par Alessandro Stella et intitulé « Consommations et prohibitions des drogues : approche transversale ».
- (6) Depuis Freud, le champ de la pathologie mentale se divise en névrose, psychose et perversion. Le pervers est quelqu’un qui sait où se trouve sa jouissance et qui peut recourir à tout moyen, y compris en violant la loi, pour y parvenir. Malheureusement, dans la « doxa » psychanalytique la Loi a trop souvent été confondue avec la loi de 1970…
- (7) Bernard Roques, « La dangerosité des drogues », Odile Jacob et La Documentation française, 1999, p. 168.
- (8) Ibid, p. 298.
- (9) Dr G. Varenne, « L’abus des drogues », Dessart, 1971, p. 136-141.
- (10) C’est à la « Convention pour limiter la fabrication et réglementer la distribution des stupéfiants » qu’apparaît pour la première fois un nouvel acteur et non des moindres : Harry Anslinger (1892-1975), premier commissaire du nouveau Federal Bureau of Narcotics et qui le restera jusqu’en… 1962. Cf Jay Sinha, « L’historique et l’évolution des principales Conventions Internationales de contrôle des stupéfiants. », Bibliothèque du Parlement du Canada https://sencanada.ca/content/sen/committee/371/ille/library/history-f.htm
- (11) Varenne, ibid, p. 137.
- (12) En France, six opioïdes forts à visée antalgique sont ainsi disponibles : la buprénorphine, le fentanyl, l’hydromorphone, la morphine, l’oxycodone et la péthidine. Et l’OxyContin LP® existe sous les dosages suivants : 5, 10, 20, 30, 40, 60, 80 et 120 mg. Comme dans de nombreux autres pays, les opiacés de niveau 3 sont réservés aux douleurs cancéreuses. Ainsi, il faudra attendre 2012 pour que les indications de l’oxycodone soient étendues aux douleurs chroniques non cancéreuses (DCNC). Et, logiquement, c’est à partir de cette date que les prescriptions ont augmenté même si, en valeur absolue, elles restent basses.
- (13) L’association oxycodone-aspirine (5 mg/325 mg) vendue sous le nom de Percodan, a d’abord été commercialisée par Dupont Pharmaceuticals et prescrite aux Etats-Unis à partir de 1950. Elle a depuis été supplantée par le Percocet associant l’oxycodone au paracétamol avec, pour 325 mg de paracétamol, quatre dosages d’oxydodone : 2,5 mg, 5 mg, 7,5 mg et 10 mg.
- (14) Stéphane Robinet, Christian Lucas, Julie Bernard et Nicolas Franchitto, « Opioïdes et risques addictifs, mythes et réalités, Comment les prévenir », Le Flyer, novembre 2017, n° 69.
- (15) Isabelle Stengers et Olivier Ralet, « Drogues le défi hollandais », Les empêcheurs de penser en rond, édité par le laboratoire Delagrange, 1991.
- (16) Voir en particulier William N. Evans, Ethan Lieber et Patrick Power, « How the reformulation of OxyContin ignited the heroin epidemic », The National Bureau of Economic Research, avril 2018 et Briony Larance, Timothy Dobbins, Amy Peacok, Robert Ali, Raimondo Bruno, Nicholas Lintzeris, Michael Farrel et Louisa Degenhardt, “The effect of a potentially tamper-resistant oxycodone formulation on opioid use and harm : main findings of the National Opioid Medications Abuse Deterrence (NOMAD) study”, The Lancet psychiatry, 10 janvier 2018
- (17) Le fentanyl a de nombreux dérivés dont trois au moins : l’alfentanyl, le remifentanyl qui a une action très courte et le sulfentanyl, le plus puissant, sont utilisés en médecine humaine. Le carfentanyl, le plus puissant opiacé jamais synthétisé, est utilisé pour endormir de gros animaux type éléphant. Les fentanyls non-pharmaceutiques (FNP) y compris le carfentanyl sont vendus sur le marché clandestin ou sur le net et sont à l’origine de milliers de décès. Voir en particulier : « UNODC, Smart Update, Fentanyl and its analogues, 50 years on » et « OEDT, rapport européen sur les drogues, 2017 », en particulier p14-16 : « Opiacés, un problème qui change de nature » et « Opiacés de synthèse à forte teneur en principe actif : une menace croissante pour la santé ». On lira aussi avec profit « Fentanyl, effets, risques, témoignages » sur le site de Psychoactif : https://www.psychoactif.org/psychowiki/index.php?title=Fentanyl,_effets,_risques,_t%C3%A9moignages
- (18) Anne Case et Angus Deaton, « Morbidity and mortality in the 21st century », Brookings papers on Economic Activity, spring 2017.
- (19) Ainsi le New Yorker du 30 octobre 2017 publiait la grande enquête de Patrick Radden Keefe : « The family that built an empire on pain » sur la famille Sackler tandis que le magazine « Time » consacrait l’intégralité de son numéro du 5 mars 2018 à un reportage photographique sur cette crise mais centré presque exclusivement sur les injecteurs.
- (20) Thomas Szasz, « Notre droit aux drogues » avec une préface de Francis Caballero, Les éditions du Lézard, 1994.
- (21) John Stuart Mill, « De la liberté », Presses Pocket, 1990.
- (22) Leo Beletsky et Corey S. Davis, « Today’s fentanyl crisis : Prohibition’s Iron Law revisited », International Journal of Drug Policy 46 (2017), p. 156-159.